Chers Laborantins,
Ce matin, l’Amérique a peur. L’Amérique des villes, l’Amérique instruite, l’Amérique ouverte sur le monde, l’Amérique qui ne détermine pas son vote en fonction de sa seule feuille d’impôts, cette Amérique a peur. Elle a peur de l’autre Amérique, qu’elle ne comprend pas, dans laquelle elle ne se reconnaît plus et qui s’est choisie pour champion le pire de ce que la politique peut générer. Ces deux Amériques se font face désormais, et les Etats-Unis n’ont plus d’unis que le nom. Les clivages sont trop profonds, le dialogue avec un soutien de Donald Trump tient de l’expérimentation vertigineuse, le pays de Lincoln, Roosevelt et Obama risque de sombrer, entraînant avec lui une partie du monde.
Dès que les résultats seront connus, il n’y aura que deux mauvaises solutions : soit Donald Trump est élu, soit il contestera les résultats au motif égotique qu’il ne peut pas perdre sans tricherie. On connaît bien cette rhétorique qu’on trouve habituellement plutôt chez les joueurs bonto : pile je gagne, face tu perds. Avec Trump, c’est pile je gagne, face tu as triché.
En réalité, l’ancien président est un multi-récidiviste de la contestation. Chacun sait qu’il n’a jamais accepté le résultat des élections de 2020, ni d’ailleurs son colistier, le plus propret JD Vance, mais beaucoup ont oublié que dès 2016, il avait déjà annoncé que soit il l’emportait sur Hillary Clinton, soit l’élection serait truquée. Et l’un de ses partisans, le conspirationniste Alex Jones, a déclaré, hier 3 novembre lors du meeting de Trump à Lititz, en Pennsylvanie, qu’il fallait se « préparer aux conditions de la guerre civile ». Les choses sont clairement annoncées.
Il serait réducteur d’y voir là uniquement une preuve de son ego certes surdimensionné. Il s’agit bien plus d’une méthode politique qui allie menace et intimidation, mais qui, surtout, corrode en profondeur le contrat rousseauiste à la base de toute acceptation de la représentation politique. C’est la démocratie qu’on assassine. Chacun sait qu’elle n’est acceptable que grâce à la confiance dans l’intégrité du scrutin.
Et il est probable que, en cas de score favorable à Kamala Harris, des contestations se multiplient, lesquelles peuvent intervenir aux États-Unis à quatre niveaux différents, chacun étant déjà noyautés par les partisans de Trump l’arme au pied, et finalement arbitrées par la Cour suprême, dans laquelle Donald Trump a placé suffisamment d’affidés pour qu’il soit confiant sur le sort des recours qu’il déposera de manière systématique. Pile je gagne, face tu perds…
Mais si cette élection est aussi importante, cela ne tient pas seulement aux conséquences domestiques dramatiques, ni même aux conséquences géopolitiques tragiques dans les crises actuelles, mais aussi au message envoyé à tous les tyrans de la planète et, au fond, au risque de contagion, sous le haut-parrainage de l’Oncle Sam. C’est aussi à cette aune qu’il faut comprendre le retour des coups d’États militaires en Afrique, qui ont vu en moins de trois ans, sept pays basculer dans des dictatures militaires sans que nul ne s’en émeuve : Mali, Guinée, Tchad, Soudan, Burkina Faso, Niger et Gabon.
On aura vu également des signes avant-coureurs de l’essoufflement des démocraties avec Bolsonaro au Brésil, Duarte aux Philippines où Milei en Argentine. Sans oublier Poutine évidemment. La réélection de Trump sonnerait comme permis de putsch, un blanc-seing au reste du monde, dont les plus grands bénéficiaires seraient la Russie et la Chine. L’Europe serait la grande perdante, et avec elle une certaine idée de la démocratie née avec les Lumières et morte avec Trump. Ce serait la fin du modèle d’organisation du pouvoir par la démocratie, « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres » ?
Ce funeste pronostic tient à la personnalité de Donald Trump. À l’inverse de 2016, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. Le mensonge et l’insulte érigées en mantra, avec des menaces, y compris physiques, sur les opposants politiques qualifiées d’« ennemis de l’intérieur » ne peuvent triompher que dans un système malade. Il est faux de dire qu’on a le choix entre deux programmes et deux candidats, comme c’était le cas jusqu’à Trump. C’est même un odieux sophisme que de les renvoyer dos-à-dos comme viennent successivement de le faire de manière indigne le Los Angeles Times et le Washington Post, comme s’ils étaient équivalents.
Ne serait-ce que sur le plan judiciaire, il y en a un qui est poursuivi et parfois condamné sur un arc pénal qui va du viol à la tentative de coup d’État, en passant par la fraude électorale, la fraude fiscale, le vol de documents classifiés, etc., alors que l’autre a pour métier précisément de poursuivre ceux qui commettent de telles infractions pénales. Dans n’importe quel autre pays, la situation pénale de Donald Trump, et notamment la tentative de coup d’État, le disqualifierait de manière définitive. Ici, à l’inverse, c’est à Kamala Harris qu’on ne passe pas la moindre approximation, même quand elle est le fait de Joe Biden.
Malgré tout cela, l’Amérique est un pays plein de ressources, et la France n’a pas de leçon à donner, surtout quand on connaît le marasme politique actuel dans lequel elle se débat. Et c’est bien fort de ces ressources exceptionnelles que, en ces dernières heures d’une campagne à nulle autre pareille, il est possible de rester optimiste et d’espérer que l’arsenal des mesures de résistance démocratique sera au finish plus fort que les armes dressées par ceux qui veulent l’abattre. L’avenir du monde, qui se joue ici à Washington, d’où je vous écris cette ultime lettre d’Amérique, ne peut pas dépendre d’un pile ou face.
Thomas Clay