Jeudi dernier, 10 novembre, Cyril Hanouna, animateur de Touche pas à mon poste, diffusé sur la chaîne C8, a violemment pris à partie Louis Boyard, député LFI du Val-de-Marne, le traitant d'"abruti", alors que ce-dernier évoquait la fortune de Vincent Bolloré, propriétaire du groupe Canal +. Cet évènement a été abondamment relayé et critiqué. L’Arcom est saisie.
Le Laboratoire de la République : Cet évènement brutal a beaucoup fait réagir. Est-il inédit ?
Nathalie Sonnac : L'altercation entre Cyril Hanouna et Louis Boyard est extrêmement violente, c'est sans doute ce qui rend d'abord l'évènement exceptionnel. Le comportement de l'animateur sur cette séquence est totalement délirant. Il faut néanmoins rappeler que ce n'est pas la première fois que Cyril Hanouna déborde. Rappelons qu'il y a à peine un mois, suite au meurtre atroce de la petite Lola, il a appelé à un procès expéditif de la principale suspecte, à sa condamnation à la perpétuité, en interpellant directement le ministre de la Justice.
On observe d’ailleurs que si la réaction des réseaux sociaux à l’altercation n’est pas en faveur de l’animateur, elle s'explique en premier lieu par la violence et la vulgarité des propos : dans une cour d'école, on n'accepterait même pas ce type d'altercation qui n'a rien à faire sur un plateau de télévision.
Ce qui rend la séquence également inédite, c'est que Cyril Hanouna s’adresse à un élu de la République, et lui tient des propos injurieux. C'est particulièrement inquiétant. Les représentants de la Nupes et de LFI ont saisi l'Arcom, qui a probablement dû recevoir par ailleurs de nombreux signalements. C'est inadmissible de s'adresser à un représentant de la Nation de cette manière, quel que soit l'âge dudit député et même si celui-ci fut un temps chroniqueur de l’émission. Cyril Hanouna ne fait pas ici la part des choses. C'est de l'ordre de l'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique, et c'est peut-être ce qui sera retenu par les juges si l'affaire va au tribunal, comme on peut le prévoir.
Le Laboratoire de la République : que peut faire l'Arcom, le gendarme de l'audiovisuel, contre ce type de débordements ?
Nathalie Sonnac : L'Arcom dispose d’une échelle de sanctions allant de la mise en garde à la mise en demeure, une sanction sur la base de la convention qui a été signée entre l'Autorité et la chaîne. C'est donc la convention, et notamment les obligations générales de la chaîne en matière de maîtrise d’antenne (et ici de non-maîtrise), qui va être regardée et opposée à cette séquence. L'Arcom va également étudier la jurisprudence en la matière : c'est ce qui va rendre sa décision particulièrement intéressante, puisque nous aurons d'autres éléments sur des précédents de ce type à la télévision ou sur cette chaîne.
Le Laboratoire de la République : Les élus sont-ils moins bien traités à la télévision qu'avant ? En particulier les députés ?
Nathalie Sonnac : Ce qui est sûr, c'est que depuis plus d'une vingtaine d'années, on voit qu'il y a un mélange de genre, c'est à dire qu'il y a de plus en plus de politiques qui vont dans des émissions qui ne sont pas des émissions de débat public, mais des émissions de divertissement. Cela date à peu près du début des années 2000, et des premiers développements du genre de l'infotainment. De plus en plus d'élus, que ce soient des députés, des sénateurs, des ministres, des maires, etc. participent à des émissions dans lesquelles on voit bien que la composante récréative ou de divertissement est dominante.
D'ailleurs, dans le cas de Touche pas à mon poste, l'Arcom regardera le format de l'émission. N’est-elle qu’une émission de divertissement ? Comment qualifiez-vous une émission dans laquelle un député vient parler de sujets de société ? Nous sommes dans un entre-deux qui n'a rien de nouveau, qui est même de plus en plus courant. Bien sûr, les élus de la République y trouvent leur intérêt. C'est une façon pour eux aussi de se faire connaître, d'améliorer leur popularité, d'apparaître comme des gens sympathiques avec qui on peut discuter comme si on les connaissait, comme des copains. C'est du Drucker moderne. Sauf que Michel Drucker, il y a 20 ans, il était en costume cravate et s'exprimait normalement, avec respect. On constate sur 20 ans, qu’il y a de moins en moins d'espace de débat politique pur sur les chaînes de télévision. Cette séquence est le résultat de cette évolution. La fameuse émission, diffusée sur une chaîne publique, lors de laquelle Thierry Ardisson avait demandé à Michel Rocard : "est-ce que sucer, c'est tromper ?" date de 2001. Elle a marqué le début de quelque chose de nouveau.
Le Laboratoire de la République : Comment en est-on arrivé aux insultes et à l'outrage ?
Nathalie Sonnac : Ce type d'émission a beaucoup évolué ces vingt dernières années, essentiellement parce qu'elles se nourrissent de buzz fait sur les réseaux sociaux. C'est très caractéristique de ce qu'il se passe avec Hanouna, même si on retrouve peut-être la même recette chez Pascal Praud. Cyril Hanouna a un énorme fan club sur les réseaux sociaux et cherche à faire du buzz. Et le buzz s'importe dans l'émission télévisée. Auparavant, si quelqu'un dérapait dans une émission de télévision, cela faisait effectivement du bruit sur les réseaux. Aujourd'hui, il y a une communication permanente entre l'émission télé et les réseaux, dans un sens comme dans l'autre. Le buzz des réseaux nourrit le contenu de l'émission. C'est ce qui explique en partie la tonalité et le style de Cyril Hanouna, et ce dérapage en direct. C’est la violence que l’on retrouve sur les réseaux sociaux, caractérisés par l'invective, le non-débat, le manque de respect, la non-écoute qui se retrouvent malheureusement pêle-mêle à la télévision. Sur les réseaux sociaux ceci est renforcé par l'anonymat.
Le Laboratoire de la République : La jeunesse est très perméable à ce type de formats. Comment s'assurer qu'elle se socialise à la politique par d'autres contenus ?
Nathalie Sonnac : Effectivement, mais je ne crois pas que la jeunesse ait besoin de ce type d'émission pour s'informer, et c’est ici un très mauvais exemple donné aux plus jeunes qui regardent. Ce qui me semble particulièrement grave dans cette séquence, c'est, au-delà de l'insulte, l'absence d'échange. Il n'y a aucune écoute de part et d‘autre, aucune discussion, aucun débat entre Louis Boyard et Cyril Hanouna. Heureusement, d'autres formats existent. Les médias en France sont largement diversifiés et nous vivons dans un régime de liberté d'expression, on peut ne pas être d’accord mais on ne peut pas accepter cette violence verbale et ce manque d’écoute réciproque.
Il faut protéger le débat démocratique à la télévision. La force de ce média est sa capacité à réunir les gens à un moment donné, de favoriser une forme de vivre ensemble. La télévision garde la capacité de réunir une très large audience pendant un temps long. On sait qu’Internet favorise et renforce la polarisation des opinions, et joue sur une fragmentation des audiences et une segmentation de la population bien plus forte. La sphère médiatique traditionnelle est très violemment percutée par cette nouvelle donne, elle doit pouvoir réagir, s’adapter et rester attractive auprès des plus jeunes sans utiliser les stigmates des médias sociaux.
Nathalie Sonnac est professeure en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Panthéon-Assas et ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Elle est l'auteure de nombreux ouvrages et articles scientifiques sur l’économie de la presse écrite, de l’audiovisuel et du numérique.