Le 7 mai dernier, le Président Emmanuel Macron, réélu le 24 avril avec 58,54% des voix, a été investi pour son second mandat lors d’une cérémonie à l’ambiance protocolaire. Plus sobre qu’en 2017 mais non moins symbolique, cette cérémonie apparaît, aux yeux de certains, comme le sacre du « monarque républicain ». Jean Garrigues, historien et professeur émérite à l’université d’Orléans, nous livre son analyse sur ce rituel quasi monarchique.
Le Laboratoire de la République : L’intronisation d’Emmanuel Macron pour son second quinquennat le 7 mai dernier s’est voulu d’une facture plus modeste que la précédente. Les rites attachés à l’imaginaire et aux séquences importantes de la Vème République restent néanmoins particulièrement fastueux. Qu’en pensez-vous ?
Jean Garrigues : Il est certain que notre histoire politique pluriséculaire a installé un certain nombre de rites républicains, qui d’ailleurs sont en correspondance avec les rituels d’Ancien régime. C’est évidemment le cas de l’intronisation présidentielle, rendez-vous majeur de cette ritualisation, et qui apparaît comme une résurgence du sacre monarchique. D’une certaine façon, la remise du cordon de grand maître de la Légion d’honneur fait écho au couronnement royal et à la remise du sceptre. Mais les cérémoniaux du 14 Juillet, avec le défilé militaire et la garden party, sont spécifiques de notre histoire républicaine, de même que les rituels du 8 mai ou du 11 novembre sur la tombe du soldat inconnu. Sur un terrain plus politique, le conseil des ministres obéit lui aussi à un protocole, installé par le général de Gaulle, et qui fait figure de rituel, de même que les grandes réceptions à l’Élysée etc….
Le Laboratoire de la République : On dit des Français que, s’ils ont étêté leur monarque, ils restent aujourd’hui attachés à une certaine « pompe » et à des symboles proches d’une monarchie républicaine. A la lumière des récentes contestations et des critiques relatives à l’exercice du pouvoir, est-ce toujours vrai ?
Jean Garrigues : Il y a une forme de schizophrénie typiquement française qui superpose à la fois l’attachement à un forme de pouvoir personnel et surplombant de type monarchique et une tradition de rébellion et de contestation permanente contre les abus de ce pouvoir personnel. Les manifestations des gilets jaunes l’ont clairement démontré : le monarque républicain était leur cible quasi-unique, en tout cas privilégiée (les comparaisons avec Louis XVI étaient d’ailleurs explicites), mais c’est aussi du chef de l’État que l’on attendait la résolution du conflit. Cette dialectique entre la verticalité du pouvoir et l’horizontalité de la participation démocratique, voire l’aspiration à la démocratie directe, est caractéristique de notre histoire politique. Depuis les débuts de la Troisième République, les mouvements populistes, de Boulanger à Le Pen ou Mélenchon, ont toujours fait de la dénonciation des privilèges leur cheval de bataille. La « pompe » monarchique des rituels présidentiels ou les avantages consentis aux anciens chefs d’État font partie à leurs yeux de ce monde des privilèges à abattre, d’autant plus que plus personne n’en connaît les origines historiques.
Le Laboratoire de la République : Les différents modes d’exercice et de représentation du pouvoir exécutif, notamment dans les pays scandinaves, contrastent fortement avec le modèle français. Pensez-vous que des évolutions de celui-ci sont envisageables, souhaitables ? Si oui, lesquelles ?
Jean Garrigues : Le modèle scandinave nous a incontestablement donné l’exemple en matière de transparence et de régulation des liens entre l’argent et le pouvoir. Le train de vie des ministres par exemple, le contrôle minutieux des dépenses, des patrimoines, de l’enrichissement et des conflits d’intérêt potentiels des ministres ou des parlementaires sont autant d’avancées vers cette transparence, marquées par les lois de 2013 et 2017. On aboutit parfois à des excès contestables, comme par exemple dans l’affaire du « homard » qui a poussé un ancien président de l’Assemblée nationale à abandonner sa fonction, ce qui n’avait pas lieu d’être à mon avis. Mais la demande sociale est telle aujourd’hui, sur fond de défiance entre les citoyens et leurs représentants, que l’exigence d’intégrité et de frugalité est devenue incontournable pour les détenteurs du pouvoir. A tort, la plupart des Français estiment encore que leurs députés et sénateurs sont sur-indemnisés (ils disent « payés ») par rapport à leur efficacité politique. Chaque signe donné dans le sens de la frugalité et de la transparence peut donc apparaître comme une petite contribution à la réhabilitation du personnel politique français. On peut aller plus loin dans la réduction du train de vie des élus, des hauts fonctionnaires, y compris par des stratégies de mutualisation ou tout simplement en réduisant leur nombre, comme le prévoyait le projet de révision constitutionnelle du premier quinquennat Macron. Mais réduire le nombre des députés et des sénateurs, c’est aussi affaiblir un contre-pouvoir démocratique qui aurait besoin au contraire d’être raffermi.
Jean Garrigues est historien, professeur émérite à l’université d’Orléans et président du Comité d’histoire parlementaire et politique depuis 2022. Il dirige notamment la revue Parlement(s), Revue d’histoire politique.
Depuis quelques semaines, notamment dans le contexte de la visite d'Olaf Scholz en France le 26 octobre dernier, de nombreux commentateurs ont évoqué l'existence de tensions dans la relation franco-allemande. Christian Lequesne, ancien directeur du CERI et professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris, évoque pour le Laboratoire de la République les doutes qui planent sur l’avenir du leadership franco-allemand.
Le Laboratoire de la République : De nombreux commentateurs ont évoqué l’existence de tensions dans la relation franco-allemande. De quoi parle-t-on exactement ?
Christian Lequesne : Ce sont des tensions liées à deux problèmes : d'abord les questions de dépendance énergétique, et par ailleurs des difficultés à se mettre d'accord sur les questions de défense. Sur les questions énergétiques, les Allemands, comme vous le savez, sont beaucoup plus dépendants que nous ne le sommes du gaz russe. Ils ont été très peu raisonnables ces dernières années puisque, à l'époque de Madame Merkel, ils ont encore négocié la construction d’un nouveau pipeline avec les Russes, le fameux Nord Stream II, qui finalement n'est pas entré en fonction (Nord Stream I a par ailleurs été saboté, sans que l'on sache avec certitude si ce sont les services russes qui sont à l'origine de ce sabotage). Ils ménagent un peu cette question de la dépendance à l'égard de la Russie, parce que leur industrie a besoin d'énormément de ressources. Les Allemands ont donc tendance à faire cavalier seul. Ils se sont par exemple opposés à une proposition française qui était très largement soutenue par l'ensemble des pays européens qui consistait à fixer un seuil au prix des importations en provenance d'autres pays que la Russie, parce qu'ils ont peur que cela amène le Qatar, la Norvège, l'Azerbaïdjan à ne pas vouloir vendre à l'Europe. Du côté de la France, du côté de la Belgique, du côté de l'Italie, on est très soucieux de la question des prix. Deuxièmement, les Allemands ont pris une série de mesures, un paquet d'aides aux consommateurs, qui représente quand même 200 milliards d'euros, sans véritable consultation préalable de Paris et des autres Européens. Et il est évident que ces aides faussent d'une manière ou d'une autre la concurrence puisqu'on est dans un système de libre marché. Les Allemands étaient aussi très favorables au développement d'un pipeline entre l'Espagne et la France qui permettrait d'alimenter l'Allemagne à partir des ports espagnols. Des problèmes environnementaux se posaient côté français, pour la Catalogne française notamment. Ce projet a été abandonné, mais cela a été aussi un élément de tension.
Deuxième sujet : la défense. Sur les questions de défense, le chancelier allemand a annoncé il y a plusieurs mois un plan de modernisation de l'armée de 100 milliards d'euros. En même temps, les Allemands ne jouent pas le jeu de la coopération industrielle, et cela énerve un peu la France. Il y a en particulier deux sujets de contentieux qui sont la construction d'un avion de combat (SCAF) et la construction d'un char (le projet MGCS). Par ailleurs, les Allemands ont souscrit à l'idée de l'autonomie stratégique européenne très chère au Président de la République, mais en même temps, ils restent très classiquement otanien et ont, par exemple, accepté de faire partie d'un consortium de quatorze pays de l'OTAN auxquels il faut ajouter la Finlande, simplement candidate, pour développer un bouclier antimissile. La France n'a pas vu cela d'un très bon œil parce que nous avons notre propre système antimissile sol-air développé avec des Italiens. Il y a donc beaucoup de sujets de contentieux.
Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences ces contentieux peuvent avoir dans les prochains mois et les prochaines années ?
Christian Lequesne : il y a un effet d'entraînement politique au sein de l'Union Européenne. La capacité de leadership des deux pays est forcément entamée par ces contentieux bilatéraux. Or, d'un point de vue empirique, on constate qu'il est difficile de faire progresser l'agenda de l'Union Européenne, c'est à dire les politiques de l'Union européenne, s’il n'y a pas d'accord franco-allemand. C'est une sorte de condition structurelle de l'évolution européenne. Quand le couple franco-allemand est en désaccord, les dossiers n'avancent pas aussi vite que nécessaire.
Le Laboratoire de la République : ces tensions peuvent-elles avoir des conséquences sur la politique européenne relative au conflit ukrainien ?
Christian Lequesne : Je ne pense pas que les Français et les Allemands soient divisés sur le conflit ukrainien. Les lignes de clivage sont ailleurs. La vraie question qui se pose sur la doctrine de l'Union européenne à l'égard de la paix par exemple, c'est de savoir si on peut accepter une paix sans vainqueur et sans perdant, ou si l'on doit considérer que la paix n'est acceptable que s'il y a une défaite de la Russie. La France, comme l'Allemagne et comme l'Italie, est plutôt du premier avis : j’ai l’impression que ces pays sont prêts à accepter les conditions d'une paix, comme on l'a fait pour la Crimée, qui tienne compte de l'annexion des quatre territoires. En revanche, pour les Polonais, pour les Baltes, pour les Finlandais, pour les Suédois, cette option est totalement inacceptable. Ils estiment qu'il ne peut y avoir de paix qu'à partir du moment où la Russie aurait perdu la guerre contre l’Ukraine. C'est une vraie ligne de clivage. Les Français et les Allemands sont donc plutôt dans le même camp qui souhaite ménager la Russie au nom d'un principe de réalisme.
Le Laboratoire de la République : cette situation est-elle conjoncturelle ou peut-elle durer ?
Christian Lequesne : Pour vous répondre, il faudrait savoir si, véritablement, les Allemands se soucient moins aujourd'hui de la relation avec la France en Europe, ou si ce ne sont que des évènements conjoncturels. Pour l'instant, je crois qu'aucun analyste sérieux ne peut répondre à cette question. Mais il y a des tendances qui montrent qu'à Berlin, on est moins sensible aujourd'hui à la recherche de compromis systématique avec la France, pour progresser en Europe, qu'on ne l'était dans le passé. Alors que du côté français, on sent bien dans le discours du Président de République, que la relation avec l'Allemagne reste fondamentale. Cela traduit aussi une forme d'asymétrie de puissance entre les deux pays qui s'est installée et qui rend la relation bilatérale plus compliquée, dès lors qu'on parle d'effet d'entraînement dans l'Union européenne.
Ce n’est pas la première fois qu’il n’y a pas d’accord entre les Français et les Allemands sur des sujets importants. Mais le couple franco-allemand a tout de même une caractéristique invariable, c’est la recherche du compromis : on arrivait jusqu’à présent à mettre les sujets de contentieux sur la table et à trouver des compromis. Plus les positions de départ sont opposées, plus il y a une capacité à trouver un compromis final. Si ce schéma se vérifie encore, ce qui se passe n’est pas très inquiétant. En revanche, la condition du compromis, c’est une volonté commune de faire avancer l’Europe avec l’Allemagne. Il y a un point d’interrogation sur ce sujet côté allemand : n’est-il plus forcément nécessaire de s’entendre avec les Français pour faire progresser l’Europe ?
Le Laboratoire de la République : les Allemands imaginent donc d’autres formes de relations partenariales ?
Christian Lequesne : Les Allemands ont des soutiens importants en Europe du Nord. Les Pays-Bas, le Danemark, la Suède par exemple sont des pays qui considèrent qu’il y a un modèle allemand vertueux, le modèle de l’économie allemande. Dans l’ensemble, les Allemands ont des soutiens, alors que du côté français, c’est plus compliqué. L’Europe du Sud, la Grèce et l’Espagne, oui, mais ça ne pèse pas énormément dans le de processus de décision.
Petite fille adoptive de Nikita Khrouchtchev, professeur en Affaires Internationales à la New School de New York, contributrice du Project Syndicate, Nina Khrushcheva a accepté de répondre, depuis Moscou où elle est de retour depuis quelques mois, aux questions du Laboratoire de la République. Un témoignage exceptionnel qui met en perspective les enjeux politiques russes dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous parler de votre histoire personnelle ?
Nina Khrushcheva : C’est une très longue histoire... J'ai vécu aux États-Unis pendant plus de 30 ans. En fait, j'ai vécu aux États-Unis plus longtemps que je n'ai vécu en Russie. Je suis le produit de la Perestroïka de Gorbatchev qui a fait de l’Union Soviétique un pays libre, qui a dit aux Russes d’être libres et de faire ce qu’ils veulent dans la vie. Suivant ses recommandations, j’ai fait mes études supérieures aux États-Unis, à Princeton. J'y ai étudié la littérature comparée mais j'ai toujours été intéressée par la politique. J'ai pu travailler comme chercheuse en post-doctorat, en littérature, avec Jack Matlock, le dernier ambassadeur des Etats-Unis en Union Soviétique. J’ai également travaillé avec George Kennan, le grand diplomate et politologue à l’origine du concept de containment. Après avoir travaillé avec ces deux géants de la diplomatie et de l'analyse politique, j’ai fait de leurs disciplines mon métier et mon thème de recherche et d’écriture.
Pourquoi êtes-vous à Moscou en ce moment ?
Nina Khrushcheva : Vous savez, je n’ai jamais quitté la Russie, je suis simplement partie vivre ailleurs. Quand Gorbatchev a déclaré que la Russie était un pays libre, quand il a dit : « faites ce que vous voulez », il nous a ouvert l’opportunité d’être expatrié. Je me suis toujours considérée comme une expatriée Russe aux États-Unis. Et aujourd’hui, je suis revenue à Moscou pour assister à la fin, à la fin de cette histoire, à la fin de la période d’ouverture que Gorbatchev avait initiée. Beaucoup de gens sont en train de quitter la Russie, mais il faut bien que quelqu’un reste pour témoigner de ce qu’il se passe.
Qu'en est-il de vos origines familiales, de votre histoire familiale ? Quel lien de parenté avez-vous avec Nikita Khrouchtchev ?
Nina Khrushcheva : Je suis sa petite-fille adoptive et son arrière-petite-fille naturelle. Mon grand-père maternel, Leonid, était le fils naturel de Nikita Khrouchtchev. A la mort de Leonid, pendant la Seconde Guerre mondiale, Nikita Khrouchtchev a adopté sa fille Julia, qui n’est autre que ma mère. Elle avait alors deux ans.
Quelles sont vos relations avec le pouvoir en Russie ?
Nina Khrushcheva : Lors d’une réunion récente du club de discussion Valdaï à Moscou, Vladimir Poutine a confirmé que Nikita Khrouchtchev ne faisait en aucun cas partie de ses modèles. On lui a demandé s'il avait déjà eu l'impression de ressembler à Khrouchtchev et il a été totalement effrayé par cette question, presque dégoûté. Je n'ai donc – vous le comprenez – aucune relation avec le Kremlin, et je n'ai jamais eu de relation avec le pouvoir à l'exception de Gorbatchev, après sa retraite du pouvoir.
La crise des missiles de Cuba a au 60 ans au mois d’octobre. Pensez-vous qu'il y a des leçons à tirer de la façon dont Khrouchtchev et Kennedy ont réussi à sortir de cette crise, notamment en matière de négociation ?
Nina Khrushcheva : Oui, je pense que nous pouvons en tirer des leçons. Quand Khrouchtchev a défendu Fidel Castro et le régime de Cuba, que les Américains essayaient de faire tomber, il estimait qu’il était dans son bon droit : pourquoi l’Union Soviétique n’aurait pas, comme les Etats-Unis en Italie ou en Turquie, des armes nucléaires à Cuba ? Du point de l’équilibre des pouvoirs et de la parité, il pensait présenter une proposition valable. Mais Kennedy ne pouvait pas imaginer que quelqu’un puisse demander l’égalité dans ce domaine : il a réagi, de manière excessive à une proposition de Khrouchtchev qui était essentiellement défensive. Quand Khrouchtchev a compris qu’il avait mal anticipé la réaction de Kennedy, il a changé de posture. C’est là qu’ils ont commencé à échanger des notes et à entretenir des relations continues grâce à de multiples canaux secondaires.
A contrario, je ne pense pas que le Kremlin soit aujourd’hui capable de modifier son comportement. Dans une certaine mesure, Pourtine est contraint de le faire : les remarques sur les armes nucléaires se font de plus en plus rares. Ce changement de comportement n’est néanmoins pas orienté vers une sortie de conflit par la recherche de la paix, mais vers la destruction des infrastructures ukrainiennes par des forces militaires conventionnelles.
Poutine a reproché en 2014 à Khrouchtchev d’avoir cédé la Crimée à l’Ukraine en 1954. Pourquoi ?
Nina Khrushcheva : Khrouchtchev est une bonne cible pour Poutine parce qu’il a été en quelque sorte un transfuge du système. Il s’est écarté de la formule despotique socialiste de fidélité à la ligne du parti. Les négociations avec Kennedy, les relations avec d’autres pays capitalistes, sont des éléments qui démontrent une forme de liberté par rapport à la ligne du parti. Bien sûr, les pays capitalistes étaient ses adversaires. Mais des événements démontrent une forme de liberté à la ligne. Lorsque Molotov lui reproche d’avoir partagé un sauna avec le président finlandais Kekkonen, Khrouchtchev répond : « C’est un chef d’État. Il va au sauna, et c’est comme cela qu’on crée de bonnes relations. »
En somme, avec Gorbatchev, Khrouchtchev est une cible facile parce qu’il n’était pas comme les membres classiques du parti. Il pouvait par exemple se montrer très critique de certains agents du renseignement soviétique, mais continuer de les rencontrer. Imaginez Poutine critique de certains agents et entretenir des relations avec eux ! Ils sont au mieux arrêtés ou mis dehors. Après le XXème Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique en 1956, quand l’URSS a écrasé l’Insurrection de Budapest, Khrouchtchev n’arrêtait pas d’expliquer sa politique. C’est donc dans ce sens qu’il est une cible facile pour le Kremlin aujourd’hui. Il passe pour un faible parce qu’il a toujours voulu expliquer ce qu’il faisait, rationnalisé ce qu’il faisait.
S’agissant de la Crimée, ce n’est pas lui qui a décidé du don du territoire à l’Ukraine. A ce moment-là, en 1954, il n’avait pas assez de pouvoir pour décider de cela tout seul. Il y avait d’autres personnes au gouvernement. Il a néanmoins, probablement, été à l’initiative de cette cession, parce qu’il pensait, en gestionnaire, que c’était une bonne décision.
Enfin, je crois que Poutine n’aime pas Khroutchev parce que Khrouchtchev a été le premier à endommager le renseignement soviétique. Il l’a endommagé parce qu’il a placé le KGB sous le contrôle du Parti communiste. C’est une décision que Poutine ne peut pas respecter, parce qu’il considère que le KGB doit tout contrôler.
Khrouchtchev serait un contre-modèle pour Poutine parce qu’il représenterait une version plus « libérale » de l’exercice du pouvoir ?
Nina Khrushcheva : Je ne peux pas dire que Khrouchtchev était un « libéral », bien sûr que non. Mais on peut dire qu’en tout cas, il essayait d’exercer différemment le pouvoir. C’était un despote, parce qu’il agissait de manière despotique dans le régime qu’il dirigeait. Il a dû agir en despote en Hongrie et dans d’autres cas. Mais je ne pense qu’il était un dictateur : il entretenait des formes de dialogue. La différence entre la guerre en Ukraine et la crise des missiles de Cuba, c’est notamment qu’il y avait encore un débat à l’époque. Certains avaient averti Khrouchtchev que c’était une mauvaise idée d’envoyer des missiles à Cuba. Il l’a fait, mais il y avait du dialogue. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, il n’y a pas eu de dialogue. Personne n’a dit à Poutine que l’invasion ne se passait pas du tout comme prévu.
Poutine critique Khrouchtchev parce que selon lui, il n’était pas assez fort, il ressemblait trop à un humain. Quand Khrouchtchev allait parler à une foule, il le faisait réellement, cela ne ressemblait pas un à show de télévision. Il était trop accessible et simple pour quelqu’un qui est assis au Kremlin et dont la seule activité est d’envoyer des ordres et des décrets. Khrouchtchev a négocié avec les États-Unis, au risque d’endommager sa réputation. Lorsque l’URSS a retiré les fusées de Cuba, les États-Unis ont également retiré leurs fusées de la Turquie. Mais personne ne l’a jamais su, jusqu’à la toute fin. Poutine ne peut pas imaginer mettre en jeu sa réputation. Conserver sa réputation le conduit à d’horribles extrémités.
Quand Khrouchtchev a quitté le pouvoir, il a prononcé la phrase suivante, en se référant à la mort de Staline et à la transmission du pouvoir en 1953 : « La peur a disparu et nous pouvons parler d’égal à égal. » Cette « peur » est-elle revenue en Russie ? Le pouvoir peut-il à nouveau être transmis sans violence ?
Nina Khrushcheva : Je ne peux pas répondre à cette question. Le pouvoir a été transmis sans violence mais jamais démocratiquement depuis 1964. En revanche, il y a une violence autour du pouvoir. Le changement de direction du pouvoir est violent. Ce qu’il s’est passé en février 2022, c’est un changement violent dans la direction du pouvoir, comme nous n’en avons jamais vu. Poutine dirigeait une autocratie fonctionnelle à la construction de laquelle il avait concouru. Et soudain, il se dit : « Le monde ne me respecte pas, ne me prend pas au sérieux. Ils vont utiliser l’Ukraine pour me faire la même chose qu’à Saddam Hussein, qu’à Milosevic. Je vais donc attaquer ce pays. » Ce qui est donc remarquable, c’est le changement violent dans la conduite du pouvoir.
Vous êtes à Moscou, que se passe-t-il aujourd'hui ? Comment les moscovites réagissent-ils aux derniers événements ?
Nina Khrushcheva : Il y a eu un virage. J’étais à Moscou en juin et juillet et je me disais : peut-être que dans un mois nous aurons commencé à trouver des solutions raisonnables à la situation. Je veux dire : le Poutinisme ne va pas tomber du jour au lendemain, mais je me disais que d’une certaine manière, ils arriveraient à trouver des solutions raisonnables. C’était sans doute une idée dans la tête de Poutine. Il est extrêmement chanceux depuis 22 ans et c’est pour cela que je me disais que d’une manière ou d’une autre, il arriverait à surpasser tout le monde et à s’en sortir en arrangeant les choses, en trouvant des solutions raisonnables.
Mais le contexte a changé, contre toute attente. Je n’y attendais pas. L’Ukraine a commencé à avancer, à reprendre des territoires. Les Ukrainiens ont rapidement appris à utiliser les armes livrées par l’OTAN. Avec ces victoires ukrainiennes, et encore plus depuis le 21 septembre et la mobilisation des civils réservistes, s’est installé un sentiment très étrange. Il y a ces messages à la télévision qui nous disent que nous sommes unis, ensemble, une nation unie et puissante engagée dans la guerre. Il y a ce récit et puis il y a la réalité qui paralyse tout le monde. Je ne sais pas si c’est de la peur ou du désespoir. Nous ne savons pas comment cela va se passer, comment la Russie va s’en sortir sans s’effondrer. Personne ne sait ce que demain apportera. Ce désespoir est encore plus grand et plus fort que la peur du Kremlin. On n’a jamais vu autant de policiers dans les rues : un tiers des personnes dans la rue sont des policiers. Bien sûr, la Russie a toujours été un Etat où la police est très présente, mais jamais à ce point. J’ai lu George Orwell et j’ai enseigné la critique de la littérature de propagande. 1984 a toujours été une référence pour moi mais je n’ai jamais vécu dans 1984. Cela a toujours été une œuvre de fiction mais aujourd’hui, Moscou ressemble à un 2022 de George Orwell.
Propos recueillis le 8 décembre 2022.
Le 19 janvier fait figure de test grandeur nature pour les organisations syndicales, dans leur opposition à la réforme des retraites annoncée par le gouvernement le 10 janvier. Il est l’occasion pour le Laboratoire de la République de réfléchir à l’avenir du dialogue social en France, en interrogeant Jean-Claude Mailly, secrétaire général du syndicat FO de 2004 À 2018.
Le taux de syndicalisation a considérablement baissé depuis 1950. Il s’est stabilisé autour de 10% depuis le début des années 2000. Par ailleurs, de plus en plus de mouvements sociaux sont organisés dans les entreprises par des collectifs extérieurs aux organisations professionnelles. Une partie de l’avenir du syndicalisme se joue-t-elle dans le conflit social en cours ? Quelles conséquences sur le dialogue social pourrait avoir à long terme la réforme des retraites ?
Jean-Claude Mailly : Historiquement, le taux de syndicalisation n’a jamais été très élevé en France excepté en 1936, après la Seconde Guerre mondiale et pour des périodes relativement courtes. Cela est notamment dû à notre structure des relations sociales basée sur les valeurs républicaines. Ainsi, la valeur d’égalité implique un minimum d’égalité de droits entre les citoyens, entre les salariés et entre les entreprises.
Cela a conduit à la mise en place d’une hiérarchie des normes ou principe de faveur se caractérisant par une articulation des niveaux de négociation entre l’interprofessionnel national, la branche et l’entreprise avec obligation, pour un niveau, de respecter ce qui a été conclu au niveau supérieur. Ainsi, si vous perdez votre emploi, vous avez les mêmes droits que vous soyez salarié d’une TPE ou d’une multinationale, syndiqué ou non. Dans d’autres pays, chaque syndicat gère sa caisse d’assurance chômage. Le salarié choisi est de facto syndiqué.
Au demeurant, les travailleurs en France n’ont pas à rougir de leurs droits si on les compare à ceux de pays équivalents. Ce système a progressivement été remis en cause en affaiblissant le principe de faveur et en transférant au niveau de l’entreprise un rôle plus important. Dès lors, l’un des défis pour les syndicats est de s’implanter dans plus de PME et ETI, ainsi que chez les travailleurs des plateformes, ce qu’ils ont entrepris d’ailleurs. S’agissant de collectifs extérieurs aux syndicats, ce n’est pas un phénomène nouveau. Rappelons-nous de ce qu’on appelait les coordinations à la SNCF ou chez les infirmières. La nouveauté est qu’ils sont plus faciles à mettre en place avec les réseaux sociaux permettant des contacts et des mobilisations horizontales.
Je ne pense pas que l’avenir du syndicalisme se joue sur le conflit en cours avec les pouvoirs publics même s’il est préférable qu’il marque des points. Et même si la loi passe, l’histoire montre qu’il y a toujours un effet boomerang, souvent sur un plan politique. Cela devrait nous alerter compte tenu du paysage politique actuel. Enfin, n’oublions pas que le total des syndiqués est nettement supérieur à celui des adhérents politiques et que leurs implantations sur le terrain se comptent en dizaines de milliers.
LFI souhaite s’imposer comme un acteur majeur de la mobilisation sociale. La politisation croissante des mouvements sociaux est-elle une bonne nouvelle pour le dialogue social en entreprise ?
Jean-Claude Mailly : La politisation des mouvements sociaux n’est jamais une bonne nouvelle. Les partis jouent un rôle dans la démocratie politique et les syndicats dans la démocratie sociale. Les mobilisations sociales ne sont pas du ressort des partis politiques. LFI rêve vraisemblablement d’un modèle dans lequel le syndicat est courroie de transmission du parti comme la CGT le fut avec le PC.
De mon point de vue, le syndicat doit rassembler les salariés actifs, chômeurs et retraités en toute autonomie et indépendance et avoir une vie démocratique intense. Un parti d’opposition a vocation à s’opposer. Un syndicat a d’abord vocation à négocier et à s’opposer si nécessaire.
Un manque de représentativité, de crédibilité, une centralisation jacobine du conflit social, une minorité dissidente, des contestations systématiques, une politisation... les critiques adressées contre le syndicalisme sont-elles légitimes ? Si oui, quelles pistes pour réformer le dialogue social ?
Jean-Claude Mailly : La représentativité des syndicats ne se mesure pas au nombre d’adhérents mais aux résultats électoraux dans les entreprises et administrations. Les critiques sur leur politisation sont le reflet de ce que j’expliquais plus haut concernant la CGT et dont l’image perdure. Plus que dans le privé où la négociation domine, le problème des relations sociales se situe au niveau national avec les pouvoirs publics. On ne négocie pas formellement puisqu’à la fin il y a une loi ou un décret. Il s’agit d’une concertation.
Cependant, il y a deux pratiques possibles de la concertation. Dans la première, vous prenez en compte les points importants de vos interlocuteurs et vous fixez comme objectif de parvenir à un compromis. En quelque sorte, c’est une négociation non formalisée par une signature. Dans la deuxième, vous ne menez qu’une consultation sans intégrer les lignes rouges de vos interlocuteurs. La première formule est la meilleure mais est loin d’être systématique. La deuxième conduit au conflit et au rapport de forces.
Il est donc important de sortir de ce schéma et de préférer le réformisme à ce que l’on peut qualifier d’une expression de l’autoritarisme. De ce point de vue, il faudrait s’atteler à une révision de la loi de 2007 dite loi Larcher en renforçant les obligations des pouvoirs publics quand ils veulent intervenir sur le champ social.
Aujourd’hui, il y a une opposition unanime des syndicats de salariés, d’étudiants et de lycéens sur le recul de l’âge. Cela aurait mérité une réelle concertation ou quasi-négociation. Comme toujours, une bonne négociation suppose, des deux côtés, un climat de confiance et de respect. Il s’agit finalement de mettre en avant la raison, facteur de responsabilité. Cela doit passer par une co-construction sans mélange des rôles car il ne s’agit pas, comme ce fut le cas à l’intérieur, à l’éducation nationale ou à l’agriculture, d’installer une forme de cogestion.
La démocratie sortirait grandie d’un changement de méthode.
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