Nous célébrions le 15 janvier dernier les 400 ans de la naissance de Molière. A cette occasion, un débat s’est ouvert sur l’entrée au Panthéon du plus illustre de nos dramaturges. Polémique stérile ou vrai débat sur notre conception de la République ?
Le Laboratoire de la République : Peut-on considérer que Molière était une sorte de républicain avant l'heure ? Et son Tartuffe annonce-t-il, à votre avis, notre laïcité ?
Pascal Ory : Raisonner ainsi est assez anachronique. Le Tartuffe est audacieux pour son époque mais cette critique des hypocrites n’était pas incompatible avec, d’une part, une conception exigeante de la religion chrétienne, de l’autre, une protection royale, à un moment où Louis XIV pouvait se croire cible du « parti dévot ». Quant à la république, n’en parlons même pas : quand, un siècle plus tard, en mai 1789, s’ouvrent les États-Généraux, d’où sortira la Révolution française, aucun des élus -y compris Robespierre- n’est encore républicain. Non : le vœu de la panthéonisation de Molière est né d’un double constat : que les artistes sont très peu nombreux en ce lieu -Joséphine Baker est l’exception récente qui confirme la règle- et que la Comédie française est le plus vieil exemple au monde, et peut-être aujourd’hui le seul, d’une société de comédiens patronnée par l’État. L’Académie française a eu, au reste, plus d’audace que le gouvernement : elle a accueilli en son sein dès le XVIIIème siècle un buste de Molière, avec cette belle inscription, due à un confrère : « Rien ne manquait à sa gloire ; il manquait à la nôtre »…
Patrick Dandrey : L’idée de République, pour Molière, renvoyait à la res publica romaine, rien moins que démocratique, et à la confédération batave, c’est-à-dire une oligarchie. Lui et ses contemporains ne peuvent penser en dehors du régime monarchique héréditaire. Mais le portrait du « prince » parfait qui anéantit Tartuffe au dernière acte de la comédie laisse deviner, en transparence de l’absolutisme bourbon, le « despote éclairé » des Philosophes des Lumières. Son « fin discernement » fonde sur les lumières de sa raison une justice lucide et implacable envers le masque d’une tyrannie dévote (Tartuffe) et une indulgence généreuse envers une fidélité au trône que l’amitié a temporairement égarée (Orgon). Si ce monarque idéal n’est pas encore voltairien, il est déjà cartésien.
Une démocratie balbutiante, en revanche, se révèle au sein de la famille d’Orgon partagée, comme un futur parlement républicain, entre le conservatisme obtus des dévots vrais et faux, réfractaires au débat, et les esprits raisonnables et raisonnant, qui revendiquent, comme Cléante, une liberté de conscience déjà laïque. « Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie », réclame Dorine à Orgon : parler, c’est raisonner. Et la raison est égalitaire : femme, célibataire et domestique, c’est-à-dire trois fois rien, Dorine se hausse à la hauteur de son riche et puissant maître, drapé dans son fanatisme aveugle, pour débattre en toute « laïcité » du gouvernement de sa famille. Faute de pouvoir être déjà publica, la ré-publique émerge au moins sur la scène de Molière comme res privata.
Le Laboratoire de la République : Quels devraient être, d'après vous, les critères de sélection pour accueillir, au Panthéon les grandes figures de notre histoire ? Molière y a-t-il selon vous sa place ?
Pascal Ory : Ce que je pense n’a aucune importance. J’essaye de décrypter la logique qui a présidé, dès le premier jour, à la panthéonisation des « grands hommes ». J’y vois trois voies d’entrée : patriotique, civique ou nationale. Patriotique quand ils se sont battus -parfois jusqu’à la mort- pour la liberté ou la libération de la France (le député Baudin ou Jean Moulin), civique quand la postérité leur reconnaît un rôle positif dans l’histoire des droits de l’homme (Condorcet ou Jaurès), nationale quand, ayant excellé dans leur domaine, ils ajoutent au prestige de la nation (Pierre et Marie Curie). Bien entendu l’idéal est atteint chez certains personnages qui réussiraient à combiner plusieurs de ces qualités, tel Victor Hugo, pour qui le Panthéon a été réouvert en 1885, ou André Malraux.
Patrick Dandrey : La panthéonisation est la consécration nationale d’une excellence universelle. Or, écrivain national s’il en fut (le français n’est-il pas la « langue de Molière » ?), classique et par là offert à tous les âges, depuis celui des petites classes, poète identifiant d’une nation qui, plus que jamais, a besoin de faire communauté, Molière est tout autant universel : parce qu’il incarne le rire, ce « propre de l’homme » ; parce que, comme acteur, auteur, scénographe et chef de troupe, entrepreneur d’une start up qui connut la faillite et le succès, il incarne ce bien commun à l’humanité qu’est le théâtre ; parce qu’enfin il promeut une vision de l’homme saisi sous l’angle du ridicule, recours universel de ceux qui n’ont d’autre moyen pour contester les tyrannies d’État ou d’esprit, très majoritaires dans le monde d’aujourd’hui. Faire entrer l’auteur de Tartuffe au Panthéon, ce serait sanctuariser moralement le droit laïque et universel à la caricature blasphématoire.
Mais pour autant le théâtre, cet art qui ressuscite chaque fois qu’un acteur le réincarne, peut-il être enfoui dans l’ombre d’un tombeau ? Le rire peut-il trouver sa juste résonance sous les voûtes obscures d’une crypte ? Ne serait-ce pas donner la victoire définitive à la mort contre laquelle le poète comique chercha à se dérober, parade prodigieuse, sous le masque d’un malade imaginaire ? Peut-on même imaginer Molière mort ? On sait que les ossements enterrés sous son nom au Père Lachaise sont anonymes. N’est-ce pas le signe qu’il reste insaisissable, même pour les fossoyeurs ?
Le Laboratoire de la République : Le débat qui a lieu en ce moment autour de "Molière au Panthéon" vous semble-t-il révélateur de conceptions différentes de l'identité culturelle de la France ? Si oui, lesquelles ?
Patrick Dandrey : La question révèle bien des traits de notre imaginaire national : passion pour l’histoire et la littérature, pour le débat d’idées, pour la revendication égalitaire et la dérision moqueuse, dans le cadre et la mesure, pourtant, d’une conviction amère que l’injustice, la sottise et la méchanceté sont des fatalités ; ce qui rend la France volontiers misanthrope et périodiquement effervescente, comme le Misanthrope de Molière. Ces contradictions sont attisées par le projet de panthéoniser un poète d’Ancien Régime adulé par la République, un esprit frondeur qui prêche pourtant une sagesse mesurée, un féministe néanmoins pourfendeur des Femmes (trop) savantes, un libertin sans illusion sur le « grand seigneur méchant homme » qu’est Don Juan, mais pas plus sur son valet Sganarelle, tour à tour menteur et sincère, capon et hardi, stupide et malin, odieux et touchant, comme le peuple.
Ce débat révèle ainsi les contradictions de l’imaginaire national à travers celles d’une œuvre comique qui les a cristallisées en débusquant le ridicule inhérent à toutes les conduites, toutes les certitudes, tous les combats humains, même les plus nobles en apparence, perpétuellement menacés par ces deux égarements de l’imagination, sources de toutes nos erreurs, que Molière a si bien ciblés : la chimère qui prend des illusions pour réalité, la marotte qui s’engoue d’une idée fixe et y réduit la diversité des choses. Après tout, Molière au Panthéon, n’était-ce pas une chimère qui a tourné en marotte chez ses zélateurs ? Où qu’il soit, parions que Molière est le premier à en rire.
Pascal Ory : Le fait qu’on débatte, voire qu’on se batte, autour de la panthéonisation de tel ou tel – Gisèle Halimi, Missak Manouchian, Molière, …- est un bon signe pour cette institution, pour ce symbole, pour ce pays. Le Panthéon est, au sens strict, un « monument », un lieu de mémoire. Le lieu de mémoire par excellence de la France. Il n’en est que plus problématique de constater qu’il est proportionnellement plus visité par les étrangers que par les Français. Une belle initiative a été prise par son administrateur, David Madec : y organiser des cérémonies d’entrée dans la nationalité française des nouveaux naturalisés.
La distinction que j’ai faite au début permet d’éclairer le débat autour de Molière : si l’on choisit la troisième voie, sa panthéonisation se justifierait -mais les Curie ou Dumas, eux, appartiennent au monde moderne et ne sont pas en contradiction avec ses valeurs. Molière appartient au monde d’avant. Il n’y aurait qu’un biais solide pour l’admettre : se rappeler que la décision avait été prise, en 1793, de panthéoniser Descartes -et jamais mise en œuvre. Les faire entrer tous les deux serait surprenant mais aurait de la gueule…
Pascal Ory est membre de l’Académie française Patrick Dandrey est professeur émérite de littérature française du XVIIe siècle à la faculté des Lettres de la Sorbonne