Auteur : Philippe Le Corre

Ballon chinois : « le Parti communiste est lancé dans une stratégie nationaliste et revancharde » selon Philippe Le Corre

par Philippe Le Corre le 10 février 2023
Philippe Le Corre est chercheur au Asia Society Policy Institute (Centre d’analyse sur la Chine), conseiller d’Asia Society France. Samedi 4 février, le ballon chinois qui survolait les Etats-Unis a été abattu. Un deuxième ballon chinois survole l’Amérique latine et les Américains supposent un troisième quelque part dans le monde. La rencontre entre Xi Jinping et Joe Biden lors du dernier G20 avait créé une promesse d’apaisement. Après cet incident, les relations diplomatiques sont très tendues notamment après le report de la visite diplomatique d’Antony Blinken, chef de la diplomatie américaine, en Chine. Philippe Le Corre nous fait part de sa vision sur l’état des relations sino-américaines et les rumeurs médiatiques persistantes de conflit potentiel dans quelques années.
Le Laboratoire de la République : Pour les Américains, le ballon était un engin espionnant des sites stratégiques. Pour les Chinois, il s’agissait d’un « aéronef civil, utilisé à des fins de recherches météorologiques ». Les Etats-Unis instrumentalisent-ils l’incident ? La Chine peut-t-elle mentir sur la véritable mission de son ballon ? Philippe Le Corre : Ce n’est ni la première fois que la Chine envoie ce type d’engin au-dessus du territoire américain, ni la première fois qu’elle cherche à pénétrer les secrets du dispositif sécuritaire des Etats-Unis ou d’un autre pays. Au moins quatre ballons avaient déjà été repérés par le passé au Texas, en Floride ou à Hawaï. Les autorités américaines ont commencé à analyser les débris de cet appareil et il est certain que la direction chinoise est déjà sur la défensive, toujours prête à invectiver ses adversaires. Pourtant, selon le Washington Post- ces actions susmentionnées sont clairement identifiées comme des opérations offensives de surveillance ou d’espionnage, lancées à partir d’une base militaire de l’île de Hainan. Le Département d’Etat a d’ailleurs échangé avec les ambassades d’une quarantaine de pays – le Japon, par exemple – pour les informer de la situation. Certains de ces ballons sont équipés de senseurs et de matériaux de transmission, et n’ont aucun lien avec la « météorologie ». Selon certaines sources, la riposte des porte-paroles de Pékin cache en réalité un embarras comme celui de quelqu’un pris « la main dans le sac »…même s’il est possible que le ballon en question ait dévié de sa trajectoire pour se retrouver au-dessus de l’Etat du Montana, il s’agit d’une vraie crise qui a provoqué le report sine die de la visite en Chine du Secrétaire d’Etat, Antony Blinken, qui devait permettre de reprendre le dialogue. C’est une occasion manquée à l’heure où les Républicains –peu suspects de vouloir favoriser un rapprochement sino-américain- viennent de prendre le contrôle de la Chambre des Représentants aux Etats-Unis. Le Laboratoire de la République : Sur fond de rivalité économique et d’enjeux géostratégiques, on assiste à une escalade de la confrontation sino-américaine.  Quelles sont, à vos yeux, les ambitions respectives des Etats-Unis et de la Chine ? Philippe Le Corre : L’ambition des Etats-Unis est simple : de continuer à dominer les autres puissances militairement grâce à des technologies avancées, notamment les semi-conducteurs, et une armée disposant de moyens importants sur tous les continents – dont l’Indo-Pacifique. Ils disposent d’atouts sérieux, notamment des laboratoires efficaces, des universités hors pair et un tissu militaro-industriel porté par la classe politique américaine, qu’il s’agisse des Républicains ou des Démocrates. A ce stade, malgré tous les problèmes de l’Amérique, il n’y a aucune puissance qui puisse réellement rivaliser avec les Etats-Unis. Pour la Chine, il s’agit de démontrer qu’elle s’est rapprochée de la première marche du podium sous l’égide d’un parti communiste lancé dans une stratégie nationaliste et revancharde laquelle permet au régime d’apparaître comme le grand défenseur des intérêts de la nation. La rivalité sino-américaine est multidimensionnelle : de l’économie à la science, en passant par la diplomatie, l’éducation, l’espace ou l’intelligence artificielle, il n’est guère de domaine dans lequel la Chine ne tente de concurrencer l’Amérique. Mais cette dernière dispose d’un atout : ses nombreux alliés, les démocraties notamment, inquiets de voir la Chine prendre une position dominante en Asie en particulier. Le Laboratoire de la République : Les deux pays déclarent leur souveraineté attaquée. Les spéculations médiatiques sur la possibilité d’un conflit armé dans quelques années vous semblent-elles fondées ? Philippe Le Corre : Je ne vois pas en quoi la souveraineté de la Chine a été attaquée dans cette affaire. Si un engin de ce type avait pénétré l’espace aérien chinois, il ne fait pas de doute que le dispositif sécuritaire de l’Armée populaire de Libération l’aurait immédiatement abattu (même si aucun pays ne menace actuellement la Chine, ni de près ni de loin). Concernant l’éventualité d’un conflit armé, c’est une autre question. S’il advenait, il y a de fortes chances que cela tourne autour du détroit de Taiwan ou en mer de Chine où Pékin se comporte depuis plusieurs années « en terrain conquis » ce qui ne laisse d’inquiéter les pays limitrophes, particulièrement le Vietnam et les Philippines. La question de Taiwan est d’une autre nature, elle tient à l’obsession nationaliste de Xi Jinping, nommé pour un troisième mandat lors du 20ème congrès du parti communiste en novembre dernier. Le secrétaire général s’est donné pour objectif de récupérer d’ailleurs, à l’image de la « rétrocession » de Hong Kong à la Chine, en 1997, puis de Macao en 1999. A l’heure où l’économie chinoise ralentit, où la crise immobilière persiste et où la démographie connait une régression sérieuse, l’idéologie est le seul totem auquel le parti peut s’accrocher sans vergogne. Or le soudain virage à 180° opéré en fin d’année au sujet de la « politique du zéro Covid » continue de provoquer des interrogations sur la politique de long terme de l’équipe au pouvoir. On voit mal la stratégie s’il y en a une. Et l’opacité demeure la règle. Sans doute la nomination officielle du gouvernement à l’occasion de la session annuelle des deux chambres du Parlement chinois début mars permettra-t-elle de lever quelques ambiguïtés, mais pour les China watchers de nombreuses questions demeureront sans doute.

Philippe Le Corre : « La guerre en Ukraine pèsera beaucoup plus lourdement sur la stratégie chinoise que ne l’aurait souhaité le régime de Pékin » 

par Philippe Le Corre le 23 mars 2022 Rue en Chine
En colportant les contrevérités russes au nom de son aversion à l’égard des Etats-Unis, Xi Jinping s’aliène les opinions publiques occidentales et pourrait bien se piéger lui-même, affirme dans une tribune au « Monde », le chercheur Philippe Le Corre, spécialiste de la Chine.
En 2005, Robert Zoellick, alors secrétaire d’Etat adjoint américain, s’était interrogé : « La Chine pouvait-elle devenir un « acteur responsable » ? » A écouter les dirigeants chinois depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, on peut douter que cette proposition advienne aujourd’hui comme certains optimistes l’appellent de leurs vœux. Jour après jour, les porte-parole du régime colportent des contrevérités, relayées ensuite par les réseaux sociaux chinois. Ainsi, le 8 mars, le porte-parole du ministère des affaires étrangères laissait entendre que les Etats-Unis pourraient contrôler des « laboratoires biologiques dangereux » en Ukraine. Combien de temps Pékin pourra-t-il continuer d’accuser les Etats-Unis et l’OTAN d’avoir mis le feu aux poudres tout en prétendant respecter la souveraineté territoriale des pays – dont l’Ukraine ? Pour une grande puissance aspirant à la première place du podium, on fait mieux en termes de responsabilité. La relation entre Pékin et Moscou est « solide comme un roc », affirme le ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi, surtout depuis la signature du « partenariat privilégié » le 4 février entre Xi Jinping et Vladimir Poutine. Une amitié « plus forte qu’une alliance », selon le numéro un chinois. La propagande prorusse étant établie de longue date, il est donc sans doute trop tard pour dénoncer l’horreur de l’agression. Les aficionados chinois de Vladimir Poutine comprendraient mal un tel revirement. Ennemi héréditaire Alliés dans leur aversion à l’ennemi désormais héréditaire – les Etats-Unis, accusés d’être « unipolaires » au nom d’une « prétendue universalité » –, les deux autocrates pratiquent l’un et l’autre l’opportunisme pour mieux défendre leurs systèmes. A l’inverse de Woodrow Wilson, le président américain qui déclarait en 1917 vouloir « rendre le monde plus sûr pour la démocratie », Xi et Poutine veulent conforter leur pouvoir autoritaire sur la durée. Des différences notables demeurent. En attaquant l’Ukraine, Poutine court après la reconquête d’une Russie tsariste introuvable. Depuis des années déjà, la Russie apparaît davantage comme une puissance « disruptive » quand la Chine de Xi vise la suprématie mondiale. Ce sont des puissances révisionnistes de types différents : la Russie détruit, cherche à infiltrer, à influencer les opinions publiques, soutient les régimes en rupture avec la communauté internationale (du syrien Bachar Al-Assad au biéolorusse Alexandre Loukachenko) opposés aux valeurs portées par les démocraties. La Chine – si elle ne rechigne pas à manipuler les opinions publiques, on l’a vu dans la première année de la pandémie – mise sur le temps long. Elle bâtit des structures capables de rivaliser avec les organisations internationales existantes (« nouvelles routes de la soie », banque asiatique pour les investissements pour les infrastructures, Organisation de coopération de Shanghai…), tout en défendant par tous les moyens ses intérêts dans le système international actuel (Nations unies, Banque mondiale…). En clair, Xi veut reformater le monde à travers la technologie, le commerce, la science voire l’idéologie et donner ainsi à son système autoritaire un poids capable de rivaliser face aux démocraties. Des pays comme la Corée du Nord, la Birmanie, l’Iran ou la Syrie ne sauraient s’en plaindre, car ce genre de révisionnisme les conforte dans leurs propres systèmes autocratiques – qui perdurent avec l’appui de Moscou, de Pékin – ou des deux. Dominer l'Asie Mais alors que Poutine rêve de former une coalition des régimes autoritaires contre les démocraties, Xi rejette la bipolarité et revendique un monde multipolaire dont la Chine serait le grand pilier asiatique face à l’Amérique, à l’Europe et à quelques autres (Inde, Brésil, Afrique). Pékin veut dominer l’Asie, car c’est, à terme, le continent-pivot de l’économie mondiale. La Chine veut retrouver sa place d’empire à l’égard de l’Asie du Sud-Est, voire au-delà. Mais elle se heurte à de nombreuses résistances en Indo-Pacifique, qu’il s’agisse de l’Inde ou des alliés de l’Amérique : Australie, Japon, Corée du Sud. Les revendications chinoises sur le reste du monde s’exercent principalement à deux niveaux : l’économie (ressources naturelles, exportations) et l’influence (pour mieux contrer les démocraties et préparer l’avenir). Les vagues chinoises d’investissement des deux dernières décennies, du Pakistan à l’Afrique subsaharienne, en passant par l’Egypte ou les Balkans répondent à ces critères. Et il n’y a rien de surprenant à ce que les premiers bénéficiaires de ces investissements soient des régimes autoritaires. A quelques mois de son 20e congrès, qui doit couronner Xi Jinping pour un troisième mandat, le Parti communiste chinois ne souhaite pas se lancer dans une aventure géopolitique sur laquelle il n’a aucune maîtrise. Pourtant, il y a fort à parier que la guerre en Ukraine pèsera beaucoup plus lourdement sur la stratégie chinoise que ne l’aurait souhaité le régime de Pékin. En choisissant de ne pas trancher jusqu’ici, en s’enfermant dans ses diatribes dénonciatrices des Etats-Unis et dans la désinformation, la Chine pourrait se piéger elle-même. Sans proposition ni solution alternative, elle s’isole dans son discours autocentré et égoïste qui contribue encore davantage à dégrader une image passablement abîmée dans les démocraties du fait de la radicalisation du régime et de l’absence de débat public. Et elle joue gros en cas de victoire des démocrates en Ukraine. Philippe Le Corre est chercheur spécialiste des questions chinoises (Harvard Kennedy School, Carnegie Endowment for International Peace) et enseignant à l’Essec. Il est membre de la Commission géopolitique du Laboratoire de la République.

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