Quatre ans après "L'Archipel français", Jérôme Fourquet, directeur du département « Opinion et stratégies d’entreprise » à l'Institut français d'opinion publique (IFOP), publie "La France d'après. Tableau politique." Pour le Laboratoire de la République, il revient sur les ressorts profonds à l'origine des recompositions actuelles du champ politique et la part croissante des déterminants individuels du vote.
Le Laboratoire de la République : Comment voyez vous l'évolution du paysage politique en France à la lumière des changements sociétaux que vous avez observés ?
Jérôme Fourquet : Nous assistons à un bigbang électoral sans précédent. Avec le surgissement d’Emmanuel Marcon en 2017 et la première qualification de Marine Le Pen au second tour, nous étions dans la « première saison ». L’élection présidentielle de 2022 a constitué la « saison 2 » pour parler comme Netflix. Songeons qu’Anne Hidalgo et Valérie Pécresse, les représentantes des deux principales formations politiques des 50 dernières années, ont recueilli à deux le score cumulé de … 6,4%. Emmanuel Macron qui était inconnu du grand public il y a encore 8 ans a été réélu président, une première hors période de cohabitation, et la candidate du RN a atteint 41,5% au second tour.
De mon point de vue, cette recomposition politique, qui n’est sans doute pas terminée (car « la poutre travaille encore » pour reprendre l’expression d’Edouard Philippe) ne correspond qu’à la mise en conformité tardive de notre paysage électoral avec la réalité sociale, économique et culturelle de notre pays qui a connu une véritable métamorphose au cours des dernières décennies. Dans cette France d’après la grande métamorphose, il était illusoire de penser que seule la sphère politique pourrait sortir indemne de ces bouleversements très puissants.
Le Laboratoire de la République : En quoi les dosettes de café, le vin ou le TGV montrent notre appartenance politique ?
Jérôme Fourquet : En m’inspirant de la méthode utilisée par André Siegfried dans son Tableau politique de la France de l’Ouest, j’essaie de montrer comment les spécificités économiques et géographiques de certains territoires peuvent influer sur les comportements électoraux. Siegfried avait noté par exemple que la présence de la vigne induisait certains comportements électoraux : en l’espèce un vote à gauche (et parfois bonapartiste) qui tranchait avec l’orientation conservatrice des campagnes voisines. Nul déterminisme agronomique pour autant. A la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, les terroirs viticoles se caractérisaient par une structure foncière dominée par les petits propriétaires, sur lesquels l’influence des nobles et des curés étaient faibles, d’où cette orientation politique à gauche. Un siècle plus tard, dans de nombreuses régions viticoles le vote penche désormais en faveur d’Emmanuel Macron. C’est le cas en Alsace, en Champagne, à Sancerre ou bien encore en Bourgogne. Dans ces vignobles côtés, on vend et on exporte à prix élevé les bouteilles et cette activité génère de confortables revenus, c’est ce que j’ai appelé « l’effet grands crus ».
Autre parallèle historique, les villes cheminotes (carrefours ferroviaires et/ou villes où avaient été implantées d’importantes infrastructures ferroviaires) constituèrent précocement des fiefs du parti communiste, du fait de la présence de nombreux cheminots baignant dans une forte identité de classe et encadrés par la CGT. Ainsi le long de la fameuse ligne PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), s’égrainait un chapelet de petites villes communistes comme Laroche-Migennes, Varennes-Vauzelles, Porte-lès-Valence et Miramas. Près d’un siècle plus tard, le rail produit toujours des effets sociologiques, mais selon d’autres modalités. Les villes qui sont desservies par le train à grande vitesse accueillent de nombreux touristes, mais également de nouveaux résidants (cadres, professions intellectuelles et de la culture) qui modifient assez rapidement l’écosystème local et participent de la gentrification de ces villes. Ces publics sont sensibles au cadre de vie et à l’environnement et infusent une nouvelle culture politique. C’est ainsi qu’aux dernières élections municipales, on a vu basculer dans l’escarcelle des Verts, Tours, Poitiers et Bordeaux, villes situées le long de la nouvelle LGV Paris-Bordeaux.
Siegfried ne s’était pas penché en revanche sur la question de la consommation, car la France de l’époque n’était absolument pas rentrée dans l’ère de la société de consommation, telle que nous la connaissons désormais. L’activité de la consommation occupe aujourd’hui une place centrale à la fois dans le fonctionnement de notre société postindustrielle (dans laquelle la croissance n’est plus générée par la production mais bien par la consommation), mais également dans nos vies quotidiennes. Ils se créent sans cesse de nouveaux services et produits et le panier moyen de biens et services exigibles ne cesse de s’alourdir. Prenons l’exemple du marché du café qui a connu une innovation de rupture au début des années 2000 avec l’apparition du café en capsules de la célèbre marque Nespresso. Commercialisée à un prix élevé, cette offre « premium » a séduit les CSP+ et a redéfini le standard de consommation sur ce produit, standard auquel n’ont pas pu accéder une partie des classes moyennes et les catégories populaires, qui ont dû se rabattre sur des « offres de second choix » que sont les machines à café à dosettes, meilleur marché. Dans notre société de consommation, la place que j’occupe dans la société dépend des marques que je peux m’offrir, des enseignes que je fréquente et des types de produits que je consomme. Le fait de boire du café en dosette signifiera que je n’ai pas pleinement accès aux standards de consommation les plus désirables et ce positionnement social ne sera pas sans influence sur mon vote. Ainsi, l’étude des habitudes en matière de café ne s’apparente pas à un exercice de divination dans le marc de café, mais renvoie au poids central qu’a acquis la consommation dans la définition de nos identités et appartenances sociales.
Le Laboratoire de la République : Le soutien croissant à l’extrême-droite est-il dû aux changements socio-économiques ou davantage aux discours identitaires et migratoires ?
Jérôme Fourquet : Comme on vient de le voir avec l’exemple du café en dosettes, toute une partie du bas de la classe moyenne ressent une forme de déclassement et ce sentiment est un puissant ressort du vote en faveur du RN. Elue depuis longtemps dans le bassin minier du Pas-de-Calais, Marine Le Pen a précocement perçu cela et s’est employée à donner une tonalité de plus en plus sociale à son discours et à son programme (avec par exemple toute une série de mesures concrètes en faveur du pouvoir d’achat lors de la dernière campagne présidentielle).
Mais parallèlement à ce virage social, elle n’a pas pour autant, loin s’en faut, abandonné ce qui a toujours constitué le cœur du logiciel du FN : les questions d’immigration et d’insécurité. Ses dernières sorties sur le drame de Crépol en témoignent. Pour parodier Lénine qui disait que « le communisme c’était les soviets plus l’électricité », on peut dire que « le marinisme, c’est le social plus le régalien ». Marine Le Pen a certes atteint le score de 35% parmi les ouvriers et les employés au premier tour et les motivations sociales étaient bien présentes dans son électorat, mais vous remarquerez que le slogan entonné dans les manifestations ou les meetings du RN c’est toujours « On est chez nous ! » et pas « On veut des sous ! ».
Le Laboratoire de la République : Quel impact espérez-vous que votre livre aura sur la réflexion collective ?
Jérôme Fourquet : J’essaie de décrire le plus objectivement et le plus précisément possible l’état de notre société et les dynamiques à l’œuvre, sans tabou. Le but est que ce diagnostic puisse être lu et entendu. Et s’il peut servir à éclairer à la fois les citoyens, mais également celles et ceux qui sont en charge de prendre des décisions dans les entreprises, les collectivités locales ou les administrations centrales, alors je me dirai que mon travail et mes recherches auront servi à quelque chose et auront pu avoir une petite utilité.