Ce n’est pas parce qu’un phénomène est mal nommé qu’il ne mérite pas d’être pensé. Tel est le cas de ce que les médias ont figé sous l’appellation de « wokisme ». Le terme demeure très flou mais il désigne, par retournement dépriéciatif et moqueur, la certitude de la vérité et du bien que certains brandissent pour faire taire leurs contradicteurs. Au départ, il émane d’une nouvelle génération engagée, fortement sensibilisée aux enjeux du racisme, du sexisme et de l’écologie, et beaucoup plus politisée que la génération d’avant – malgré une insensibilisation inquiétante au sujet de l’antisémitisme. L’intellectuel médiatique Geoffroy de Lagasnerie, dont plusieurs déclarations n’hésitent pas à justifier la violence et la casse, prête ses traits à la nouvelle mouvance, tandis que l’ancienne se reconnaît plus dans l’écrivain dandy Frédéric Beigbeder. Autrement dit : la réaction puritaine après le désarroi moral et décadent.
Commençons par rappeler que la dénonciation du « wokisme » est trop souvent le monopole d’une pensée réactionnaire, épidermiquement réticente à la prise en compte des discriminations, des violences sexuelles, ou encore de l’importance des enjeux climatiques. Pour l’extrême-droite, « wokisme » est devenu le parfait synonyme de Grand Remplacement ; le mot désigne alors la peur d’un effacement de la culture judéo-chrétienne et de l’Occident. On l’a vu récemment dans la panique suscitée par la restauration de la statue d’Ousmane Sow à Besançon, donnant lieu à une surenchère d’imputations complotistes voulant absolument y voir une tentative de « blackface » inversé (noircissement du visage de Victor Hugo à des fins putatives d’effacement et d’humiliation du blanc).
Les dérives sont toutefois aussi pointées par des militants et des intellectuels impliqués dans les luttes progressistes – par exemple, aux Etats-Unis où les crispations identitaires tournent à un affrontement permanent entre libéraux et communautariens. Citons le philosophe progressiste Michael Walzer qui, tout en reconnaissant la légitimité de la colère des Noirs et en s’y associant, pointe l’enfermement en silos des « politiques de l’identité », ou l’intellectuel marxiste Walter Benn Michaels qui a dénoncé la logique de reproduction des élites que camouflerait selon lui la sélection par critères de « race ».
Pour ceux qui s’en réclament, les approches identitaires revendiquent un motif ancien (voltairien, hugolien, puis marxiste) du progressisme : celui de la désaliénation et de la prise de conscience. Rien de plus banal. Parfois, cette prise de conscience confine au ridicule, le wokisme devenant alors un « réveillisme »… un réveil d’un long sommeil : c’est par exemple le cas lorsqu’un metteur en scène découvre, en 2022, que Dom Juan est un personnage négatif et que la pièce de Molière ne l’attendait pas pour en être une acerbe critique … Mais le motif de la prise de conscience est aussi religieux – c’est celui de la conversion – et il se fond désormais dans des idéologies millénaristes comme la collapsologie, tournant à la panique civilisationnelle. Nous avons donc affaire à un progressisme devenu malade, autodestructeur, car convaincu que le progrès, tout du moins sa définition humaniste héritée de la Renaissance et des Lumières, détruirait l’humanité et la planète: un progressisme résolument anti-progrès, se dévorant lui-même…
La mort de l’artistique
Les causes défendues (antiracisme, antisexisme, lutte contre l’homophobie, la transphobie) sont légitimes pour tous les domaines de la société, mais dans la culture, ces causes transversales se sont substituées à la quasi-intégralité des politiques culturelles. Il faut remonter à 2015, au moment de la création par Fleur Pellerin d’un Collège de la diversité, rapidement infiltré par l’association Décoloniser les arts alors présidée par Françoise Vergès. L’association est un doublon du Parti des Indigènes de la République dans le domaine culturel et met donc fort logiquement en pratique une conception racialiste et comptable de la diversité. Si le Parti des Indigènes de la République a essuyé un échec en tant qu’organisation politique, ses idées culturalistes et différencialistes ont par contre remporté une victoire certaine sur les esprits, en premier lieu dans le secteur de la culture. Au point d’être désormais considérées comme « normales », voire porteuses en termes de carrière, par un establishment culturel désireux de faire bonne figure.
Une telle normalisation idéologique va de pair avec la standardisation des sujets traités dans les établissements d’art subventionnés, de plus en plus motivés par l’affichage d’une efficacité sociétale directe, et un discours de reconnaissance escomptant de la part des publics des schémas d’identification primaires. Elle accompagne également l’installation d’un arsenal normatif distribuant les subventions selon des critères à peine masqués de sexe, de « race » et bientôt (cela commence à poindre dans certaines institutions) par orientation sexuelle. La pénurie de moyens dans la culture accentue cette surenchère normative assimilable à une censure a priori, l’opérateur public étant d’autant plus sommé de justifier ses choix que les aides se fragmentent et se raréfient ! Autrement dit, il est plus facile pour lui de se cacher derrière des normes que d’assumer de véritables arbitrages.
La Cour des comptes épinglait cette débandade bureaucratique dans un rapport de décembre 2021[1] qui ciblait un ministère « suiviste » et « gestionnaire », vulnérable aux lobbys. Elle observait un phénomène d’atomisation du secteur professionnel lié à la fragmentation croissante des financements croisés, et allant de pair avec la consécration d’une économie par projets. Pour le dire plus simplement, si l’art subventionné fut un temps une garantie d’indépendance pour les artistes qui souhaitaient ne pas être inféodés aux pressions économiques, idéologiques du secteur privé, la fragmentation des aides fait qu’aujourd’hui, il devient suicidaire pour n’importe quel artiste, surtout jeune, de ne pas aller dans le sens du vent… Rassembler un budget exige désormais d’être détenteur d’un réseau professionnel exponentiel. La subvention n’est donc plus une garantie d’autonomie (la fameuse « exception culturelle ») mais tend au contraire à renforcer les phénomènes de concurrence et d’entre-soi.
Alliance objective avec l’extrême-droite
Souvent présenté comme une demande sociale, le wokisme est donc aussi une idéologie d’Etat : d’un état culturel faible, normatif et bureaucratique, qui saupoudre par catégorie, plutôt que d’affirmer de véritables choix politiques. En quelques années, les rapports (sur la restitution des œuvres à l’Afrique, sur la diversité à l’Opéra de Paris) et les nominations à la tête des plus grands établissements publics démontrent l’évolution en ce sens de la doctrine culturelle. On y détecte aussi une forme de clientélisme, dans lequel la culture est mise au service du « et en même temps » pour donner quelques gages à l’électorat de gauche, tandis que la plupart des sujets régaliens (sécurité, immigration, santé, droits sociaux) se négocient désormais sur la partie droite de l’échiquier idéologique et politique.
Ce pas de deux est accepté par la plupart des acteurs culturels, en grande partie du fait de l’appauvrissement déjà mentionné du secteur culturel. Les cabales (parfois pour de bonnes raisons, souvent pour de mauvaises) et les affaires de déprogrammation se multiplient de façon anarchique. Les différentes causes sont de plus en plus souvent portées par des militants radicalisés, souvent mus par le ressentiment et le « pousse-toi que je m’y mette »… Un tel paysage en décomposition ne fait qu’alimenter le populisme ambiant, dont l’un des ressorts principaux est bien la haine de la culture, dénoncée comme « élitiste ».
Or, ce jeu malsain transformant la culture et les arts en procès systématique nourrit un climat de « choc des civilisations » qui fait tourner la noria de l’extrême-droite. L’alliance avec l’extrême-droite se voit jusque dans le choix des mots : identitaires des deux extrêmes voient partout la « gangrène » et la « contamination ». Chez les décoloniaux, « gangrène » de nos esprits « contaminés » par un « racisme inconscient », et à « rééduquer ». Chez les adeptes de Renaud Camus, « gangrène » du « wokisme » des « élites » à la botte de Bruxelles, etc. Censeurs contre censeurs.
En Italie, Giorgia Meloni a parfaitement su tirer parti de l’idéologie dominante culturelle, et l’on voit désormais toutes les formations d’extrême-droite françaises enfourcher la cause de la lutte contre le wokisme et le Grand Remplacement. Meloni sut par exemple très bien mettre à profit la diffusion de la pièce manichéenne de Tiago Rodrigues Catarina ou la beauté de tuer des fascistes. Et la première programmation de celui qui s’est retrouvé propulsé à la direction du festival d’Avignon démontre par ailleurs, si cela s’avérait encore nécessaire, que les politiques identitaires dissimulent une dépolitisation réelle des arts. Si Rodrigues brandit la diversité et la parité de sa programmation, l’absence des grands enjeux politiques (guerre en Ukraine, soulèvement iranien Femme Vie Liberté) est assez désolante. Une belle illustration de la digression politique opérée par les « identity politics »…
Si ce carnaval peut sembler lassant, il dissimule sans doute le plus triste : la baisse de la créativité, l’installation de routines et d’automatismes. Le procès systématique du passé empêche l’art d’avancer et d’inventer des formes nouvelles : il le dépolitise et l’enferme dans une éternelle arrière-garde.
[1] « Recentrer les missions du Ministère de la culture », https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2021-12/20211214-NS-Culture.pdf