Auteur : Erévan Rebeyrotte

Lettre d’Amérique latine (5) : Le Brésil sous tension : espoirs écologiques, divisions politiques

par Erévan Rebeyrotte le 22 avril 2025
Du sommet des collines de Rocinha aux plages lumineuses de Copacabana, le Brésil déploie ses paradoxes. Terre de contrastes et de luttes, il oscille entre aspirations sociales et urgence environnementale. Alors que la COP30 approche à grands pas et que le monde aura les yeux tournés vers Belém, le pays s’efforce de concilier développement économique, justice sociale et préservation de l’Amazonie. Dans les rues de Rio, les tensions politiques restent vives : Lula, revenu au pouvoir avec une promesse de réconciliation, suscite autant d’espoirs que de défiance. Entre les partisans du renouveau social et les nostalgiques d’un ordre autoritaire incarné par Bolsonaro, notre correspondant en Amérique latine, Erévan Rebeyrotte, prend le pouls de cette société brésilienne fragmentée.
Lors de mes pérégrinations à Rio de Janeiro, j’ai eu l’occasion d’échanger avec de nombreux habitants. Tous partagent la même ville, mais évoluent dans des réalités profondément contrastées. Ces rencontres m’ont permis de saisir une fracture marquée : d’un côté, ceux qui placent leurs espoirs en Lula ; de l’autre, ceux qui voient dans sa politique une source d’insécurité, estimant qu’elle favorise les favelas en leur apportant soutien et protection. Lors de mon voyage, j’ai d’abord exploré la favela de Rocinha, guidé par Renaldo, un habitant né et élevé dans ce quartier. Avec passion et lucidité, il m’a partagé son regard sur les transformations vécues sous la présidence de Lula. Selon lui, l’arrivée de ce dernier au pouvoir a marqué un tournant : des écoles, des hôpitaux et des gymnases ont vu le jour, offrant enfin des infrastructures essentielles à une population trop longtemps oubliée. Malgré la persistance d’une criminalité omniprésente — armes et drogues circulant presque librement — ces améliorations ont insufflé un nouvel espoir à de nombreux habitants. La présence de touristes y est paradoxalement protégée non par la loi, mais par la peur : celle que l’irruption de la police, à la suite d’un incident, ne déclenche une fusillade sanglante. Dans cette société parallèle, hors du cadre étatique, des règles strictes s’imposent : quiconque menace un visiteur risque des représailles sévères, comme la mutilation, tant les conséquences pourraient être dramatiques pour toute la communauté. Rocinha vit en marge du système, mais elle obéit à ses propres lois. Plus tard, dans un tout autre décor, sur la plage de Copacabana, j’ai rencontré Luis, un policier, et Anita, une avocate. Autour d’un café, face à l’océan, ils m’ont livré une vision radicalement opposée. Tous deux s’inquiètent du retour de Lula au pouvoir, qu’ils accusent de fermer les yeux sur la violence des cartels et des milices qui gangrènent le pays. À leurs yeux, sa politique est trop laxiste et contribue à fragiliser encore davantage les quartiers populaires. Pour cette raison, ils ont voté Bolsonaro lors des dernières élections, espérant une réponse plus ferme face à l’insécurité. Encore aujourd’hui, l’ombre de Jair Bolsonaro, reste omniprésente. Le 26 mars dernier, la Cour suprême brésilienne a décidé d’ouvrir un procès contre l’ancien président pour tentative de coup d’État. Bolsonaro, qui a gouverné de 2019 à 2022, se trouve désormais accusé d’avoir fomenté une conspiration pour conserver le pouvoir à tout prix après sa défaite en 2022 face à Luiz Inácio Lula da Silva. Selon les enquêteurs, il aurait même envisagé l’assassinat de Lula et d’autres figures politiques. Les charges contre lui, parmi lesquelles "coup d’État" et "organisation criminelle armée", pourraient lui valoir plus de 40 ans de prison. Enfin, la question écologique, notamment la gestion de l'Amazonie, constitue un autre champ de bataille pour le Brésil. Sous Jair Bolsonaro, la politique environnementale du pays avait sombré dans un abandon préoccupant. Un "laisser-faire" quasi officiel avait ouvert grand les portes à une déforestation galopante, dont l’ampleur devenait chaque jour plus dramatique. Mais l’arrivée de Lula au pouvoir a marqué un tournant. Entre août 2023 et juillet 2024, la déforestation a chuté de moitié. En un an, ce sont 6 288 kilomètres carrés de forêt qui ont disparu — l’équivalent de la Savoie — contre 13 000 km² en 2021, au paroxysme de l’ère Bolsonaro. Pourtant, malgré cette embellie relative, l’Amazonie continue de souffrir. La déforestation demeure à des niveaux alarmants, et les flammes, attisées par une sécheresse d’une rare intensité, poursuivent leur œuvre dévastatrice au cœur de la forêt. Pourtant, même sous Lula, l’Amazonie demeure une frontière entre développement économique et préservation écologique. Le président, tout en affichant une politique ambitieuse pour la sauvegarde de la forêt, soutient également des projets controversés, comme la construction d’une autoroute traversant l’Amazonie, pour faciliter l’accès aux ressources et au commerce. Cette contradiction entre les discours écologiques et les projets d’infrastructure illustre la complexité des choix auxquels le pays fait face à l’aube de la COP30, qui se tiendra à Belém en novembre prochain. Sources : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/03/15/les-actions-de-lula-en-faveur-de-l-amazonie-ne-doivent-pas-masquer-le-fait-qu-il-a-cede-sur-d-autres-dossiers-environnementaux_6581387_3210.html https://reporterre.net/Au-Bresil-malgre-ses-promesses-ecologiques-Lula-promeut-le-petrole-et-la-deforestation https://www.francetvinfo.fr/monde/bresil/assaut-contre-des-lieux-de-pouvoir/l-ex-president-bresilien-jair-bolsonaro-sera-juge-pour-tentative-de-coup-d-etat_7153254.html Les dernières lettres : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-4-la-bolivie-fete-ses-200-ans-dindependance-dans-une-annee-delections-et-de-crises/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-3-le-perou-une-histoire-de-douleur-doubli-et-de-larmes/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Lettre d’Amérique latine (4) : la Bolivie fête ses 200 ans d’indépendance dans une année d’élections et de crises

par Erévan Rebeyrotte le 8 avril 2025
La Bolivie, ce pays niché au cœur de l'Amérique du Sud, bordé par le Brésil, l'Argentine, le Paraguay, le Chili et le Pérou, célèbre cette année le bicentenaire de son indépendance. Un événement majeur, véritable symbole de fierté nationale, qui se décline en festivités vibrantes et en un éclat de couleurs dans toutes les villes du pays. C’est donc tout naturellement que cette quatrième lettre d’Amérique latine, rédigée par notre correspondant Erévan Rebeyrotte, est consacrée à cet anniversaire, cher au cœur de la population bolivienne.
À Sucre, dans la « Casa de la Libertad », la ville vibre au rythme de la célébration des 200 ans d’indépendance de la Bolivie. Un lieu chargé d’histoire, où, en 1825, la jeune république naissante se libérait du joug colonial espagnol. 2025 est une année importante de commémorations, marquée par des cérémonies et des rassemblements populaires, mais l’atmosphère est loin d’être simplement festive. La Bolivie, aujourd'hui, se trouve plongée dans une crise politique et économique qui assombrie les célébrations. Au cours de mon périple en Bolivie, j’ai été témoin à plusieurs reprises de la détresse de la population. Des « collectivos » annulés en raison d’une pénurie de diesel, des pharmacies fermées faute de réapprovisionnement, des manifestations devant le Parlement de La Paz pour dénoncer les politiques sociales et économiques du gouvernement en place. À Potosí, des touristes occidentaux, animés par une curiosité mal orientée, se rendent dans les mines où les ouvriers luttent pour extraire de l'argent et d'autres ressources précieuses. Ces travailleurs, ancrés dans un autre siècle, œuvrent sans équipement de sécurité, maniant encore pioches et chariots manuels sur des rails rouillés. L'espérance de vie des mineurs est d'à peine 45 ans. Ils sacrifient leur santé, usent leurs poumons et leur corps pour gagner leur vie, au péril même de leur existence. Deux siècles ont passé depuis que des hommes comme Simón Bolívar et Antonio José de Sucre ont forgé l’indépendance de la Bolivie, porteurs d’un rêve de liberté, d’égalité et de fraternité. Aujourd’hui, l’image de Bolívar, ce héros au visage marqué par la guerre, semble s’éloigner de la réalité bolivienne. Le pays, s’il a vécu d’innombrables révolutions et changements de régime depuis, est aujourd’hui pris dans les mailles d’une crise politique persistante. Le dernier épisode en date : un coup d’État manqué en juin 2024 qui, loin d’ouvrir la voie à une stabilité, a ajouté une couche de méfiance envers les institutions et le système politique. En août prochain, alors que le pays se prépare à fêter son indépendance, c’est une autre épreuve qui attend les Boliviens : les élections générales. Les citoyens seront appelés aux urnes pour choisir leur président, vice-président, ainsi que les membres des deux chambres du parlement. Ces élections, dans un climat politique marqué par l’instabilité, pourraient bien redéfinir le paysage de la Bolivie pour les années à venir. Mais c’est surtout une figure qui capte l’attention : Evo Morales, l’ex-président, dont le retour sur la scène politique divise. Malgré l’interdiction légale de se présenter, l’ancien chef d’État défie la justice et se lance dans la bataille, promettant un retour triomphal. Le spectre de son dernier mandat, marqué par des accusations de corruption et une crise de légitimité, plane toujours sur le pays. Il est notamment visé par un mandat d’arrêt dans l’affaire concernant la « traite » d’une mineure. Il est accusé d’avoir entretenu une relation en 2015 avec une adolescente de 15 ans, avec le consentement des parents en échange d’avantages. En parallèle, la question de la corruption reste un point central dans le débat national. Des citoyens, particulièrement des jeunes, expriment leur lassitude face aux scandales qui gangrènent les sphères politiques. C’est dans ce contexte que des figures comme Nayib Bukele, le président du Salvador, trouvent un écho chez certains Boliviens. Ce « dictateur cool », à la tête d’un pays en mutation, est vu par certains comme une alternative face à un système politique qu'ils jugent trop corrompu et inefficace. Une jeune Bolivienne m'a même montré une vidéo de propagande de Bukele, le dépeignant comme un héros capable de régler tous les problèmes du Salvador. Cette admiration pour un leader autoritaire, pourtant reconnu pour ses dérives, soulève des questions sur l’avenir de la démocratie en Bolivie et en Amérique latine. Alors que le pays fête son bicentenaire, la Bolivie semble se retrouver à un carrefour, entre l’aspiration à une gouvernance plus forte et la volonté de préserver un système démocratique, même fragile. Lettres parues : Lire "Lettre d'Amérique latine (3) : Le Pérou, une histoire de douleur, d'oubli et de larmes" https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-3-le-perou-une-histoire-de-douleur-doubli-et-de-larmes/ Lire "Lettre d'Amérique latine (2) : La Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d'embûches" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ Lire "Lettre d'Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Lettre d’Amérique latine (3) : le Pérou, une histoire de douleur, d’oubli et de larmes

par Erévan Rebeyrotte le 31 mars 2025 perou
Direction le pays des Incas, le Pérou, cette terre fascinante imprégnée de traditions ancestrales et de cultures millénaires. Pourtant, ce pays magnifique est depuis bien longtemps marqué par des crises politiques incessantes. Le Laboratoire de la République profite de la présence d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, pour offrir un témoignage de la mémoire historique et politique du Pérou. Cette lettre s’est enrichie grâce à deux rencontres : celle de Fernando Carvallo, ancien représentant du Pérou à l’Unesco et ancien directeur du musée de la mémoire à Lima (en faveur des victimes de conflits armés) et celle de Luis Jaime Castillo, ancien ministre de la culture. Mais elle a aussi été nourrie par les témoignages des Péruviens rencontrés au cours de l’exploration de ce pays fascinant, à la fois bouleversant et grandiose.
Lorsque Pía, une amie péruvienne, résuma l’histoire de son pays par ces mots « una historia de dolor, olvido y lágrimas » (une histoire de douleur, d’oubli et de larmes), elle capturait toute la tragédie qui traverse le Pérou depuis des décennies. Comme tous les Péruviens que j’ai croisés, Pía désigne les hommes et les femmes politiques, accusés de corruption et d’illégalité, comme responsables de cette spirale de souffrance collective. Une souffrance exacerbée par la violence du terrorisme, héritage encore vivace dans la mémoire du pays. Un exemple récent : lorsque j’arrivai à Lima, mi-mars, la capitale était en état d’urgence après qu’un groupe de tueurs à gages ait ouvert le feu sur un bus transportant l’orchestre péruvien Armonía 10, dont faisait partie le chanteur Paul Flores. Luis Jaime Castillo, ancien ministre de la culture, me confia sa conviction que l’État péruvien devrait prioriser la lutte contre la pauvreté sociale et économique plutôt que de concentrer ses efforts sur une politique de mémoire pour recenser les traumatismes du peuple. Selon lui, le pays doit se tourner vers l’avenir et améliorer le quotidien de ses citoyens, tout en combattant des phénomènes comme le wokisme et le néo-féminisme, qu’il considère comme des vecteurs de haine. « Les peuples indigènes sont reconnus en Amazonie, mais comme dans tous les pays d’Amérique, à la différence de la France, les communautés ne jouissent pas des mêmes droits. Chaque groupe bénéficie d'avantages spécifiques. Il n'existe aucune véritable politique d'égalité. Le wokisme, en cherchant à effacer l’histoire des conquistadors, a contribué à la montée des mouvements réactionnaires. La victoire de Trump est le fruit d’une campagne démocrate déconnectée des préoccupations réelles du peuple américain, notamment la question de l’immigration. », me confia-t-il avec une conviction conservatrice. Fernando Carvallo, quant à lui, insiste sur la nécessité pour le Pérou de se ressourcer dans les leçons du passé afin de ne pas répéter les erreurs qui ont conduit à la situation actuelle. Le pays, selon lui, doit tirer les enseignements des échecs du passé pour construire un avenir meilleur. Et les faits sont là : le Pérou est le seul pays au monde où tous les présidents du XXIe siècle sont, ou ont été, impliqués dans des affaires judiciaires graves. Certains sont actuellement devant la justice, d’autres sont emprisonnés. Depuis la naissance de la République péruvienne, le pouvoir est vu comme une ressource financière personnelle, une coutume qui perdure. Sous le mandat de Dina Boluarte, élue vice-présidente en 2021, et maintenant présidente, le Pérou a vu naître un gouvernement plus à droite que tout ce que le pays n’avait connu depuis des décennies. La présidente fait face à plusieurs enquêtes, notamment des accusations concernant des opérations de chirurgie cachées au Congrès, avec des allégations selon lesquelles le chirurgien n’aurait pas fait payer ses opérations avec la garantie de postes administratifs pour ses amis et sa famille. Ce climat de méfiance et de corruption se perpétue. Dans les profondeurs de la vallée sacrée, entre Pisac et le Machu Picchu, la réalité péruvienne prend un tour encore plus désolant. Les communautés locales, laissées pour compte, sont totalement exclues du système médical et judiciaire. La police est absente, et le plus proche hôpital se trouve à des heures de marche, ou de cheval, traversant des cols escarpés. Les seules traces de vie politique visible sont les slogans peints sur les murs des maisons, évoquant les prochaines élections présidentielles de 2026 avec une cinquantaine de candidats ! Mais aujourd’hui, il semblerait que le Pérou, malgré ses souffrances internes, ait trouvé un allié en dehors du continent : la Chine. Ce pays investit massivement dans les infrastructures péruviennes, notamment à travers des projets portuaires qui suscitent la méfiance des États-Unis. Le Pérou est désormais vu par les Américains comme une « colonie chinoise » en devenir, un projet géopolitique qui pourrait redéfinir l’équilibre de puissance dans cette région. Ainsi se dessine, à travers ces rencontres et témoignages, l’histoire du Pérou : un pays où les cicatrices du passé sont encore bien visibles, mais où le regard se tourne inexorablement vers l’avenir, malgré les défis immenses. Entre douleur et espoir, oubli et résistance, la route reste longue pour cette nation qui cherche à se reconstruire, tout en affrontant les démons de son histoire et les failles de son présent. Un pays magnifique, certes, mais un pays qui porte en son âme les traces indélébiles de luttes sans fin. Lire "Lettre d'Amérique latine (2) : La Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d'embûches" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ Lire "Lettre d'Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Lettre d’Amérique latine (2) : la Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d’embûches

par Erévan Rebeyrotte le 18 mars 2025
Après le Mexique, la Colombie se trouve sous le regard attentif du Laboratoire, grâce à la présence de l’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, en Amérique du Sud. Ce pays, riche de son histoire et de sa culture, est souvent perçu à travers le prisme de ses luttes internes. La Colombie, démocratique et résolument attachée à ses principes républicains, a toujours été une république intacte, un contraste frappant avec des nations comme la France, où la république est parfois remise en question. Mais, malgré ses fondements solides, la Colombie a dû faire face à un défi majeur : pacifier ses différents conflits internes. La paix ici prend de multiples visages : la paix urbaine, la paix sociale, la paix internationale, et bien sûr, la paix avec un passé lourd de violence. C’est dans ce cadre que je me suis entretenu avec Yves Basset, professeur de sciences politiques à l’Université de La Riota à Bogotá, dont les paroles résonnent encore dans ma réflexion sur la pacification du pays.
Photo/droite: président Gustavo Petro /gauche: Atanas Mockus Faut-il s'habiller en « carotte » ou exhiber son « arrière-train » pour promouvoir la paix et le retour à l'ordre républicain ? Une question étonnante mais non dénuée de sens à la lumière des actions d'Atanas Mockus, ancien maire de Bogotá, ancien sénateur et candidat à la présidence. Au début du siècle, sa victoire électorale fut une surprise, et sa réélection, un véritable phénomène. Dans une capitale en proie à la violence et à l'anarchie, il introduisit la « loi des carottes », une série d'initiatives ludiques et symboliques visant à sensibiliser les citoyens à la nécessité du civisme. Des mimes en blanc, des panneaux de signalisation insolites et des gestes simples comme des pouces levés ou baissés ont transformé Bogotá, la ville où plus de 1 100 personnes mourraient chaque année sous les roues des voitures, en un modèle de pacification. En 2003, ce chiffre était descendu à moins de 600, prouvant qu'un autre chemin était possible. Mais la pacification de la Colombie ne se limite pas à des exemples isolés comme celui de Bogotá. Le pays a connu une transition nationale intéressante. Après des décennies de gouvernements de droite réfractaires à tout changement, le pays a élu en 2022 son premier président de gauche, Gustavo Petro. Ce fut un tournant majeur, non sans turbulences. L’histoire récente du pays a été marquée par des crises sociales, la répression violente des manifestations et la gestion difficile des accords de paix. La gauche au pouvoir, en dépit de ses promesses de transformation, a dû faire face à la réalité d’une majorité parlementaire insuffisante et à des réformes difficilement réalisables. Les attentes étaient élevées, notamment concernant la "paix totale", un programme ambitieux de négociation avec tous les groupes armés, anciens guérilleros et anciens paramilitaires. Pourtant, entre 2016 et 2020, plus de mille militants colombiens, écologistes, syndicalistes, et défenseurs des droits indigènes ont perdu la vie. Le pays s’enfonçait encore davantage dans un cycle de violence, malgré les promesses de pacification. Dans ce contexte, Yves Basset soulignait l'importance de ne pas voir la paix comme une simple négociation avec les groupes armés, mais comme un véritable travail de réconciliation sociale, incluant des réformes profondes sur les droits humains et la répartition des terres. En dépit des échecs de réformes, il existe des avancées notables. Le gouvernement a pu faire passer sa réforme des retraites (qui risque prochainement d’être censurée par le Conseil constitutionnel à cause de débats houleux jugés trop rapides au Congrès). Un autre exemple, la réforme agraire, clé dans les accords de paix signés avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a permis de formaliser la propriété de vastes étendues de terre et de commencer à redistribuer ces biens dans un pays où la violence des inégalités foncières était une source constante de conflit. Il y a également eu des progrès significatifs dans la gestion des manifestations sociales. Alors que les gouvernements précédents de droite les réprimaient très violemment, suspectant que les guérilleros se cachaient dans les cortèges, les manifestations à partir de 2022 ont été globalement pacifiques et gérées de manière plus sereine. Concernant les FARC, après leur démobilisation, le groupe s’est transformé en un parti politique appelé "Comunes". Bien que cinq sièges au Sénat et à l’Assemblée aient été accordés, la situation politique reste fragile pour l'ex-guérilla, qui peine à s’intégrer pleinement dans le paysage politique colombien. Un autre groupe dissident, l’État-major central, continue d’être actif, et les tentatives de négociation n’ont pas donné de résultats concrets. Lors de mon séjour à Bogotá, Maria-Emilia, une militante pour les droits des femmes et des LGBTQIA+, m’a expliqué que l’intégration des anciens guérilleros dans la société colombienne reste une tâche complexe. Les femmes, maltraitées dans le cadre de leur ancienne vie de guérillères, doivent réapprendre à vivre en société. Quant aux ex-membres des FARC, beaucoup d’entre eux peinent à se reconvertir, notamment à cause des compétences acquises dans des activités illégales comme la contrebande ou le narcotrafic où ils gagnaient bien mieux leur vie. Sur le plan social, des progrès ont également été réalisés pour les minorités, notamment afro-colombiennes, même si de nombreux défis demeurent. La montée en puissance de la première vice-présidente afro-colombienne a marqué un tournant dans la reconnaissance de ces populations, mais la route reste semée d’embûches, comme l’atteste l’incident de "blackface" que j’ai vu lors du Carnaval de Barranquilla. Il reste encore beaucoup à accomplir pour déconstruire les stéréotypes, notamment racistes. Le débat sur l'histoire du pays demeure largement fermé à cause des récents déboulonnages des statues de conquistadors. La violence de cet acte, couplée à son héritage historique, n'a pas encore suffi à mobiliser la population vers des actions concrètes. Le président, dans la dernière année de son mandat, envisage de tenir des référendums afin de clarifier l'opinion publique et d'ouvrir un espace de réflexion sur ces questions. À l’international, la Colombie navigue avec prudence dans ses relations diplomatiques, notamment avec les États-Unis. Bien qu’il existe une coopération étroite entre les deux pays, particulièrement en matière de lutte contre le narcotrafic, le climat politique de la région reste instable. L'élection de Donald Trump, qui a généré des tensions sur la question des immigrés, a incité le gouvernement colombien à prendre des mesures pour protéger ses citoyens. Mais les relations restent tendues et le pays doit gérer ses alliances avec prudence. Les deux présidents ont une fâcheuse habitude à s’envoyer des « piques » par l’intermédiaire du réseau social X. Cela ne procure rien de bons dans les relations entre les deux pays notamment en septembre lorsque les Etats-Unis devront choisir de redonner un blanc-seing visant à continuer les relations pour lutter contre les narcotrafiquants. Malgré les épreuves et les échecs, la Colombie avance sur son chemin de pacification. Les promesses de réconciliation sont souvent retardées par des obstacles politiques, sociaux et économiques, mais elles ne sont pas abandonnées. Yves Basset nous rappelle que la paix en Colombie est un processus complexe et multifacette, qui nécessite la participation de tous les acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Et tandis que le processus de pacification continue de se déployer, la Colombie se transforme lentement, avec l'espoir que, finalement, la paix soit plus qu'une simple négociation : un véritable changement social et politique. Lire la « Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump » : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/ Autres sources : Infobae El Espectador Libération

Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump

par Erévan Rebeyrotte le 18 février 2025
Le Laboratoire de la République saisit chaque opportunité pour enrichir sa réflexion et élargir son réseau à l’international. Profitant de la présence en Amérique latine d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, l’association engage une série de rencontres avec des acteurs politiques, intellectuels et économiques du continent.
Pour cette première lettre d’Amérique latine, nous nous rendons à la ciudad de Mexico pour rencontrer Jorge Castañeda, intellectuel et homme politique mexicain de premier plan. Ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique (2000-2003) et représentant du pays aux Nations unies, il a également enseigné dans plusieurs universités prestigieuses, dont la Universidad Nacional Autónoma de México, Princeton, New York, Cambridge et Sciences Po Paris. Figure influente de la diplomatie latino-américaine, il partage son analyse sur les relations internationales du Mexique, notamment avec les États-Unis, l’Europe et la France, dans un contexte marqué par des tensions économiques, migratoires et diplomatiques. Erévan Rebeyrotte : Avec la réélection de Donald Trump, le Mexique doit affronter des tensions commerciales accrues, notamment avec l’imposition de nouveaux droits de douane sur l’acier et l’aluminium. Comment le Mexique peut-il répondre à ces défis et préserver sa souveraineté économique et territoriale ? Jorge Castañeda : Les défis sont dangereux et difficiles à surmonter. S’il s’agissait d’un simple différend commercial, on pourrait adhérer ou non aux théories de Donald Trump. Les déséquilibres commerciaux résultent souvent de subventions. En 2024, les États-Unis et le Mexique affichent un déficit commercial de 171 milliards de dollars, une somme relativement modeste par rapport à leur produit national, mais néanmoins conséquente. Cependant, la question dépasse le cadre strictement économique. Trump utilise les droits de douane non seulement à des fins commerciales, mais aussi pour obtenir des concessions du Mexique sur des sujets tels que l’immigration, la sécurité et le trafic de drogue. Le Mexique se voit ainsi contraint de répondre aux exigences de Trump dans ces domaines. Les observateurs étrangers sont frappés par le sentiment et l’identité nationale des Mexicains, mais ils sous-estiment souvent la vulnérabilité du pays face aux États-Unis. Par exemple, environ 60 % de notre électricité provient de centrales alimentées au gaz naturel, dont 70 % est importé des États-Unis. Notre capacité de réserve est d’un jour et demi seulement, ce qui limite considérablement notre marge de manœuvre face à Trump. Toutefois, le Mexique possède quelques leviers de négociation, notamment le pouvoir de décider d’accepter ou non les déportés non nationaux. C’est une carte diplomatique, mais son utilisation est délicate. Sous le premier mandat de Trump, le gouvernement mexicain a cédé sur toute la ligne. La situation risque de se répéter avec la nouvelle administration. Il en va de même pour la Chine : une part significative des exportations mexicaines vers les États-Unis sont en réalité des produits chinois déguisés, transitant par d’autres pays ou entrant clandestinement au Mexique. Trump souhaite un contrôle renforcé de ces marchandises. Erévan Rebeyrotte : Trump a symboliquement rebaptisé le golfe du Mexique en « golfe d’Amérique », un geste interprété par certains comme une tentative d’affirmation de l’hégémonie américaine. Qu’en pensez-vous ? Jorge Castañeda : Cela n’a aucune importance. Il est inutile de se battre avec Trump sur ce genre d’absurdités. Le fleuve qui sépare les États-Unis et le Mexique porte déjà deux noms : « Rio Grande » côté américain et « Rio Bravo » côté mexicain. Ce n’est pas un sujet de contentieux. Chaque pays, comme la France, décidera librement de la manière dont il nomme le golfe. Cela ne change rien. Erévan Rebeyrotte : En réponse aux menaces commerciales de Donald Trump, l’Union européenne et le Mexique ont récemment signé un accord visant à renforcer leurs liens économiques. Pensez-vous que cet accord marque le début d’un réalignement stratégique du Mexique vers l’Europe ? Jorge Castañeda : Cet accord élargi remplace celui de 1998 en l’améliorant et en l’approfondissant. Cependant, le Mexique en a exclu le chapitre sur l’énergie, ce qui a déçu l’Europe. Il reste encore à obtenir l’approbation des 27 États membres, bien que l’accord soit déjà appliqué. Erévan Rebeyrotte : Alors que plusieurs pays d’Amérique latine traversent des crises démocratiques et connaissent des dérives autoritaires, quel rôle le Mexique peut-il jouer sous la présidence de Claudia Sheinbaum ? Le pays a-t-il encore suffisamment d’influence pour défendre la démocratie et les droits de l’homme dans la région ? Jorge Castañeda : La vraie question est de savoir si le gouvernement mexicain actuel et le précédent sont réellement des défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie, ou s’ils y sont hostiles. Regardez les dictatures en place à Cuba, au Venezuela, au Nicaragua, et maintenant au Salvador. [Que pensez vous de Javier Milei ?] Pour l’Argentine, il est encore trop tôt pour juger Javier Milei. Il multiplie les décisions extravagantes, mais pour l’instant, la démocratie n’est pas menacée. L’économie, en revanche, est dans une situation critique. Le Mexique lui-même connaît une dérive autoritaire. Le gouvernement a supprimé l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que les organismes autonomes du pays. Dans quelques mois, il supprimera même les autorités électorales qui ont joué un rôle essentiel dans l’instauration de la démocratie. Il adopte aussi une posture hostile envers les intellectuels et les médias. Dans ces conditions, le Mexique est mal placé pour donner des leçons en matière de droits de l’homme. Les gouvernements actuels et précédents ne se préoccupent pas tant de la démocratie et des droits fondamentaux que de la souveraineté nationale. Erévan Rebeyrotte : Vous avez représenté le Mexique en tant que ministre des Affaires étrangères lorsqu’il siégeait au Conseil de sécurité de l’ONU. Aujourd’hui, face aux conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, l’ONU semble incapable d’imposer des solutions durables. L’organisation est-elle devenue un simple spectateur impuissant face aux rivalités entre grandes puissances ? Jorge Castañeda : L’ONU a toujours été un spectateur, et pas toujours puissant. Pendant la guerre froide, les États-Unis et la Russie ont souvent utilisé leur droit de veto pour servir leurs intérêts. Aujourd’hui, la rivalité oppose les États-Unis à la Chine, alliée de la Russie. La Russie joue un rôle clé dans la guerre en Ukraine, mais le véritable affrontement à long terme est entre les États-Unis et la Chine. La question essentielle est de savoir si le monde se porterait mieux sans l’ONU et d’autres institutions internationales comme l’OMC, l’OMS, l’UNESCO ou la Cour pénale internationale. Je ne le crois pas. Contrairement aux revendications du Sud global, qui réclame une réforme des institutions pour les rendre plus représentatives du nouvel ordre mondial, je pense qu’il faut améliorer et renforcer l’ordre existant. Les États-Unis, par exemple, devraient ratifier la cinquantaine d’instruments internationaux qu’ils ont toujours refusé d’adopter, comme la Cour pénale internationale, la Convention sur le droit de la mer ou la Convention sur les armes conventionnelles. Cela changerait beaucoup de choses. Mais le Sud global, lui, cherche surtout à accroître le poids de la Chine. Erévan Rebeyrotte : Quel est le lien entre le Laboratoire de la République et les enjeux communs entre la France et le Mexique ? Jorge Castañeda : Il est essentiel de réfléchir ensemble au nouvel ordre mondial. Le sommet européen du 17 février à l’Élysée a été un moment clé pour discuter des ambitions renouvelées des États-Unis, notamment sur Gaza, l’Ukraine, le Groenland, le canal de Panama, et peut-être même certaines parties du Mexique. La France joue un rôle central dans la définition d’une réponse européenne aux crises internationales. Cela inclut bien sûr l’Ukraine, mais aussi l’intelligence artificielle, avec le sommet qui s’est tenu récemment, et les accords de Paris sur le climat, que Trump va quitter dans un an. Il est crucial de s’unir et de décider d’une stratégie commune. L’essor de l’extrême droite en Europe et aux États-Unis représente une menace majeure, tout comme le régime autoritaire de gauche au Mexique. Enfin, bien que le Mexique soit plus proche des États-Unis, la France est plus perméable au wokisme mais cette idéologie arrive dans le pays. Il est donc nécessaire de bâtir un dialogue stratégique entre la France, le Mexique et les États-Unis, en excluant les trumpistes et en s’appuyant sur une alliance de citoyens engagés.

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