Le Laboratoire de la République : La séquence démocratique du premier semestre 2022 a abouti à une conjoncture politique exceptionnelle. Le Président de la République récemment élu ne peut pas, en effet, s’appuyer sur une majorité absolue à l’Assemblée nationale pour gouverner. Peut-on parler, comme certains l’ont fait, de crise institutionnelle ?
Jean-Éric Schoettl : Si, par crise institutionnelle, on entend un dysfonctionnement des mécanismes représentatifs si grave qu’il remet en cause la règle du jeu démocratique, nous n’en sommes pas là. Personne ne conteste la légitimité des élections présidentielle et législatives, ni la composition du gouvernement, ni celle de l’Assemblée nationale, ni même – en dépit de l’émotion provoquée par telle ou telle désignation – la répartition des postes-clés au sein de la nouvelle assemblée. L’arsenal du parlementarisme rationalisé, même amoindri (bien à tort selon moi) en 2008, reste disponible. Personne n’oppose la rue aux urnes, même si certains suggèrent qu’ils pourraient jouer sur les deux tableaux.
Il n’en reste pas moins que jamais, sous la Vème République, un exécutif n’a été confronté à une Assemblée nationale si problématique. Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, dont on disait qu’il sous-représentait des courants protestataires mais significatifs de l’opinion, s’est pris pour une proportionnelle intégrale. Résultat : l’exécutif ne dispose plus de cette majorité absolue de députés qui faisait de l’Assemblée nationale depuis longtemps – et plus encore depuis l’inversion du calendrier électoral – la courroie de transmission de l’exécutif. Avec 131 députés Nupes et 89 députés RN, l’Assemblée nationale se hérisse de radicalités hostiles au président.
Le Laboratoire de la République : Pour gouverner, quelles options le Président de la République peut-il retenir ? Quels instruments peut-il utiliser ?
Jean-Éric Schoettl : Le président de la République est dans son rôle en s’en préoccupant, car il lui appartient, en vertu de l’article 5 de la Constitution, d’« assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État ». N’y suffiront cependant ni l’injonction à coopérer pour le bien du pays, ni la promesse de dialogue et de recherche de compromis, ni les considérations méthodologiques. Tout cela se heurte à une fin de non-recevoir des trois oppositions. Or si les trois unissent leurs votes, le gouvernement tombe à la première motion de censure. L’une au moins de ces oppositions devra donc coopérer, et de façon suffisamment durable, ne serait-ce qu’en s’abstenant. Pour des raisons arithmétiques (la soixantaine de députés LR constitue un groupe charnière), comme qualitatives (c’est de LR qu’Ensemble ! est idéologiquement le moins éloigné), ce ne peut être que LR. Ne tournons donc plus autour de ce pot. L’exécutif n’a d’autre vrai choix, s’il veut assurer aux institutions un minimum de gouvernabilité et redresser le pays partout où le déclin se fait sentir (en provoquant la désaffiliation démocratique que l’on sait), que de s’entendre avec LR. Mais, pour cela, le passé étant ce qu’il est, il faut émettre des signes en sa direction. La main tendue vers les oppositions doit être plus spécifiquement tendue vers LR…
Il est à la fois possible et souhaitable que les trois composantes d’Ensemble ! et LR s’entendent pour rétablir l’ordre dans la cité et dans les finances publiques, revitaliser les services publics (à commencer par la santé et l’éducation), réindustrialiser le pays, faire respecter sans faiblesse le principe de laïcité, lutter contre le communautarisme et maîtriser les flux migratoires. Il s’agirait, au début, d’une convergence tacite, au coup par coup, mais une entente tacite réitérée peut se muer en accord durable. Pour cela, le discours présidentiel et la composition du gouvernement doivent être ajustés à ce qui apparaîtra nécessairement comme un coup de barre à droite. Il faut l’assumer car je ne vois pas d’autre issue à la situation actuelle.
Le Laboratoire de la République : Que nous indique le remaniement en matière de pratique des institutions ?
Jean-Éric Schoettl : C’est justement parce que la période est incertaine que l’exécutif doit adopter un cap ferme. Les compromis ne peuvent se bâtir que dans la clarté. Le discours du Chef de l’Etat, comme la composition du gouvernement, doivent participer à cette clarification. Le tout dernier remaniement (avec l’arrivée de Caroline Cayeux et de Christophe Béchu et le retour de Marlène Schiappa et Sarah El Haïri) est un pas dans la bonne direction.
Le Laboratoire de la République : La situation actuelle est-elle inédite dans l’histoire de la Vème République ? Que nous apprennent les expériences équivalentes de l’histoire récente des institutions ?
Jean-Éric Schoettl : Jusqu’à ce jour, il y a toujours eu une majorité en faveur de l’exécutif : en faveur du président ou, lors des périodes de cohabitation, en faveur du premier ministre. On cite le précédent de 1988, mais la chambre de 2022 n’est pas celle de 1988. En 1988, l’effectif de députés favorables à l’exécutif était beaucoup plus proche qu’en 2022 de la majorité absolue et le gouvernement pouvait compter sur un groupe centriste charnière substantiel et plutôt bien disposé à son égard.
Aujourd’hui, les extrêmes sont plus nombreux et n’ont nulle envie de négocier avec ceux qu’ils présentent comme responsables de la souffrance populaire. Sauf bien sûr à imposer leurs vues (taxation des «superprofits», retraite à 60 ans, mesures démagogiques sur le pouvoir d’achat …). Y céder, par souci d’égalité de traitement des diverses oppositions, serait semer la confusion. Plus encore si on cherchait artificiellement des confluences avec la Nupes (comme par exemple sur l’inutile constitutionnalisation du droit à l’IVG). Ces compromis, qui seraient des compromissions, ne seraient d’ailleurs pas payés en retour. Pour ne pas s’égarer, il y a des fossés dont il faut accepter de reconnaître l’existence. N’est-ce pas un réflexe conditionné à l’égard du RN ? De toutes façons, il faut s’attendre à une dégradation de la civilité démocratique. Elle se manifeste dès aujourd’hui par le refus de serrer la main de collègues. L’idéal serait évidemment que tous les députés apprennent à se respecter en dépit de leurs divergences et montrent une égale déférence pour les institutions de la République, ne serait-ce que par leur comportement en séance et par leur tenue. C’est à cela que pourrait au moins servir une chambre aussi éclatée. Mais c’est beaucoup demander à ceux qui ont fait de l’insoumission une raison sociale. A cet égard on n’observe pas de symétrie entre les extrêmes… Je crains surtout l’obstruction, phénomène rédhibitoire pour la démocratie.
Depuis une quarantaine d’années, l’article 49 (alinéa 3) de la Constitution s’est révélé une arme efficace. D’abord (ce pour quoi il était fait) pour surmonter les blocages inhérents à une opposition majoritaire mais divisée, cas de figure que nous rencontrons aujourd’hui bien plus encore que sous la IXème législature, où l’exécutif avait utilisé l’article 49 (3ème alinéa) 39 fois, dont 28 sous le gouvernement de Michel Rocard. Mais aussi pour contrer l’obstruction. Rappelons que, sous la législature écoulée, l’article 49 (alinéa 3) a été employé pour venir à bout de l’obstruction déchaînée contre le projet de loi instituant un régime universel des retraites (mars 2020). Avec une centaine de députés d’extrême gauche (nous ne savons rien de la pratique qui sera celle de RN à cet égard), la question de l’obstruction va devenir centrale. Le constituant de 2008 a injurié l’avenir en émoussant cette arme constitutionnelle pour en limiter l’emploi (en dehors des lois de finances et de financement de la sécurité sociale) à un texte par session.
Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Jean-Éric Schoettl est conseiller d’État et vice-président de la Commission du secret de la défense nationale.