Dans votre livre La Paix des sexes (Editions de l’Observatoire), vous exprimez des réserves quant aux conséquences des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc, en soulignant combien les dénonciations d’agressions sexuelles qui passent par les réseaux sociaux ont souvent pour conséquence de ruiner des réputations. Beaucoup considèrent pourtant que la tribune médiatique est la seule manière de « faire réagir » la société et plus encore la justice, qui sinon ne se saisirait pas ou trop lentement de ces dossiers. Qu’en pensez-vous ?
Tristane Banon : Mon cœur est acquis à #MeToo, qui met en avant une solidarité salvatrice qui me plaît et me parle. Il y avait un problème de respect quasi-inexistant envers les plaignantes dans les affaires de violences sexuelles, parce que l’incompréhension (« pourquoi ces femmes portaient-elles plainte si longtemps après ? »), parce que cette idée tenace que la sexualité relève de la vie privée (ce qui devient faux quand elle est délictuelle ou criminelle) et parce que les tabous, les hontes, les idées fixes et les convictions étaient trop bien ancrées. #MeToo a fait tomber tout ça et il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les excès ne sont pas souhaitables, comme en toute chose, et la sacralisation de la parole victimaire que l’on peut observer désormais est une erreur selon moi, elle est dangereuse en ce qu’elle abîme méchamment la présomption d’innocence et met à mal notre égalité à tous devant la loi. J’en veux pour preuve qu’on ne parle plus de « plaignantes » mais de « victimes » dans des affaires dont on ne sait rien. Or, si on décide que la plaignante est victime, c’est que l’on décide avant que la loi ne passe, que l’accusé est coupable. Ça n’est pas acceptable. Néanmoins rejeter #MeToo en bloc est une erreur.
Les choses sont, de mon point de vue, beaucoup plus compliquées avec #BalanceTonPorc. D’abord il y a la sémantique qui ne me plait pas : l’idée de « balance » rappelle les pires heures de notre histoire collective, et faire de l’homme un porc me dérange, parfois pour l’homme, parfois pour le porc ! Ceci entendu, et au-delà de l’anecdotique lexical, ce qui me dérange est plus profond, c’est la mise de tous les actes sur le même plan. Sous ce même hashtag de #BalanceTonPorc, on trouve aussi bien des goujats, des agresseurs véritables, de simples mal-élevés, des lourdauds beauf’ et des violeurs. Or, tout ne se vaut pas et tout ne mérite pas la même punition. En droit, il existe quelque chose que l’on appelle « La proportionnalité de la peine », ça n’existe pas sous l’ère #BalanceTonPorc. La punition est la même pour tous : le bannissement, la mise au ban de la société. C’est insensé, et dangereux.
Selon vous, depuis la loi de 2006 qui aligne l’âge légal du mariage à 18 ans pour les femmes et les hommes et consacre ainsi l’égalité complète des femmes et des hommes dans le droit, le « système patriarcal » n’existerait plus en France. Ne peut-on pas considérer pour autant que notre société reste, elle, patriarcale, avec des inégalités et des discriminations nombreuses ?
Tristane Banon : Le système patriarcal en tant qu’organisation venue d’en haut n’existe plus. Dire que la France est dirigée par un gouvernement qui veut asseoir la domination de l’homme sur la femme est tout simplement faux. Ce qui ne veut absolument pas dire que n’existent pas des lieux où le sexisme demeure. Ils sont nombreux : les plafonds de verre, l’inégalité salariale, les violences faites aux femmes, etc. Mais là où le sexisme existe, là où il demeure, c’est que la loi est contournée. Aller faire un tour dans des pays, comme le Cameroun où je me trouve à l’occasion de la journée de défense des droits de la femme, où la loi consacre le système patriarcal, permet de saisir l’extraordinaire différence qu’il y a entre un patriarcat systémique et un pays dont le droit consacre l’égalité, quand bien même celle-ci est trop souvent bafouée ou contournée. Nous avons les armes de l’égalité avec nous, ce sont nos lois. Le combat est d’arriver à leur application à tous les niveaux de la société. Ce combat est un combat collectif, c’est le grand combat de notre ère, femmes et hommes réunis, et il commence par l’éducation.
Nous assistons aujourd’hui à des évolutions notables en matière d’égalité salariale, d’accessibilité des femmes à des postes à haute responsabilité, d’éducation à l’égalité filles-garçons. Concrètement, sur quoi devrions-nous encore progresser et quelles politiques pourrait-on conduire pour y remédier ? Devons-nous encore légiférer ?
Tristane Banon : Je ne suis pas convaincue que l’abondance de lois soit la solution. Sur ces cinq dernières années, et sans aucun discours de militantisme politique qui n’est pas mon sujet, il faut reconnaître que les plus importants manquements de la loi ont été réparés. Dire que le gouvernement n’a pas tenu sa promesse en termes d’action en faveur de l’égalité et contre les violences faites aux femmes est, de mon point de vue, assez malhonnête. Il reste forcément des choses à améliorer, mais l’essentiel des avancées juridiques a été fait.
Désormais, c’est l’éducation qui me semble être le combat prioritaire.
L’égalité, ça s’apprend, et ce dès le plus jeune âge.
Apprendre à dire oui, à dire non, à décevoir, à désobéir, à assumer la responsabilité de son désir sans que cette chose-là soit systématiquement l’affaire des femmes qui sont communément tenues pour « responsables » du désir qu’elles peuvent susciter chez l’homme (alors que l’égalité c’est aussi décider que chacun est responsable de son propre désir)…. Toutes ces notions, qui sont « l’égalité », doivent être apprises dès le plus jeune âge et enseignées aux adultes qui ne les ont pas appréhendées dans l’enfance.
Et puis il y a l’application des lois qui passe par la répression.
Mieux contrôler, punir de façon efficace, ne rien lâcher. Et ce à tous les niveaux, y compris en matière d’égalité salariale.
Là encore, ces combats sont des combats qui doivent absolument être collectifs. Ça n’est pas une guerre des femmes contre les hommes, c’est un combat de l’humanité pour elle-même. L’égalité est l’affaire de tous, c’est ensemble que nous parviendrons à l’atteindre. Je dis souvent, et je crois très fort en cela, que l’égalité est un enjeu tel que s’aliéner la moitié de l’humanité pour y parvenir est une hérésie. Je suis farouchement convaincue que le féminisme, qui est un humanisme élémentaire, est tout autant une affaire de femmes, qu’une affaire d’hommes. Il ne faut jamais oublier qu’un homme n’est jamais seulement un homme : il est aussi le fils d’une mère, parfois le père d’une fille, le mari d’une épouse, le grand-père de petites-filles.
Cet homme-là, qui est beaucoup d’hommes, peut-être un allié extraordinaire.