Sommes-nous vraiment prêts à le relever ? La question du changement climatique cristallise certaines peurs, celle de l’avenir de notre planète, des futures générations. Alors que La COP27 s’achève et nourrit ce dialogue entre les dirigeants du monde, le titre du dernier ouvrage de Bertrand Badré, « Voulons nous sérieusement changer le monde ? » semble être plus que d’actualité. Ancien Directeur Général de la Banque mondiale, il dirige actuellement Blue like an Orange, il revient pour nous sur l’urgence à réussir cette transformation.
Le Laboratoire de la République : La tenue de la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique fixe une fois de plus les enjeux des bouleversements auxquels le monde fait face. Un des objectifs fixés est de renforcer les ambitions d’une solidarité internationale. Pensez-vous que nous en prenions le chemin ? Cette fraternité à l’échelle mondiale est- elle vraiment possible ?
Bertrand Badré : Nous n'avons pas le choix. Comme déjà évoqué dans mes différents ouvrages et reprenant d'ailleurs les paroles de l’encyclique « fratelli, Tutti » du Pape François : « on n'est pas forcément sur le même pont ou dans la même classe, mais on est tous sur le même bateau. » Si nous n’avons pas une approche fraternelle de cette question planétaire, nous n'y arriverons pas. Des efforts formidables sont faits en France et en Europe. Mais la réalité est plus complexe. Si on ne permet pas à des pays qui ne sont pas partie de la même situation que nous, en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, de s'accrocher au paquebot, on aura tout perdu. La bataille du climat se livre partout tant à Bruxelles, Washington que Paris. Elle se gagnera ou se perdra à la fin à Delhi ou à Bogota. Et donc cette COP est très importante parce qu'elle met le doigt là où ça fait mal. Les pays riches s'étaient engagés à accompagner financièrement les plus pauvres à hauteur de 100 milliards de dollars par an pour l’action climatique pour la période 2020-2025. Cet objectif a été rappelé à Copenhague en 2009, à Paris en 2015. Nous sommes en 2022 et nous n’y sommes toujours pas. Les pays qui souffrent le plus du climat sont précisément ceux qui n'ont pas contribué à ce changement climatique. La proportion des émissions de gaz à effet de serre qui relèvent des anciens pays industrialisés est colossale par rapport à ce qu'a pu émettre un pays comme la Côte d'Ivoire, le Cambodge, la Bolivie ou la Colombie.
On est effectivement dans une approche où la fraternité est probablement une des clés, une fraternité intéressée d'ailleurs, mais une fraternité malgré tout. Certains imaginent un monde où l’on construit des digues et des murs protégés par des drones ou toutes sortes de prouesses technologiques qui nous isolent du reste du monde. Cela ne peut pas être ma vision.
Le Laboratoire de la République : En désignant deux ministres chargés respectivement de la transition écologique et de la transition énergétique, le gouvernement français souhaite renforcer son action de planification. Est-ce selon vous, suffisant ?
Bertrand Badré : je n'ai pas d'avis sur la structuration gouvernementale elle-même et je n'aime pas tellement le mot de « transition », je lui préfère celui de transformation. Il ne s’agit pas non de réduire cette question aux émissions de carbone. En tirant sur la pelote on s’aperçoit rapidement que cette transformation pose un cadre plus vaste et que tous les sujets viennent les uns derrière les autres. S’il suffisait que nous ayons tous une voiture électrique pour qu'il n'y ait plus de problème, ce serait simple. La construction de la voiture électrique est un sujet complexe en soit. Même chose pour la question des éoliennes. On voit bien que le concept qui se développe c'est celui de transition juste, parce qu'il y a une dimension sociale. Tous ces sujets sont très liés les uns aux autres et remettent en question notre modèle, notre mode de production, de consommation et de financement.
Ces transformations sur le développement durable et le climat ne se passent pas d’ailleurs comme on l'avait prévu en 2015. On a implicitement laissé la main libre à « la main invisible » en pensant que le marché allait faire le boulot. Sept ans plus tard, on a certes fait des progrès, mais très insuffisants. Les Français aiment bien le mot de « planification », il leur rappelle la période de la reconstruction à la sortie de la seconde guerre mondiale. Je pense qu'effectivement qu’il faut une planification mais pas seulement étatique. Il faut surtout garder cet esprit de la planification à la française où tout le monde a été capable de se mettre autour de la table en disant : « voilà, on a un objectif qui est celui-là, comment peut-on ajouter les pièces ? Comment chacun peut y contribuer sachant qu’il y aura des gagnants et des perdants ? » A l’heure actuelle, nous sommes dans cette phase où il faut rendre la main un peu plus visible. Cela oblige à prendre des décisions fortes. Ce qui peut expliquer que les débats soient tendus en ce moment. Non seulement parce que la conjoncture est plus difficile, que la crise énergétique est là mais aussi parce qu'on se rend compte que la situation doit être prise au sérieux et la prise de décision aura des conséquences sur le long terme.
Le Laboratoire de la République : le premier chantier de cette planification écologique est l'eau. Face à la complexité du sujet, pensez-vous qu’il faille accorder plus de place au travail de la recherche, à la science dans le débat d’idées et la prise de décision politique ?
Bertrand Badré : Je n'aime pas parler de priorité parce que dans la planification, on comprend précisément que les sujets sont liés et que tout est prioritaire. Il faut traiter les sujets les uns avec les autres. L'eau est évidemment un sujet central, mais j'ose dire ni plus ni moins que le CO2, la biodiversité, nos équilibres sociaux, environnementaux. Avoir une approche d'ensemble de rénovation de notre modèle économique est essentiel et non la prendre par petits bouts. Ne perdons pas à l’esprit que depuis la création, le vieux principe de Lavoisier s’applique à la planète terre : « rien ne se perd, tout se transforme ». Le problème, c'est que cette eau, elle est plus ou moins disponible, plus ou moins propre. Et c'est un problème mondial. Le cycle de l'eau est mondial et en même temps, c'est très local. On est obligé de penser mondial et d'agir local.
La prise en compte du réchauffement climatique a un fondement scientifique. Il y a un travail de pédagogie, de compréhension nécessaire. Il faut évidemment laisser sa place pleine et entière à la science et aux faits dans l'intérêt même de la parole politique. Dans un monde où les gens ne croient plus aux experts, il faut à la fois au maximum réhabiliter la science pour que la parole complotiste recule. Et en même temps, il ne faut pas la nier. Et donc la question se pose : « comment embarque -t-on tous ces gens-là sans créer de psychodrame, voire de révolte? »
Le Laboratoire de la République : Les grandes écoles françaises s’emparent de la question climatique pour adapter le système éducatif aux nombreux défis. Vous intervenez régulièrement dans des grandes universités à travers le monde pour partager votre expérience et analyse, pensez-vous que nous soyons assez compétitif par rapport à d’autres pays du monde ?
Bertrand Badré : Je suis revenu en France il y a un an. J'ai fait un certain nombre d'interventions dans un certain nombre d'écoles et d'universités. Ça ne me donne pas une légitimité pour savoir si on est bien ou mal formé ici. En revanche, ce qui me parait central c ‘est d’avoir une approche multidisciplinaire. Notre faiblesse c'est que le rayonnement de nos institutions est plus limité que le rayonnement des grandes institutions anglo-saxonnes. C'est triste, mais c'est comme ça. C'est aussi important de regarder ce qui peut se passer dans les grandes universités britanniques ou américaines qui ont une force de frappe, y compris financière, infiniment supérieure à la nôtre. On a quand même beaucoup d’atouts qu’il faut valoriser. Je pense aux savoir-faire d’entreprises telle que Veolia, à l’effervescence de la French tech, aux nombreux intellectuels et chercheurs comme le penseur du « nouveau régime climatique » Bruno Latour ou le prix Nobel Jean Tirole. J'ai eu la chance d'avoir des responsabilités internationales, j’ai pu observer l’influence de la France. Elle n'est pas non plus infinie. L'Europe est un levier important à ne pas négliger, elle a une capacité à faire travailler ensemble des pays et c’est là un chemin d’avenir. Et probablement aussi, on ne prend pas complètement en compte les liens possibles avec les Britanniques.
D’une manière générale, il y a toujours intérêt à construire ces ponts entre toutes les parties prenantes : entreprises et ministères, mais aussi la puissance publique avec les ONG. Chacun est convaincu d'avoir raison tout seul. Donc il faut des endroits où tous les gens qui auraient raison tout seul se rendent compte qu'ils n'ont pas forcément raison sur tout et qu'ils sont plus pertinents ensemble. C'est un enjeu majeur. Je suis très préoccupé de l'urgence à trouver des solutions, là encore une fois il faut faire preuve d'intelligence collective.