Le Laboratoire de la République Dans la plupart des démocraties, le rôle et les pouvoirs du chef du gouvernement sont très grands, tandis que ceux du chef de l’État, là où le poste existe séparément, sont très limités (Italie, Allemagne), voire inexistants (reine d’Angleterre). Pourquoi en va-t-il différemment chez nous ? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose, à vos yeux ?
Gilles Clavreul : Les systèmes politiques sont les héritiers de nos histoires nationales. Le modèle parlementaire, suivant l’exemple britannique, s’est répandu en Europe à la fois parmi les nations qui ont conservé la monarchie, et parmi ceux qui ont eu à pâtir d’une expérience autoritaire ou totalitaire. La France elle aussi, ne l’oublions pas, a vécu de longues décennies de régime parlementaire stable sous la IIIème République.
Cependant, le traumatisme de la défaite de 1940 et les excès du régime d’assemblée de la IVème, empêtrée dans les guerres de décolonisation, ont achevé de convaincre les Français qu’une forme de rééquilibrage au profit de l’exécutif devait être recherché. Cela a donné les institutions de la Vème, non sans de vives controverses, puisque certaines des plus éminentes figures de la République parlementaire, à commencer par Pierre Mendès-France, s’y sont vigoureusement opposées.
Il est courant d’expliquer cette voie française par une sorte d’inguérissable nostalgie pour l’absolutisme monarchique, ou pour cet hybride empruntant à la fois à l’idée républicaine et au principe monarchique qu’a été le bonapartisme. On peut en faire une lecture disons moins psychologisante : la démocratie, c’est toujours la recherche d’un équilibre. Équilibre entre les pouvoirs, équilibre entre exigence d’unité et expression de la pluralité, équilibre entre délibération et action.
Aucune solution n’est parfaite, toutes aboutissent à des résultats très différents. Ainsi l’Allemagne connait une stabilité politique remarquable, marquée à la fois par la propension à créer de vastes coalitions, et par la longévité exceptionnelle des chanceliers : Olaf Scholz n’est que le neuvième chef du gouvernement depuis 1949 ! A l’autre extrémité, l’Italie a longtemps connu une instabilité chronique ; plus près de nous dans le temps, le président israélien a dû convoquer les électeurs à quatre reprises en deux ans, faute de dégager une majorité, structurellement difficile à constituer compte tenu de la proportionnelle intégrale.
Notre régime présidentiel, ou semi-présidentiel comme l’ont appelé certains publicistes, nous distingue-t-il radicalement des autres ? Oui, à une grosse exception près : les États-Unis. Mais à partir d’une expérience politique aux antipodes de la nôtre, dépourvue de référence absolutiste et aussi éloignée que possible de notre infrastructure politico-administrative centralisatrice.
Le Laboratoire de la République : La Constitution prévoit que le Premier ministre « dirige l’action du gouvernement » (21) et « dispose de l’administration et de la force armée » (20). Dans les faits, beaucoup de présidents ont traité le Premier ministre comme un simple « collaborateur » (Sarkozy sur Fillon), ou comme un fusible. A l’aube de ce second quinquennat d’Emmanuel Macron, quel conseil lui donneriez-vous quant au choix d’un Premier ministre ?
Gilles Clavreul : Dans la première version de la Constitution de 1958, le Président est élu par un collège de grands électeurs : il dispose d’une légitimité démocratique et institutionnelle, mais c’est la révision de 1962, dans les conditions controversées d’un référendum par le moyen de l’article 11, qui lui donne une légitimité populaire. Dans ces conditions, comment le Premier ministre, qu’il nomme, pourrait-il être autre chose que le premier de ses collaborateurs ? Réponse : en cas de cohabitation. Là, bien que les textes ne l’y obligent pas, le président est contraint, dans les faits, à choisir un Premier ministre issu des rangs de la majorité parlementaire.
Mais la réforme du quinquennat a réduit très fortement la probabilité d’une cohabitation – sans l’annihiler complètement, cela dit. En tout cas, de 2012 à 2017, les Français ont mis quatre fois de suite le Palais-Bourbon en cohérence avec l’Élysée – d’ailleurs, l’habitude a été prise de parler de « majorité présidentielle », et ce dès avant le quinquennat. Dans ces conditions, le Premier ministre a la place que le Président lui donne, ni plus ni moins. Le choix des termes (« collaborateur », « fusible », etc.) est secondaire.
Le problème que cela pose est facile à saisir : c’est celui de l’expression de la diversité des opinions, indispensable à la respiration démocratique, et à sa prise en compte par l’exécutif. Notre pays souffre incontestablement d’un manque de représentation, beaucoup de nos concitoyens ne s’estimant pas entendus. Il faut trouver une forme d’exercice du pouvoir qui, sans compromettre l’efficacité de l’action de l’État – que les citoyens attendent aussi -, permette d’associer davantage la société.
Le Laboratoire de la République : Dans sa récente interview au Point, E Macron distingue « l’exécutif gouvernemental » de « l’exécutif présidentiel » et dit être à la recherche de moyens visant à désynchroniser le rythme des élections qui les sanctionnent (retour éventuel au septennat, élections de midterms, à l’américaine…). Qu’en pensez-vous ?
Gilles Clavreul : Le quinquennat raccourcit tout. Il place, de fait, le Président en première ligne sur tous les sujets. Ce schéma n’est pas celui de la Vème à son origine, qui place le Président en surplomb, garant des intérêts fondamentaux de la Nation et maître des décisions ultimes. Je suis pour ma part favorable à ce qu’on revienne à cette formule, qui distingue – plus qu’il ne dissocie, car il doit toujours y avoir une certaine cohérence – le temps long présidentiel et le temps court de l’action gouvernemental.
Pour cela, on peut en effet revenir au septennat voire, pourquoi pas, envisager un mandat encore plus long, mais non renouvelable. Cela dégagerait totalement la fonction présidentielle de la contingence partisane. En revanche, cela laisse pendante la question de l’animation de la vie démocratique. On peut envisager des solutions comme des élections intermédiaires, mais on pourrait aussi se dire que la pratique politique est d’abord en cause, et non les institutions : les partis politiques ne jouent plus le rôle de catalyseurs d’hommes et d’idées, ils sont devenus des machines électorales froides, dont les citoyens se défient ; la démocratie locale s’affaiblit en raison de l’enchevêtrement des responsabilités et du centralisme ; le champ médiatique est saturé par la commentocratie et menacé par les fake news.
C’est l’ensemble de notre vie démocratique qu’il faut repenser à nouveaux frais. Il faut la repenser par le bas, c’est-à-dire par le citoyen : à quoi aspire-t-il ? quelles sont ses moyens d’agir ? comment s’informe-t-il ? comment se fait-il entendre ? etc. Le citoyen n’est pas le consommateur qui se trouve au bout du dernier kilomètre : il est le kilomètre-zéro de la démocratie, son point de départ, avant d’être son point d’arrivée.
Le Laboratoire de la République : Seriez-vous favorable à un régime de type présidentiel pur, qui supposerait la suppression du poste de Premier ministre et l’irresponsabilité politique du Président de la République devant l’Assemblée nationale ? Pourquoi ?
Gilles Clavreul : Ce serait aller au bout de la logique du quinquennat, or je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure.
Gilles Clavreul est haut-fonctionnaire, cofondateur du mouvement Printemps républicain et délégué général du thinktank L’Aurore. De 2015 à 2017, il est délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.