Le Laboratoire de la République : Quelle est votre analyse de la chute éclair du régime de Bachar al-Assad, renversé en une dizaine de jours par les rebelles islamistes du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS) mené par Abou Mohammed al-Joulani ?
Patrice Franceschi : Vous utilisez le terme de « rebelles islamistes », d’autres médias sont moins prudents et utilisent simplement le terme de « rebelle » avec ce qu’il charrie de positif. Le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) est un groupe islamiste, il convient de le répéter. Il suffit de regarder la situation dans la poche d’Idleb qui est sous leur contrôle : c’est un petit califat totalitariste, sous influence turc à la mode Daesh. HTC n’a pas changé magiquement de nature en trois semaines.
Toute cette affaire me rappelle ce qu’il s’était passé en Iran en 1979 : la haine du Shah d’Iran était telle qu’en France tous les journaux encensaient l’ayatollah Khomeini, y compris les intellectuels comme Michel Foucault. Puisque Khomeini était contre le tyran reconnu, il avait le blanc-seing de la communauté internationale. Bachar al-Assad est un criminel devant l’Histoire, qui a du sang sur les mains jusqu’aux coudes. D’un point de vue moral, il est normal de se réjouir de sa chute. Mais d’un point de vue politique, il n’est pas impossible que celui qui le remplace aujourd’hui soit pire que lui, comme l’ayatollah Khomeini a été pire pour le peuple iranien que le Shah Mohammad Reza Pahlavi : il est donc hors de question de se réjouir de l’arrivée d’al-Joulani au pouvoir.
Le Laboratoire de la République : La Syrie pourrait donc tomber de Charybde en Scylla ?
Patrice Franceschi : Il ne faut avoir aucune confiance dans HTC. Ce sont les ennemis de l’Occident qui ont gagné, de nos démocraties et de toutes nos valeurs d’égalité et de liberté. Des islamistes téléguidés par la Turquie et financés par les Qataris. Ce groupe est morcelé, instable, mais tenu dans équilibre fragile par les Turcs.
Ce sont les Turcs qui sont à la manœuvre depuis le début : ce sont eux qui contrôlent indirectement la poche d’Idleb, ce sont eux encore qui ont amalgamé les résidus des groupes islamistes après l’éclatement de Daesh, du front Al-Nostra, d’Al-Qaeda et de dizaines d’autres groupes terroristes pour les réunir sous cette unité un peu factice d’HTC. Sans oublier les brigades islamistes étrangères, notamment les brigades françaises dont on estime qu’ils sont environ 200 avec al-Joulani, les islamistes ouighours, turkmènes et bien d’autres. Enfin ce sont eux qui ont fabriqué l’armée nationale syrienne (ANS), qui la contrôlent et la financent, notamment pour persécuter les Kurdes.
Tout cela forme une sorte de confédération islamiste plus ou moins bien contrôlé par la Turquie d’Erdoğan qui a deux objectifs clairs : chasser Bachar al-Assad du pouvoir et éliminer les Kurdes afin de pouvoir être les seuls maîtres du jeu dans la région. Or il me semble que cet agenda, pourtant assez bien établi, est souvent passé sous silence dans les médias.
Le Laboratoire de la République : Vous estimez que les Kurdes sont abandonnés par la communauté internationale ?
Patrice Franceschi : Oui, les Kurdes sont une fois de plus abandonnés par la communauté internationale, en particulier par les Américains. Ce sont les premières victimes des deals économiques des Etats-Unis avec les Russes, les Iraniens et les Turcs, exactement comme en octobre 2019 quand Donald Trump avait donné le feu vert à Erdogan pour s’emparer d’une partie des territoires libérés de Daesh par les Kurdes, où se retrouve aujourd’hui une partie de l’armée nationale syrienne qui les attaque et les persécute sans relâche.
Le Laboratoire de la République : Quid des chrétiens de Syrie ?
Patrice Franceschi : L’immense majorité est déjà partie, l’autre est soit du côté des forces démocratiques kurdes, soit est restée à Damas ou Alep. Ils n’ont rien à craindre dans l’immédiat, car la politique des islamistes menés par al-Joulani est de faire le moins d’esclandre possible pour faire croire qu’ils sont des partenaires démocratiques avec qui l’on peut discuter : il n’y aura probablement aucune exaction dans les premières semaines, voire les premiers mois. Mais ils ont tout à craindre dans l’avenir.
Le Laboratoire de la République : En parlant de stratégie de communication, le leader des islamistes, Abou Mohamed al-Joulani, a délaissé sa tenue traditionnelle pour le costume ou le treillis militaire, et depuis l’offensive qui a mené à la chute de Bachar al-Assad, il demande désormais qu’on l’appelle par son patronyme civil, Ahmed Hussein al-Charaa, et non plus par son nom de guerre. Faut-il y voir des signes positifs pour le futur de la Syrie ou est-ce de la poudre aux yeux ?
Patrice Franceschi : C’est toute la force de la taqîya (dissimulation de la foi dans un but de conquête, NDLR). Il s’agit de faire baisser la garde aux ennemis potentiels, c’est à dire à l’Occident, leur faire croire que l’on a complètement changé, que l’on est en réalité un groupe parfaitement raisonnable, fréquentable, compatible avec les valeurs humanistes. Abou Mohammed al-Joulani n’imposera pas la sharia dès les premières semaines, la stratégie est pensée à long terme. HTC va simplement tromper la communauté internationale et attendre le moment opportun pour établir son régime totalitaire, une fois qu’ils se sentiront suffisamment solidifiés au pouvoir. Les islamistes qui viennent de renverser Bachar al-Assad ne commettront pas les mêmes erreurs que les talibans qui se sont décrédibilisés trop vite sur la scène internationale.
Le Laboratoire de la République : Jean-Noël Barrot, le chef de la diplomatie française démissionnaire a annoncé après la chute de Bachar al-Assad que l’appui de la France à la transition politique « dépendra du respect des droits des femmes, des minorités et du droit international ». Or, vous soulignez avec justesse que ces droits seront respectés dans le cadre de la taqîya, au moins pendant les premiers mois du nouveau régime. A quoi faut-il conditionner l’appui de la France dans ce cas-là ?
Patrice Franceschi : Il ne faut pas être dupe et intégrer le fait que les signes positifs que l’on risque de constater dans les premiers mois en Syrie – notamment pour les femmes – font partie d’une communication soigneusement orchestrée et pensée en amont. Il faut donc bien sûr renouer des liens diplomatiques, s’impliquer et discuter avec les pouvoirs en place mais sans naïveté. On peut imaginer par exemple imposer à al-Joulani que les Kurdes – qui contrôlent un tiers des territoires et qui sont pour l’instant les seuls vrais démocrates de la région – soient une composante des discussions, et non pas seulement des cibles à éliminer pour l’armée nationale syrienne. Il est nécessaire que l’on conditionne le soutien de la France à la garantie de sécurité des Kurdes et à leur intégration dans la construction d’une solution politique : si les nouvelles forces politiques en Syrie se plient à ces exigences, alors ce sera un gage de sérieux, sinon c’est de la pure taqîya qu’il faudra dénoncer.
Reste aussi l’inconnue de la stabilité réelle de la coalition islamiste d’HTC : il ne faut pas oublier que tous ces groupuscules issus de Daesh, des différentes milices, d’Al-Nostra etc. se détestent entre eux. Il n’est pas impossible que la Turquie ne parvienne pas à contenir les rivalités de pouvoir qui vont se faire jour dans les prochaines semaines et que cet épisode ne se termine à la libyenne.