Le mercredi 9 avril 2025, l’antenne de Sciences Po du Laboratoire de la République a organisé, à la Maison de l’Amérique Latine, une conférence afin d'évoquer un sujet particulièrement sensible et dont les médias se font trop peu l'écho : la négociation d'un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Si celui-ci semble devoir se conclure, quelle en sera la teneur réelle et pourra-t-il mettre un terme définitif au conflit et à l'instabilité dans la région ? Le référent de notre antenne de Sciences Po et modérateur de cet évènement Jean Lacombe a réuni autour de lui un panel d’expert : le géopolitologue et essayiste Frédéric Encel, l’écrivain et aventurier Patrice Franceschi, le représentant du Haut-Karabagh en France Hovhannès Gevorgyan, le coprésident du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France Franck Papazian et la journaliste actualité/International au Figaro Elisabeth Pierson.
Jean Michel BLANQUER rappelait en introduction qu’en parlant de l’Arménie, de Boualem Sansal ou des risques liés à la nouvelle philosophie de Washington, nous sommes dans des valeurs communes. Il est crucial de garder des idées claires dans un monde qui semble s’engager dans des directions inquiétantes. Ces idées claires, à condition que des gens comme nous se rassemblent, réfléchissent ensemble et avancent en toute liberté d’esprit, finiront par être les plus fortes.
Jean LACOMBE : Le 13 mars dernier, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont annoncé avoir conclu un nouvel accord de paix, qui semble résoudre la question du Haut-Karabagh. Ce traité nous amène à nous interroger sur le type de paix vers lequel ces deux nations se dirigent.Je me tourne maintenant vers vous, Monsieur Guezorkian, pour aborder le contexte historique.
Hovhannès GUEVORKIAN a choisi de répondre à cette question en effectuant un bref rappel l’Histoire de l’Artsakh, à travers quatre mots, qui résument l’Histoire de mon peuple.
Le premier mot : identité. Le Haut-Karabakh n’est pas seulement un territoire, c’est une part essentielle de l’identité arménienne, ayant traversé toutes les grandes étapes de l’Histoire du peuple arménien.
Le deuxième mot : effacement. L’Histoire arménienne dure depuis 2500 ans, et pourtant, en 2003, cette Histoire s’est arrêtée. L’adversaire ne cherche pas seulement la domination, mais l’effacement de la culture arménienne. Il s’agit d’une politique systématique et méthodique d’effacement culturel.
Le troisième mot : sécurité. Si l’on considère ce conflit uniquement sous l’angle territorial, la seule réponse semble être l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. Cependant, la sécurité des Arméniens doit aussi être prise en compte. Après la chute des dernières forces de défense d’Artsakh en 2023, des déplacements forcés ont eu lieu.
Le quatrième mot : responsabilité. Quelle réponse pouvons-nous offrir aux minorités qui ont été, et sont encore, menacées par les États ? Si la seule réponse de notre communauté face à ces menaces est de défendre l’intégrité territoriale des États, cela conduira à la suppression de ces minorités. Nous nous trouvons dans une situation où il est possible de détruire une population, puis d’imposer un fait accompli, avec l’aval international en prime.
Jean LACOMBE : En 2020, a eu lieu la guerre des 44 jours, marquant un tournant dans le conflit du Haut-Karabakh. Elisabeth, pouvez-vous nous en rappeler les grandes lignes ?
Elisabeth PIERSON : Oui, en 2020, l’Azerbaïdjan, bien plus puissant militairement qu’en 1994, lance une offensive éclaire avec l’aide de la Turquie et d’armements israéliens. Après 44 jours, un cessez-le-feu est signé sous l’égide de la Russie, mais très vite violé par l’Azerbaïdjan. L’Arménie subit de lourdes pertes, et des mercenaires syriens sont engagés par Bakou.
Depuis, les tentatives de discussions se sont succédé, une quinzaine de rencontres ont eu lieu entre Aliyev et Pachinian. Mais en parallèle, l’Azerbaïdjan a imposé un blocus de neuf mois sur le corridor de Latchine, coupant le Haut-Karabakh de l’Arménie, dans des conditions humanitaires terribles.
Jean LACOMBE : Et ce nouvel accord de paix, annoncé en mars dernier, comment s’est-il construit ?
Elisabeth PIERSON : Il s’agit d’un accord bilatéral, sans médiation internationale, ce qui montre que l’Arménie ne compte plus sur la Russie ni sur l’Europe. L’annonce a été faite unilatéralement par l’Azerbaïdjan, qui affirme l’existence de 17 articles, non divulgués. L’accord n’est pas signé ni ratifié, et depuis, Bakou continue d’accuser Erevan presque quotidiennement.
Jean LACOMBE : A-t-on une idée du contenu de ces 17 articles ?
Elisabeth PIERSON : Ce que l’on sait, c’est qu’ils contiennent uniquement des points de coopération bilatérale, sans évoquer les sujets sensibles comme les frontières, le retour des déplacés Artsakhiotes ou le sort des prisonniers politiques. Ces points doivent être abordés dans un processus ultérieur. Donc, c’est un texte très incomplet.
Jean LACOMBE : Franck Papazian, quelle est la position de la diaspora arménienne face à cet accord ?
Franck PAPAZIAN : Cet accord n’est pas un véritable traité de paix, mais un texte imposé par l’Azerbaïdjan. L’Arménie n’avait pas de choix, dans un monde où les rapports de force sont déséquilibrés. L’Azerbaïdjan a utilisé des armes interdites, mené une guerre atroce avec le soutien de la Turquie et des djihadistes syriens. Le blocus du Haut-Karabakh a été condamné par la Cour Internationale de Justice (CIJ), mais aucune action concrète n’a été prise. En septembre 2023, une « épuration ethnique » a eu lieu, qualifiée de « génocide » par Luis Moreno Ocampo, l’ancien procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI). Et maintenant, on parle d’un accord de paix qui entérine la disparition de l’Artsakh, sans aucune garantie de retour pour ses habitants, ni reconnaissance de leurs droits. L’Arménie est forcée d’accepter la dissolution du groupe de Minsk et de négocier seule, dans une position de faiblesse.
Il n'est plus possible de discuter de l'autodétermination des Arméniens ni du droit au retour, un droit pourtant reconnu internationalement, comme l’a souligné Mme Colonna. Ce texte impose la dissolution du groupe de Minsk, ce qui a été accepté par l’Arménie, qui doit désormais négocier bilatéralement, sous la pression du rapport de force.
Il y a aussi la demande de retrait des observateurs de l'Union européenne et l’abandon des poursuites pénales contre l’Azerbaïdjan, une requête émise par ce dernier. L’Azerbaïdjan exige également que l’Arménie modifie sa Constitution, qui considère le Haut-Karabakh comme faisant partie de l'Arménie. Un point crucial reste la présence militaire azerbaïdjanaise sur le territoire arménien, qui n’est pas abordé. Enfin, l’Azerbaïdjan n’a pas respecté l’accord de libération des prisonniers de guerre de 2020, capturant de nouveaux prisonniers, dont 8 dirigeants du Karabakh en 2023.
Jean LACOMBE : Nous allons maintenant évoquer les conséquences spécifiques pour le Haut-Karabagh, notamment la question du patrimoine, en particulier des églises.Le Haut-Karabagh va changer. Monsieur Guevorkian, quelles sont vos inquiétudes concernant ces transformations ?
Hovhannès GUEZORKIAN : Sans une Arménie forte, il n’y a pas de Karabakh. Si l'Arménie n'est pas renforcée, le Haut-Karabakh n'aura aucun avenir. Les destins des deux entités sont liés. Ce n’est pas seulement une question de patrimoine ou de population déracinée, mais d’un avenir commun.
L’Azerbaïdjan revendique des territoires depuis 1918 : le Haut-Karabakh, le Nakhitchevan et la région de Zhangzhou. Au Nakhitchevan, il n’y a plus d’Arméniens, au Karabakh, ils sont très peu. Si cet accord de paix est signé, la question n’est pas de savoir si une guerre aura lieu, mais quand. Ce conflit est lié à une revendication centenaire…
Patrice FRANCESCHI : Les mots ont un sens. Bien que j’aie de la sympathie pour les Arméniens, je ne peux pas accepter l’usage du terme « génocide ». Si un véritable génocide a lieu en Arménie, que fera-t-on ? Il y a une différence entre guerre et génocide. Quant à la situation, en 24-48 heures, les conséquences militaires et géopolitiques se feront ressentir, avec des déplacements massifs et des impacts sur la région dans les 10-20 ans à venir.
Jean LACOMBE : A ce sujet, Monsieur Encel, pourriez vous développer sur les conséquences régionales déjà mentionnées par Monsieur Franceschi ?
Frédéric ENCEL : Si l’on regarde l’histoire, on constate que, depuis la fin de l’Empire ottoman, la Turquie n’a cessé de persécuter ses minorités, et cela de façon particulièrement violente envers les Arméniens. Je crois, et peut-être à tort, que cette dynamique perdure depuis 150 ans. La Turquie, et avec elle son allié historique, l’Azerbaïdjan, continue d'agir dans cette logique d’agression. Les persécutions contre les Arméniens se sont transformées au fil des décennies, mais elles ne se sont jamais arrêtées.
À cela s’ajoute l’Iran, qui, bien que déclinant, reste un acteur majeur de la région. L’Iran, contrairement à ce que l’on pourrait penser, s’oppose fermement à une domination turque dans la région. C’est un rival de l’Azerbaïdjan, mais dans cette rivalité, l'Iran parvient à préserver une certaine influence, notamment à travers sa relation avec la Russie. Il faut comprendre que la position géographique de l’Arménie, notamment le corridor du Zanguézour, joue un rôle stratégique essentiel en reliant l’Iran à la Russie. Cela permet à ces deux puissances de maintenir une forme d’influence dans la région, et cela freine, à mon sens, l’expansionnisme azerbaïdjanais.
L’Arménie, cette petite nation, se trouve donc dans une position extrêmement stratégique. C’est un État de passage, une clé de voûte géopolitique qui facilite les échanges entre la Russie et l’Iran. Et si l’on regarde les choses de près, on comprend bien que l’Arménie, malgré sa situation difficile, a encore des cartes à jouer.
Parlons maintenant des États-Unis. Ce pays, sous la présidence de Donald Trump, est une grande inconnue. L’imprévisibilité de son président fait qu’il est impossible de savoir dans quelle direction il va aller. Bien que je doute qu’il s’engage militairement pour défendre l’Arménie, il n’est pas totalement impossible que, par une étrange logique de circonstances, l’Arménie puisse recevoir un soutien américain. Mais là encore, tout cela reste hautement incertain.
Eh bien, l’Europe, dans sa configuration actuelle, est une puissance essentiellement économique. Il n'y a pas de politique de défense commune, et cela limite énormément son influence stratégique et militaire. Mais je pense qu’il y a une petite chance que les choses changent. Si l’Europe se réorganise et commence à prendre la question de sa puissance politique et stratégique à bras-le-corps, alors cela pourrait avoir un impact important dans cette région. Une Europe qui s’affirmerait en tant que puissance militaire, ce serait un vrai tournant pour la région, et cela pourrait bien changer les rapports de force en faveur de l’Arménie.
Enfin, la France joue un rôle non négligeable. Ces derniers mois, des accords ont été signés entre la France et l’Arménie, notamment des accords militaires. Bien sûr, rien n’est encore joué, et la situation reste fragile. Mais ces accords marquent un soutien de plus en plus visible à l’Arménie, et je pense que cela pourrait avoir des conséquences stratégiques importantes.
La cause arménienne, elle, ne date pas d’hier. Elle existe depuis des siècles. Et dans toute crise, celui qui l’emporte à la fin, c’est celui qui est le plus résilient, celui qui a la capacité d’endurer. C’est là que l’Arménie, malgré toutes les adversités, pourrait bien finir par l’emporter.
Jean LACOMBE : Monsieur Franceschi, pourriez vous nous parler davantage du rôle de la France dans le conflit ?
Patrice FRANCESCHI : Tout à l'heure, j’ai eu l’occasion de discuter avec la commission militaire. C’est maintenant qu’il faut agir, car la situation devient critique. L’Europe, dans son ensemble, manque de personnel militaire. Les marins manquent, les bateaux sont inutilisables, et l’armée souffre d’un énorme manque de moyens. On vit dans une Europe qui ne veut pas se battre, qui est endormie. Ce n’est pas l’Arménie, ce n’est pas le Haut-Karabakh, mais c’est la réalité. On peut mettre des milliards, mais ça ne résout rien à court terme.
Les attaques politiques sont inévitables. Les armées de l’Iran sont en faiblesse, mais ce qui se passe au Karabakh est une leçon. La situation est ouverte et dangereuse. En France, on se débat avec des politiques qui ne changent rien. Les "17 articles" de paix sont des illusions, rien ne bouge réellement. J’ai passé des mois dans les tranchées en Arménie, et l’écart avec l’ennemi est énorme. Les Arméniens se battent avec des moyens dérisoires, mais leur moral est exceptionnel.
Mais tout est une question de politique du fait accompli. La Turquie attaque, et que fera-t-on ? Rien, à part des protestations. Le problème, c’est que la politique française et européenne ne prend pas au sérieux cette situation de guerre imminente. La défense de l’Arménie n’est pas assurée, et il est grand temps de prendre des mesures concrètes avant qu’il ne soit trop tard.
Retrouvez l'intégralité de la captation vidéo ici :
https://youtu.be/3bp-NN4rD8o