Auteur : Sébastien Crozier

Mais à quoi doivent ressembler les robots ?

par Sébastien Crozier , Thierry Taboy le 12 février 2025 Robot prétexte article
Les robots doivent-ils adopter des traits humains ou conserver une apparence purement fonctionnelle ? Derrière cette question en apparence anodine, Thierry Taboy, responsable de la commission technologie du Laboratoire de la République et Sébastien Crozier, Président CFE CGC chez Orange montrent comment s'entrelacent des enjeux psychologiques, technologiques et sociétaux majeurs.
Avec l'essor des robots et avatars pilotés par l'intelligence artificielle, une question s'impose : à quoi doivent-ils ressembler pour s'intégrer au mieux dans notre quotidien ? Doivent-ils adopter des traits humains pour être plus facilement acceptés, ou privilégier un design purement fonctionnel ? Derrière cette interrogation esthétique se cachent des enjeux psychologiques, culturels et technologiques majeurs. Déjà, Bernard Stiegler soulignait que la prolifération des technologies numériques et robotiques modifie profondément notre rapport au monde et aux autres. En imitant l'humain, les robots risquent d'altérer notre perception de nous-mêmes et de nos interactions, soulevant ainsi des questions éthiques sur leur intégration dans la société L'attrait de l'anthropomorphisme : entre confiance et illusion Notre tendance à attribuer des caractéristiques humaines aux objets (anthropomorphisme) joue un rôle clé dans l'acceptation des robots. Un visage, même schématique, suffit souvent à déclencher des interactions sociales. C'est ce qui explique pourquoi des robots humanoïdes apparaissent de plus en plus dans des environnements variés – hôtels, hôpitaux, aéroports ou écoles – où leur apparence familière facilite les échanges. D'autres études montrent que des robots inspirés du règne animal favorisent l'attachement émotionnel, notamment chez les enfants et les personnes âgées, en jouant un rôle de soutien psychologique. Mais cette acceptation n'est pas universelle. Au Japon, l'influence de l'animisme, qui attribue un esprit aux objets inanimés, favorise une relation plus naturelle avec les robots. En Occident, en revanche, ils suscitent souvent méfiance et inquiétude, notamment autour des questions d'emploi et de surveillance. Avec l'essor des avatars numériques et de l'intelligence artificielle générative, cette relation se complexifie encore. Certains assistants virtuels dotés d'un visage et d'une voix réaliste, comme Replika, créent une illusion de dialogue humain. Ces interactions immersives peuvent parfois franchir des frontières inattendues, générant des attachements émotionnels, voire des situations de dépendance affective.. A tel point qu'en 2023, Replika a supprimé la possibilité de participer à des conversations érotiques, ce qui a suscité des discussions sur le rôle de l'IA dans les interactions humaines. Lorsqu'un robot ou un avatar reproduit trop fidèlement les comportements humains, notre perception du réel peut se voir perturbée et accentuer l'isolement social en remplaçant des relations authentiques par des échanges artificielsEt c'est sans compter les enjeux en terme de capacité de désinformation.  L'efficacité avant tout ? Quand le fonctionnel prime Si l'apparence humaine séduit dans certains contextes, elle n'est pas toujours pertinente. Dans l'industrie, la logistique ou les infrastructures publiques, la conception des robots repose avant tout sur leur efficacité, leur coût et leur sécurité. Ici, le design fonctionnel prévaut : pas d'yeux expressifs ni de traits humains, mais une forme optimisée pour accomplir une tâche précise. L'anthropomorphisme peut s'évérer ici contre-productif, en complexifiant les interactions, détournant l'attention ou en créant des attentes inappropriées chez les utilisateurs. Ainsi, les robots utilisés dans les entrepôts logistiques, comme ceux d'Amazon Robotics, adoptent des designs minimalistes centrés sur l'optimisation des déplacements et la manipulation des objets, plutôt que sur l'imitation des gestes humains. Dans le domaine des infrastructures publiques, les robots de nettoyage autonomes ou les dispositifs de surveillance suivent également cette logique. Par exemple, le robot Spot de Boston Dynamics, utilisé pour l'inspection de sites industriels et la surveillance, privilégie une forme quadrupède inspirée du monde animal pour maximiser sa stabilité et sa capacité à évoluer sur des terrains complexes. En somme, si l'apparence humaine peut faciliter l'acceptation sociale des robots dans certains contextes, elle est souvent abandonnée au profit d'un design purement fonctionnel dans les domaines où la performance et la sécurité priment. Cependant, même dans ces environnements, une certaine dose d'« humanisation » peut améliorer l'expérience utilisateur. Par exemple, l'ajout de signaux visuels (LED indiquant une direction ou un état), de mouvements simplifiés ou de sons subtils peut permettre aux humains de mieux anticiper les actions des machines et d'éviter toute méfiance instinctive. Plutôt qu'une imitation parfaite de l'humain, l'enjeu est donc de créer des interactions claires et intuitives. L'ombre de la "vallée de l'étrange" Cette quête d'équilibre entre humanisation et fonctionnalité n'est pas nouvelle. Dans les années 1970, le chercheur japonais Masahiro Mori a décrit le phénomène de la vallée de l'étrange (Uncanny Valley), selon lequel un robot trop réaliste provoque un malaise, car son apparence est presque humaine... mais pas tout à fait. Sophia, le robot humanoïde de Hanson Robotics, illustre parfaitement ce paradoxe : son réalisme a autant impressionné que dérangé. Pour éviter cet écueil, de nombreux designers optent pour des formes hybrides. Plutôt que de copier l'humain à l'identique, ils misent sur des éléments subtils – mouvements de tête, variations lumineuses, inflexions de voix – qui suffisent à évoquer des émotions sans induire de confusion. Mais au fond, que projetons-nous sur ces machines ? En leur attribuant des traits humains, nous exprimons autant notre besoin d'empathie que nos craintes face à l'automatisation. Pourtant, plus nous repoussons les limites de ces technologies, plus il devient évident qu'un robot, aussi sophistiqué soit-il, reste avant tout un outil. A trop vouloir leur faire imiter l'humain, les robots sont facteurs d'altération de notre perception de nous-mêmes et des autres, posant des défis éthiques sur leur intégration dans la société. L'avenir de la robotique réside dès lors dans une conception qui équilibre intelligence artificielle et clarté d'interaction. Trouver ce juste milieu sera essentiel pour faire des robots et des avatars des alliés au service de l'humanité – et non des illusions qui brouillent notre perception du monde et de nous-mêmes.

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