Le Laboratoire de la République : Voilà deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. A la lumière des forces en présence et de la spécificité du conflit, doit-on s’attendre à un conflit de longue durée ?
Nicolas Tenzer : Rappelons d’abord que, en réalité, cette guerre, devenue totale le 24 février 2022, dure depuis dix ans. Pendant longtemps, beaucoup ne voulaient pas la voir et les dirigeants n’en parlaient guère alors que, avant 2022, elle avait déjà fait 14 000 victimes et 1,6 million de déplacés. A l’époque, lorsque je disais que la guerre faisait rage à 3 heures d’avion de Paris, beaucoup me regardaient interloqués. Donc le conflit de longue durée que vous évoquez, il est en fait déjà là. Va-t-il encore continuer longtemps ? Je répondrais comme le président Zelensky l’a fait récemment à la Conférence de Munich sur la sécurité : « Ne demandez pas aux Ukrainiens quand la guerre va se terminer. Demandez-vous (Occidentaux) pourquoi Poutine est encore capable de la poursuivre ». Cette phrase rappelle trois réalités. La première est que la guerre serait déjà achevée par la victoire de l’Ukraine si les Occidentaux l’avaient déjà voulu. Nous avions la possibilité d’arrêter les massacres commis par Moscou mais nous, Alliés, n’en avons pas décidé ainsi. Ensuite, le péché capital, qui vaut culpabilité, ayant consister à laisser des dizaines d’Ukrainiens se faire assassiner est uniquement le nôtre. Enfin, cette phrase est indicatrice de la suite des temps. Ce qui va advenir dans les mois qui viennent dépend de notre volonté de donner toutes les armes possibles, sans limitation en termes de spécificité (portée des missiles, avions de chasse) pour permettre à l’Ukraine de gagner et à la Russie d’être défaite. Si nous prenons conscience de cette nécessité, il n’est, pour les nations européennes, d’autre choix que de passer réellement en économie de guerre.
Les Ukrainiens ont démontré leur incroyable faculté d’innovation sur le plan technologique. Cela m’a encore frappé chaque fois que je suis retourné en Ukraine depuis le début de cette guerre totale. Elle a quand même réussi à détruire 20 % de la flotte russe en Mer Noire et à menacer la Crimée. Un de mes amis, ancien ministre ukrainien, me prédisait déjà en septembre 2022 que la Crimée pourrait être récupérée avant le Donbass. Quand, à mon tour, j’évoquais cela dans plusieurs émissions, beaucoup se montraient sceptiques. C’est progressivement en train de se réaliser. Si la Russie a certes trois fois plus de soldats à mobiliser que l’Ukraine, l’absence de souci de la part de Poutine pour ses soldats fait qu’ils meurent en plus grand nombre dans des batailles inutiles. Avec toutes les armes occidentales, l’Ukraine pourrait frapper en profondeur les forces ennemies, y compris sur le territoire russe – ce qui est légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies – et obliger Moscou au reflux. Tous les experts sérieux disent que, si nous le voulons, Kyïv peut l’emporter d’ici la fin de l’année.
Le Laboratoire de la République : Quelle est votre analyse de l’impact des élections américaines sur la mobilisation occidentale en faveur de l’Ukraine ?
Nicolas Tenzer : La possibilité d’une victoire de Trump en novembre, qui n’est pas une découverte récente, a eu un effet de remobilisation des pays européens sur le plan militaire. Leurs dirigeants ont été saisis comme d’un vertige, car ils savent que, sans les États-Unis, non seulement l’Ukraine aurait pu ne pas survivre aux assauts russes, quand bien même cette aide américaine reste insuffisante, mais que les pays européens ne seraient pas à même d’utiliser leur propre défense conventionnelle pour résister aux attaques russes contre l’un des leurs. Ils ont pris conscience que, pour assurer eux-même cette défense, ils devront passer rapidement bien au-delà des 2 % du PIB, norme minimale fixée par l’OTAN et que la France n’atteindra que cette année. Si l’on devait, de plus, remplacer le parapluie nucléaire américain, ce chiffre devrait même être triplé. Mais c’est prioritairement nos forces conventionnelles que nous devons renforcer de manière drastique. Pour ne citer qu’un chiffre, le budget de défense de l’UE représente aujourd’hui un tiers du budget américain, alors que la taille de notre population est supérieure.
Autrement dit, nous devons nous mettre en état non seulement d’assurer notre propre défense territoriale au niveau européen, mais également être capables d’intervenir alors même que Washington ne le voudrait pas. La question pourrait d’ailleurs se poser concrètement pour l’Ukraine en cas de victoire électorale de Trump. Or, là aussi, le problème n’est pas entièrement nouveau : rappelons-nous que François Hollande, en 2013, était prêt à frapper les centres de commandement du régime criminel syrien après les attaques chimiques contre la Ghouta, mais a dû y renoncer après qu’Obama ait refusé de faire respecter la ligne rouge qu’il avait lui-même déterminée et que la Chambre des Communes britanniques l’a aussi exclu. Notons que cette décision du président américain a été comme un signal donné à Poutine qu’il avait les mains libres. 2014 en découle logiquement.
Le Laboratoire de la République : En cette année des élections européennes, quel rôle peut et doit jouer l’Europe pour influer sur l’issue du conflit ?
Nicolas Tenzer : L’Europe doit prendre la tête dans le combat le plus résolu pour qu’une action décisive soit engagée en Ukraine, sinon elle perdra toute légitimité et toute crédibilité. Comme souvent, nos impératif en termes de valeurs et de sécurité se rejoignent. Abandonner l’Ukraine ou chercher lâchement à négocier avec Poutine serait d’abord trahir nos principes, et notamment notre obligation de faire respecter le droit international. Cela a toujours été au cœur de la vocation européenne, beaucoup plus, reconnaissons-le, qu’américaine. Une telle trahison de la cause ukrainienne serait d’autant plus dramatique que, à Maidan déjà, l’Ukraine a chassé son dictateur pro-russe Viktor Ianoukovitch, au nom des valeurs européennes et que, aujourd’hui, ses combattants meurent pour nous aux avant-postes d’une guerre européenne que nous leur avons honteusement déléguée. En 2015, l’ancien ministre tchèque des Affaires étrangères, Karel Schwarzenberg, disparu l’année dernière, déclarait que le destin de l’Europe se jouerait en Ukraine. Car si l’Ukraine tombe, si Poutine ne connaît ne serait-ce qu’une demi-victoire, c’est ensuite l’Union européenne qui sera attaquée. L’Ukraine est la dernière sur la liste avant nous dans ce qui serait une liste actualisée de nos indifférences telle que le Pasteur Martin Niemöller l’avait jadis formulée. Après avoir laissé se faire massacrer les Tchétchènes, les Géorgiens et les Syriens, sans les Ukrainiens nous n’aurons plus personne pour nous défendre. J’espère que la France pourra prendre la tête de ce combat européen pour l’Ukraine et faire comprendre à ses citoyens comme à tous ceux de l’Europe que cette guerre est la nôtre et qu’elle requiert, car elle est totale, une mobilisation de même nature. Devant un ennemi radical dans le crime et la volonté de destruction, nous devons apprendre à penser, puis à agir, radicalement. Soyons directs : je ne suis pas sûr qu’un jour nous n’ayons pas nous-mêmes à livrer cette guerre. Ayons l’intelligence de le regarder en face et de nous y préparer.