« La vie à base de quinoa et de tofu est fade. Ce n’est pas ma France », dit Fabien Roussel, le candidat du PCF aux élections présidentielles. « Le couscous est le plat préféré des Français », lui rétorque Sandrine Rousseau d’EELV. Une illustration de la théorie des « deux gauches » ?
Jacques Julliard : Oui, c’est une illustration, certes un peu marginale, mais attendue, de l’idée, lancée il y a quelques années, par Manuel Valls et d’autres avant lui qui avaient fait le même constat. Parce qu’il y a toujours eu une gauche proche des valeurs traditionnelles de la République, c’est-à-dire patriotique et laïque. De ce point de vue, le rôle décisif, dans la constitution de la nation française, a été l’école. Cette même gauche est celle qui a compris également la valeur fondamentale de la sécurité ; c’est Gambetta qui, à partir de 1875, a convaincu ses amis que la gauche devait s’atteler à rétablir la sécurité dans les villes et dans les campagnes. Ce programme, bien rapidement esquissé, c’est celui d’une partie de la gauche, celle qui a été populaire.
L’autre gauche, dont je dirais qu’elle est plutôt intellectuelle et qu’elle s’est développée moins dans les partis de gauche, que dans l’Université et dans la presse, donc chez des intellectuels plutôt que des élus, insiste sur l’idée de diversité. Et le clivage fondamental entre les deux gauches porte sur l’idée qu’elles se font de la nation : d’un côté, vous avez une insistance sur l’unicité de la République, de l’autre, sur la diversité des composantes du peuple. Cette gauche-ci a pris la place de la « gauche américaine ». Elle s’inspire de ce qui se pense dans la gauche américaine.
C’est ce qui explique, d’après vous, la coupure de l’électorat de gauche ?
Jacques Julliard : Mais non : l’électorat de gauche, il est presque tout entier du premier côté, du côté républicain. Enfin, voyons, la gauche, dans notre pays, a perdu la moitié de son électorat en quelques années et elle ne se demande pas pourquoi… Il y aurait pourtant urgence à chercher les raisons de cette hémorragie électorale !
Mais pour en revenir à cette querelle culinaire au sein de la gauche, il faudrait rappeler aux deux partis en présence qu’un bon casse-croûte n’exclut pas le couscous. Pourquoi vouloir les opposer ? Vous savez, je suis fils de vigneron, et de marchand de vin, du côté de ma mère. Alors, le vin joue un rôle important dans ma vie et cet élément a aussi joué un rôle dans l’éducation que j’ai voulu donner à mes enfants. Je leur ai transmis cette culture, afin de les prémunir contre l’alcoolisme. Et je pense qu’à travers le goût du vin, qu’ils ont conservé, ils ont manifesté une fidélité à leur pays.
Pensez-vous qu’il y a, derrière, un clivage générationnel : la gauche âgée serait républicaine et les nouvelles générations peu ou prou gagnée par les thèmes woke (identités, minorités, frugalité…) ?
Jacques Julliard : C’est bien possible, en effet. Parce que ce qui est décisif, c’est la nature de la formation reçue. Nous sommes les fils et les filles de l’école républicaine. Aussi, si beaucoup de jeunes se sont éloignés des idéaux de la gauche traditionnelle, c’est que l’école n’a pas fait son travail. L’échec le plus dramatique de la République, depuis trente ans, c’est celui de notre école. Elle a cessé de leur enseigner que la France, si elle n’existe pas en dehors des Français bien sûr, doit être conçue comme une idée en surplomb des Français, et pas seulement comme une espèce de résultante d’un composite de tendances et de singularités. Et puis, je crois, moi, à l’existence de la culture française. Contrairement à Emmanuel Macron… Comment peut-on prétendre qu’il n’y a « pas de culture française » ? Pour moi, avoir dire cette ânerie a constitué un motif de rupture.