Pour sauver les démocraties, regardons les dictatures en face

par Renée Fregosi le 16 mai 2023
Alors que le nombre de régimes autoritaires dans le monde se multiplie, Renée Fregosi, auteur de "Cinquante Nuances de dictature" aux éditions de l'Aube et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque les nouvelles facettes d'un phénomène protéiforme et versatile et nous exhorte à regarder en face les dangers qui nous menacent.
Le Laboratoire de la République : Dans votre livre, "Cinquante nuances de dictature", vous décrivez une situation mondiale alarmante, entre « démocrature », « Jurassik Park du communisme » et « proto-totalitarisme », quel est selon vous le plus grand danger pour la démocratie actuellement ? Renée Fregosi : La dictature peut se définir comme un régime politique contemporain de la démocratie moderne, et qui s’y oppose radicalement, mais de façons diverses en effet. Tandis que des dictatures anciennes, d’inspiration communiste comme Cuba, ou de nature patrimonialiste comme la Guinée équatoriale, perdurent, les démocratures, c’est-à-dire des dictatures déguisées en démocraties par la tenue d’élections ni libres ni équitables constituent un nouveau type de dictature. Parmi celles-ci, on trouve notamment des proto-totalitarismes : mus, comme les totalitarismes anciens, par une vision du monde revancharde foncièrement fantasmatique et belliqueuse, elles miment toutefois le pluralisme politique. Mais les dictatures ne sont pas seulement diverses, elles sont également de plus en plus nombreuses. Entre 2015 et 2021, leur nombre a augmenté à travers le monde tandis que celui des démocraties diminuait de 104 (soit 63% des pays de la planète) à 98 (soit 56%). Et cela ne constitue que le premier élément de ce que l’on peut qualifier de montée des autoritarismes : un danger global et multifacettes. D’une part des régimes dictatoriaux parmi les pays les plus puissants de la planète mettent en œuvre des synergies inquiétantes : la Chine (dictature communiste remasterisée mais toujours hyper centralisée et extrêmement répressive) et les trois proto-totalitaires que sont la Russie post-soviétique, l’Iran des mollahs et la Turquie néo-ottomane s’allient ainsi volontiers selon les circonstances.  Et tous soutiennent de concert ou de façons divergentes de nombreux autres régimes autoritaires moins puissants comme la Corée du nord, le Venezuela, le Mali ou la Syrie par exemple. D’autre part, l’offensive islamiste polymorphe s’affirme sans relâche et gagne sans cesse du terrain tant dans les pays dits « musulmans » qu’en Occident. Or l’islamisme, foncièrement misogyne, homophobe et antisémite, est ennemi déclaré de la démocratie, de la laïcité, de la paix et de la cohésion sociale.  Malheureusement, trop souvent soutenu au motif que l’islam serait la religion des nouveaux damnés de la terre, l’islamisme fréro-salafiste poursuit sa progression à la fois par la terreur des attentats et par un lent travail de formatage des esprits et d’infiltration des institution. Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre des problèmes, au sein des sociétés démocratiques, des idées, des pratiques, des tentations autoritaires se manifestent de multiples manières et dans les champs les plus divers, du populisme à l’élitisme, de l’islamo-gauchisme au wokisme. Aspiration à des politiques « fortes » censées régler miraculeusement les problèmes, conformisme du politiquement correct induisant l’autocensure, imposition technocratique, chantages victimaires tous azimuts, pressions et intimidations, voire violences physiques, jouissance du justicier autoproclamé, veule complaisance dans la soumission se généralisent. Le Laboratoire de la République : A la fin de votre livre vous posez une question aux accents tragiques qui nous interpelle tous en tant que citoyens, la démocratie fait-elle encore envie ? Renée Fregosi : Tout se passe comme si, faute de performance, la démocratie avait épuisé son potentiel mobilisateur. La démocratie étant à juste titre de plus en plus conçue non pas seulement comme un ensemble d’institutions garantissant des droits politiques mais aussi comme devant apporter au plus grand nombre une vie matérielle et morale de qualité, elle se trouve dégradée par un recul du niveau de vie et de la mobilité sociale ascendante. La démocratie ne peut en effet se limiter à la sélection au sein des élites. Il est aussi absurde de considérer que la démocratie est ancrée à tout jamais en Occident que de penser qu’elle est réservée aux vieilles cultures et aux sociétés développées. Mais la démocratie est née et s’est toujours développée dans un cadre étatique (de la cité-État athénienne aux États-nations modernes). Or aujourd’hui, c’est ce cadre qui est lui-même affaibli, par de-là les manquements de telles ou telles politiques publiques nationales. Face à un capitalisme hyper-financiarisé qui s’est émancipé de la tutelle des États, à la montée en puissance du crime organisé sous la forme de mafias qui se jouent des frontières et à une mondialisation de l’information et de la désinformation à travers les nouvelles technologies de la communication notamment, ainsi qu’aux périls du réchauffement climatique et de l’extinction massive des espèces, les États et par voie de conséquence les démocraties se révèlent d’une grande impuissance. Le Laboratoire de la République : Pensez-vous que les instances internationales sont bien armées pour lutter contre les dangers des autoritarismes dans le monde ou contre certains discours autoritaires qui naissent dans les démocraties elles-mêmes ? Renée Fregosi : Que ce soit pour affronter les nouveaux défis globaux ou pour lutter contre les autoritarismes, il est certain que l’indispensable coordination internationale est hélas très en-deçà de ce qu’elle doit devenir. Or, c’est à tort que la dictature ne fait plus peur dans les pays démocratiques, car elle demeurera toujours un événement traumatique pour les individus comme pour les sociétés. C’est pourquoi il est très grave que des intellectuels et surtout des enseignants (sociologues, politologues, anthropologues notamment) troublent les esprits en considérant soit que la dictature n’est qu’un « objet discursif » utilisé par les démocraties occidentales pour se valoriser, soit que ces mêmes démocraties ne sont en fait que des dictatures, ou encore que distinguer dictature et démocratie ne serait pas pertinent. Il faut donc rappeler que si aucun régime n’est jamais « chimiquement pur » (démocratique de part en part sans aucune trace d’autoritarisme, ou dictatorial absolu sans aucun germe démocratique), il existe cependant un critère discriminant entre les deux types d’organisation politique et sociale : le principe du libre choix pour le plus grand nombre (illustré et fondé sur l’élection libre et équitable) versus l’imposition. Qu’une nouvelle fois dans son histoire, le libéralisme politique se trouve confronté au défi de la justice sociale, du partage au plus grand nombre possible des biens matériels et immatériels, est aujourd’hui un fait établi. Mais que les responsables politiques et les peuples doivent retrouver le goût et le courage de promouvoir, rénover et faire fructifier la démocratie dans toutes ses dimensions est un fait aussi incontestable. Alors, pour défendre la démocratie et réactivé l’enthousiasme de l’ascèse émancipatrice, ne faut-il pas commencer par savoir regarder en face les dangers de la dictature ?

Elections en Turquie : enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques

par Aurélien Denizeau le 12 mai 2023
Dimanche 14 mai, auront lieu les élections présidentielles et législatives turques. Alors que Recep Tayyip Erdoğan est au pouvoir depuis 20 ans, un changement d’administration est envisageable. Le pays est confronté à un pouvoir autoritaire s’islamisant, une crise démocratique, économique et sociale sans précédent causée par les récents tremblements de terre ayant fait plus de 50 000 morts. Sur le plan géopolitique, il est au carrefour entre l’Occident et l’Orient et en équilibre diplomatique permanent dans la guerre en Ukraine. Aurélien Denizeau, docteur en sciences politiques et relations internationales et chercheur indépendant spécialisé sur la Turquie, analyse les enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques dans le cas où le président sortant reste au pouvoir ou si l’opposition l’emporte.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous présenter les principaux enjeux des élections en Turquie ?  Aurélien Denizeau : Le principal enjeu de l'élection présidentielle en Turquie est relatif à la poursuite - ou non - du modèle ultra-présidentialiste dominé par Recep Tayyip Erdoğan. En personnalisant sans cesse davantage le régime, le président turc a concentré tous les débats sur sa personne et sur les pouvoirs qu'il s'est fait attribuer. Une victoire lui permettrait de poursuivre dans cette voie et de consolider son pouvoir personnel ; à l'inverse, sa défaite signerait un désaveu, et mettrait un coup d'arrêt à cette personnalisation du régime. Il est important de noter que, pour autant, le retour au régime parlementaire, voulu par l'opposition, ne se réaliserait sûrement pas dans un court terme : en effet, une nouvelle réforme constitutionnelle nécessiterait soit l'obtention d'une large majorité à l'Assemblée (qui semble hors d'atteinte pour le moment), soit la tenue d'un référendum, à haut risque politique. De ce fait, une défaite de Recep Tayyip Erdoğan ne se traduirait pas un changement de régime immédiat, mais davantage par l'ouverture d'une période de transition marquée par des négociations entre les partis politiques représentés à l'Assemblée.  Un autre enjeu relatif à ces élections est la redéfinition des rapports de force entre les différentes tendances politiques. Les coalitions qui se sont construites, soit pour soutenir, soit pour combattre le président Erdoğan résisteront-elles aux résultats du scrutin ? Quel poids peut espérer jouer la mouvance pro-Kurde, qui cherche à jouer le rôle d'arbitre au Parlement ? Les nationalistes, fracturés en divers partis aux allégeances variées, peuvent-il entamer un rapprochement ? Il faudra scruter non seulement les scores des candidats à l'élection présidentielle et des coalitions qui les soutiennent mais, également, à l'intérieur même de ces coalitions, les résultats obtenus par chaque parti.  Le Laboratoire de la République : Quelles sont les forces en présence ? Une alternance semble-t-elle possible ?  Aurélien Denizeau : Le président Recep Tayyip Erdoğan est soutenu par l’Alliance du Peuple, une coalition construite autour de son parti, l’AKP, de tendance islamo-conservatrice, et le parti nationaliste MHP. Cette coalition possède une cohérence idéologique relative, de type national-conservatrice, et s’appuie sur un socle électoral de plus de 40% des voix. Face à lui, son principal adversaire Kemal Kılıçdaroğlu, est le candidat de l’Alliance de la Nation. Cette coalition repose sur six partis très divers : le CHP, le parti kémaliste historique, dont Kılıçdaroğlu assure la présidence ; le İYİ, un parti nationaliste dissident du MHP ; le Saadet, le parti islamiste historique ; le Demokrat Parti, libéral-conservateur ; et deux partis fondés par d’anciens ministres de Recep Tayyip Erdoğan, le DEVA d’Ali Babacan (ancien ministre de l’Économie) et le Gelecek d’Ahmet Davutoğlu (ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre). Cette coalition d’opposition est créditée de plus de 45% des voix ; elle peut arriver au pouvoir et permettre une alternance. Le problème est qu’elle est très hétéroclite en termes idéologiques ; un scénario à l’israélienne n’est donc pas à exclure : les partis alliés risquent de se déchirer en raison de leurs divergences idéologiques, permettant à terme le retour du dirigeant qu’ils avaient voulu renverser. En d’autres termes, même en cas de victoire, le succès de l’opposition n'est pas garanti. Ajoutons enfin que des forces alternatives vont également chercher à peser sur le scrutin. Le parti pro-Kurde et progressiste HDP soutient Kemal Kılıçdaroğlu pour la présidentielle, mais va jouer sa propre stratégie aux législatives et tâchera d’obtenir un groupe parlementaire pour devenir une force d’appoint indispensable. Le candidat nationaliste Sinan Oğan et le kémaliste Muharrem İnce, issu du CHP, vont se disputer le rôle de « troisième homme » du scrutin. La complexité de ce paysage politique rend toute prédiction difficile pour l’avenir. Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences géopolitiques possibles ? Aurélien Denizeau : Même si les partenaires de la Turquie scrutent ce vote avec intérêt, en réalité, la politique étrangère n’est pas un enjeu fondamental cette fois-ci. Les grandes décisions prises par Recep Tayyip Erdoğan au cours des dernières années (neutralité dans le conflit russo-ukrainien ; soutien à l’Azerbaïdjan face aux Arméniens du Haut-Karabagh ; modernisation du matériel militaire…) font globalement consensus au sein de la société turque, car elles sont perçues comme répondant aux intérêts nationaux de la Turquie. Il est probable que sur la forme, l’opposition voudra marquer sa différence, et que quelques changements à la marge sont à prévoir : rapprochement avec les partenaires occidentaux ; réconciliation accélérée avec la Syrie de Bachar al-Assad ; retrait relatif des forces turques de Libye. Surtout, le ton devrait changer : plus de diplomatie, moins de provocations.Toutefois, plusieurs annonces de Kemal Kılıçdaroğlu, par exemple au sujet de projets communs avec la Chine, laissent à penser que la Turquie ne retournera pas dans une logique de bloc occidental. L’idée de diplomatie d’équilibre, multidirectionnelle, sans alliance contraignante, fait aujourd’hui consensus dans le pays. Passer les premiers signaux envoyés à l’Occident (notamment dans l’espoir d’une aide économique conséquente, au vu de la situation difficile du pays), il est probable que la dure logique des intérêts nationaux reprendra le dessus.  Le Laboratoire de la République : Plus particulièrement, les liens avec la France pourraient-ils être modifiés ? Aurélien Denizeau : Kemal Kılıçdaroğlu est réputé francophile, il a vécu en France et parle un peu le français. Il n’entretient pas avec Emmanuel Macron la relation de rivalité réciproque que l’on observe chez le président Erdoğan. On peut donc escompter une période de réchauffement des relations diplomatiques. Un changement possible en cas d’alternance serait l’arrêt du soutien turc à des groupes islamistes et/ou communautaristes présents sur notre sol ; ce permettrait indéniablement l’amélioration des relations bilatérales. Toutefois, il ne faut pas être naïf : en Afrique aussi bien que dans le Caucase, en passant par la Méditerranée orientale, la Turquie continuera de défendre ce qu’elle perçoit comme ses intérêts nationaux. Des désaccords peuvent donc persister, même s’ils seront peut-être gérés de manière plus discrète et moins brutale.

Réforme des retraites : quel regard depuis l’étranger ?

par Samantha Cazebonne le 10 mai 2023
Alors que de nombreux médias étrangers s’intéressent aux manifestations et au contexte social en France, Samantha Cazebonne, sénatrice des Français de l’étranger, nous donne un aperçu, après six déplacements depuis l’annonce de la réforme des retraites (en Finlande, Danemark, Japon, Suède et Madagascar), de la vision de la France à l’international.
Le Laboratoire de la République : Selon l’article du New-York times, « Are French People Just Lazy ? » écrit par Robert Zaretsky (à lire ici), la grogne sociale française s’exprime très rapidement et est très sensible à la hause du coût de la vie. La vie active serait vue comme une corvée et la retraite une libération. Est-ce une spécificité française par rapport aux Etats-Unis ? Samantha Cazebonne : La presse étrangère s’est en effet interrogée sur ce que ces mouvements et ces images, notamment celles des manifestations ou encore celles des ordures qui s’entassaient à Paris et qui ont fait le tour du monde, disent du rapport des Français au travail. La “culture du travail” est différente en France et aux Etats-Unis. Par exemple, dans un sondage récent (IFOP avril 2023), “58% des Français considèrent le travail avant tout comme une contrainte nécessaire pour subvenir à ses besoins”. Aux USA, il y a cette « positive attitude » ou « cool attitude» qui se ressent très vite dans les discussions et qui fait partie du quotidien. On sent que le travail permet de garder un rôle social ou encore que les Américains ont besoin de travailler pour leur retraite surtout quand ils n’ont pas capitalisé. La grogne sociale n’est cependant pas que française, elle monte dans tous les pays de l’Union européenne et nous pouvons voir des appels à la grève et des manifestations qui se multiplient. Les pays de l’Europe ont en effet été en première ligne d’une augmentation des coûts de l’énergie, de la hausse du coût de la vie et notamment liées à la guerre en Ukraine. Des mouvements sociaux se sont organisés à travers un certain nombre de pays, de l’Espagne à la Roumanie, en passant par le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie. En France, les contestations se sont cristallisées depuis quelques mois autour de la réforme des retraites et il y a certes une spécificité française autour des protestations sociales mais la grogne sociale s’exprime à travers toute l’Europe, ce qui peut trancher avec les Etats-Unis où la culture des mouvements sociaux est historiquement bien différente de l’Europe. Le Laboratoire de la République : Quelle est la vision des Français à l’étranger sur le contexte politique et social très conflictuel liée à la réforme des retraites ? Samantha Cazebonne : Il existe plusieurs visions mais celles qui ressortent le plus se caractérisent selon 3 approches contradictoires. La première catégorie pense que les Français sur le territoire national devraient se comparer avec le reste du monde. Pour eux, souvent des expatriés ou résidents ayant délocalisé leur activité professionnelle à l’étranger, lorsque les Français se plaignent ou revendiquent au sujet de la politique ou des questions sociales, ils sont alors qualifiés d’ingrats et d’injustes avec leurs institutions, leurs femmes et hommes politiques et leur régime démocratique. Cela s’explique par le fait que bien souvent à l’étranger on n’attend rien de l’Etat qui nous accueille. On vit même parfois dans des pays qui ne sont pas des démocraties ou n’en ont que le nom. Ces Français-là ne comprennent pas cette résistance aussi forte au changement, aux réformes et à l’adaptation nécessaire aux évolutions du monde. Je constate que ces Français de l’étranger aimeraient que les Français prennent conscience de leur chance, des services dont ils bénéficient que ce soit en matière de prestations, de services sociaux, médicaux ou encore scolaires… Dans le contexte actuel, ils restent cohérents avec leurs positions même s’ils sont un nombre assez significatif à considérer qu’il aurait été bon, entre autres pour l’image de la France à travers le monde, qu’un compromis puisse être trouvé avec les syndicats.Une autre catégorie moins importante de Français de l’étranger et plus proche idéologiquement d’une pensée de gauche a tendance, elle, à considérer que les Français ont raison de maintenir une pression aussi forte, et de s’engager sur le chemin de la résistance. En général, ces Français aimeraient que la France les accompagne davantage à travers le monde en leur donnant accès par exemple à des aides sociales ou une scolarité gratuite partout à travers le monde même si plus des ¾ des établissements français à l’étranger fonctionnent selon un modèle public-privé ou privé. Cette crise trouve donc leur soutien. Ils revendiquent également un soutien aux Français qui luttent contre le gouvernement dès lors où ils peuvent se faire entendre au sein d’une institution ou d’une emprise française. Pour eux, les revendications doivent empêcher la réforme de s’appliquer et la France doit devenir plus égalitaire. Enfin il existe une 3ème catégorie de Français, cette dernière regroupe ceux qui ne rentreront plus en France, ceux qui sont binationaux et vivent à l’étranger et ceux qui ne veulent plus entendre parler de la France. Ces Français-là ne s’intéressent pas ou de loin aux mesures prises actuellement. Ils savent qu’elles ne les toucheront pas donc ils observent, et peut-être rejoignent l’un ou l’autre des premiers positionnements mais sans pour autant l’exprimer publiquement ou se sentir touchés par les changements ou la crise sociale en France. J’aurais également pu évoquer une catégorie qui regroupe les retraités qui globalement voient la France comme un refuge au cas où mais, comme ils ont fait le choix de la quitter pour différentes raisons, ils rejoignent plutôt la première catégorie de FDE. Le Laboratoire de la République : Quel est le regard à l’étranger de la gestion de la crise par le Président de la République Emmanuel Macron ? Samantha Cazebonne : Si la question est orientée vers les Français de l’étranger, ce qui ressort dernièrement et régulièrement c’est une forme de regrets. Les FDE ne votent que peu pour les extrêmes et ils se retrouvent donc globalement autour de positions consensuelles. Ils auraient donc aimé qu’un consensus plus large soit trouvé sur la réforme des retraites. Néanmoins, ils soutiennent la position et le choix du Président pour une majorité, on ne sent pas une hostilité forte où alors on ne me l’exprime pas directement. Le président de la République a suscité beaucoup d’attentes et son image à l’étranger a toujours été plutôt positive, voire très positive, les Français aimeraient donc garder ce regard qu’on leur envie à l’égard du chef d’Etat. Si la lecture de votre question s’oriente davantage sur la manière dont les pays que je traverse analysent la gestion de crise par le président, je dirai que de prime abord c’est souvent les Français qui sont remis en question. On ne nous comprend pas mais, ce qui a changé par rapport au mouvement des gilets jaunes, c’est que le président suscite davantage de questionnements sur sa méthode et son positionnement personnel. Peut-être la presse étrangère est-elle orientée par les médias français ? Je vous rappelle que l’une des seules chaînes françaises que l’on peut regarder de son téléphone ou ordinateur partout dans le monde et sans VPN est BFM TV. Par conséquent, si un étranger ou un journaliste écoute les informations via ce canal, il peut vite se laisser orienter.

Polynésie française : la victoire des indépendantistes montre la limite des statuts « sur mesure » dans les Outre-mer

par Benjamin Morel le 9 mai 2023
En Polynésie française, la liste du parti indépendantiste conduite par l’ex-président du gouvernement Oscar Temaru a remporté, le dimanche 30 avril, une victoire aux élections territoriales. Il obtient la majorité absolue à l’Assemblée territoriale, avec 38 sièges sur 57. Benjamin Morel, maître de conférences à Paris II Panthéon-Assas, analyse ces élections et leurs conséquences.
Le Laboratoire de la République : qu’est-ce qui explique cette victoire ? Le sujet de l’indépendance a-t-il été déterminant pendant la campagne ? Benjamin Morel : Pour commencer, il est important de comprendre la signification de cette situation. Les partis autonomistes ont été divisés entre le TAPURA, parti du gouvernement sortant qui a obtenu 38,5% des voix, et les dissidents du A here ia Porinetia qui ont obtenu 17,5%. Bien que ces deux partis soient majoritaires en termes de voix, le mode de scrutin - similaire à celui des élections régionales en métropole avec une prime d'un tiers des sièges - favorise nettement la liste arrivée en tête. De plus, les indépendantistes ont déjà pris le contrôle d'un organe de la collectivité dans le passé, notamment avec la présidence d'Oscar Temaru. Cependant, leur victoire actuelle les place en tant que force dominante de l'archipel, appuyée par trois députés, l'assemblée et l'exécutif.Il y a plusieurs raisons à cette victoire. Paradoxalement, la question de l'indépendance n'a pas été au centre de la campagne électorale, et ce sont surtout les partis autonomistes qui ont mis en avant ce sujet, espérant ainsi détourner le vote des indépendantistes. De plus, les partis autonomistes ont été pénalisés par leur gestion de la crise sanitaire et ont perdu du terrain sur le plan social, alors que 60% de la population vit sous le seuil de bas revenus et que le taux d'emploi n'est que de 53%. Le Laboratoire de la République : les indépendantistes tenteront-t-ils d’imposer à la métropole un calendrier dans les prochains mois ? Si oui, lequel ? Benjamin Morel : L’indépendance n’ayant pas été au centre des débats, les indépendantistes ont cherché à rassurer en envisageant un agenda lointain, sur 10 ou 15 ans. Néanmoins ils vont devoir donner des gages idéologiques et venir négocier à Paris. Reste qu’un tel référendum serait loin d’être gagné pour les indépendantiste et c’est une gageur de penser que la situation leur sera plus favorable dans dix ans. Comme c'est souvent le cas dans les territoires d'outre-mer, la relation entre l'État et la Polynésie est très ambiguë. D'un côté, l'État est vu comme la source de tous les problèmes, mais d'un autre côté, il est considéré comme indispensable. L'État investit entre un milliard et demi et deux milliards d'euros par an en Polynésie, et les transferts financiers et sociaux de la métropole représentent environ 55% du PIB. Ces fonds sont principalement utilisés pour maintenir les services publics. Toutefois, comme c'est souvent le cas dans les collectivités d'outre-mer, le niveau de vie est maintenu artificiellement à un niveau acceptable grâce aux transferts de la métropole, ce qui crée une économie peu compétitive qui ne produit pas grand-chose en dehors du tourisme. Si la Polynésie devait s'intégrer à l'économie régionale, cela entraînerait une baisse des coûts de production et donc des revenus. Cette situation crée une dépendance et un ressentiment, ainsi que des contradictions politiques. Les élus locaux se font élire en promettant l'autonomie, voire l'indépendance, en réponse à la situation sociale, mais le coût réel de l'indépendance est disproportionné. De plus, la corruption est un problème structurel qui remet en question le lien entre les élus et la population. Selon le dernier rapport de l'Agence française anticorruption, la Polynésie est l'un des territoires les plus touchés, avec un taux d'infractions par habitant quatre fois supérieur à la moyenne nationale, juste derrière la Corse et Saint-Martin. Le Laboratoire de la République : cette victoire est-elle le signe d’un regain de popularité pour les indépendantistes dans les collectivités d’outre-mer ? Ou est-ce un évènement isolé ? Benjamin Morel : Il y a une ambiguïté persistante. La tendance à adopter des statuts sur mesure, initiée par la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie, montre maintenant ses limites. L'idée était que, en cédant aux revendications d'autonomie, cela stimulerait le développement économique et épuiserait les revendications. Au lieu de cela, les revendications ont été exacerbées. En Polynésie, l'État n'a plus que des compétences résiduelles en matière de justice, de police et de défense. En Nouvelle-Calédonie, on a même abandonné le suffrage universel pour créer un électorat sur mesure pour les indépendantistes… qui, malgré cela, refusent toujours de reconnaître leur défaite lors des trois référendums sur l'indépendance. Dans tous ces cas, les véritables problèmes économiques et sociaux qui affligent ces collectivités et expliquent leur fragilité n'ont pas été résolus, et les moyens d'action dans ce domaine ont été réduits, contribuant à leur détérioration. D'un autre côté, des modèles ont été mis en place dans lesquels les politiciens locaux, qui ne souhaitent pas toujours assumer leur bilan, le reprochent à l'État… et comme il n'y a plus beaucoup de compétences à transférer, la seule revendication audible devient l'indépendance. Cette situation est d'autant plus dangereuse que ces collectivités inspirent des mouvements similaires en métropole. Les nationalistes corses citent explicitement la Nouvelle-Calédonie en exemple, et suite aux manifestations violentes en hommage à Yvan Colonna il y a un an, Gérald Darmanin a rapidement promis l'autonomie. Le Laboratoire de la République : quelles seraient les conséquences d’une indépendance de la Polynésie française pour la France ? Benjamin Morel : La zone économique exclusive polynésienne est immense, couvrant 4,5 millions de km² et comprenant 118 îles, ce qui est à peu près de la même taille que l'Europe. L'importance stratégique de ce territoire situé en plein milieu de l'une des principales zones d'échanges et de tensions du monde est indéniable. Les États-Unis mènent actuellement une offensive diplomatique dans la région, tandis que le chef de la diplomatie chinoise, Wang Yi, a visité huit États insulaires du Pacifique l'année dernière. Bien que Canberra et Wellington aient été les principaux opposants au maintien de la France dans la région il y a vingt ans, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont tellement peur d'une domination chinoise qu'elles préfèrent avoir Paris comme voisin. La situation internationale évolue dans la région et les appels de la Chine risquent bien, comme ailleurs, d'être entendus. Il ne faut jamais oublier que les séparatismes et les régionalismes peuvent jouer en faveur des adversaires sur la scène internationale. Le Parlement européen a ainsi lancé une enquête sur les liens présumés entre la Catalogne et la Russie.

Culture : la nouvelle arrière-garde ?

par Isabelle Barbéris le 4 mai 2023
Mardi 2 mai, "Le Monde" publiait une tribune d'un collectif d’universitaires défendant le wokisme et dénonçant les attaques à son encontre comme antidémocratiques. Aujourd'hui, Isabelle Barbéris, universitaire, journaliste et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, prend la plume pour confronter wokisme, culture et extrême-droite.
Ce n’est pas parce qu’un phénomène est mal nommé qu’il ne mérite pas d’être pensé. Tel est le cas de ce que les médias ont figé sous l’appellation de « wokisme ». Le terme demeure très flou mais il désigne, par retournement dépriéciatif et moqueur, la certitude de la vérité et du bien que certains brandissent pour faire taire leurs contradicteurs. Au départ, il émane d’une nouvelle génération engagée, fortement sensibilisée aux enjeux du racisme, du sexisme et de l’écologie, et beaucoup plus politisée que la génération d’avant – malgré une insensibilisation inquiétante au sujet de l’antisémitisme. L’intellectuel médiatique Geoffroy de Lagasnerie, dont plusieurs déclarations n’hésitent pas à justifier la violence et la casse, prête ses traits à la nouvelle mouvance, tandis que l’ancienne se reconnaît plus dans l’écrivain dandy Frédéric Beigbeder. Autrement dit : la réaction puritaine après le désarroi moral et décadent. Commençons par rappeler que la dénonciation du « wokisme » est trop souvent le monopole d’une pensée réactionnaire, épidermiquement réticente à la prise en compte des discriminations, des violences sexuelles, ou encore de l’importance des enjeux climatiques. Pour l’extrême-droite, « wokisme » est devenu le parfait synonyme de Grand Remplacement ; le mot désigne alors la peur d’un effacement de la culture judéo-chrétienne et de l’Occident. On l’a vu récemment dans la panique suscitée par la restauration de la statue d’Ousmane Sow à Besançon, donnant lieu à une surenchère d’imputations complotistes voulant absolument y voir une tentative de « blackface » inversé (noircissement du visage de Victor Hugo à des fins putatives d’effacement et d’humiliation du blanc). Les dérives sont toutefois aussi pointées par des militants et des intellectuels impliqués dans les luttes progressistes – par exemple, aux Etats-Unis où les crispations identitaires tournent à un affrontement permanent entre libéraux et communautariens. Citons le philosophe progressiste Michael Walzer qui, tout en reconnaissant la légitimité de la colère des Noirs et en s’y associant, pointe l’enfermement en silos des « politiques de l’identité », ou l’intellectuel marxiste Walter Benn Michaels qui a dénoncé la logique de reproduction des élites que camouflerait selon lui la sélection par critères de « race ». Pour ceux qui s’en réclament, les approches identitaires revendiquent un motif ancien (voltairien, hugolien, puis marxiste) du progressisme : celui de la désaliénation et de la prise de conscience. Rien de plus banal. Parfois, cette prise de conscience confine au ridicule, le wokisme devenant alors un « réveillisme »… un réveil d’un long sommeil : c’est par exemple le cas lorsqu’un metteur en scène découvre, en 2022, que Dom Juan est un personnage négatif et que la pièce de Molière ne l’attendait pas pour en être une acerbe critique … Mais le motif de la prise de conscience est aussi religieux – c’est celui de la conversion - et il se fond désormais dans des idéologies millénaristes comme la collapsologie, tournant à la panique civilisationnelle.  Nous avons donc affaire à un progressisme devenu malade, autodestructeur, car convaincu que le progrès, tout du moins sa définition humaniste héritée de la Renaissance et des Lumières, détruirait l’humanité et la planète: un progressisme résolument anti-progrès, se dévorant lui-même… La mort de l’artistique Les causes défendues (antiracisme, antisexisme, lutte contre l’homophobie, la transphobie) sont légitimes pour tous les domaines de la société, mais dans la culture, ces causes transversales se sont substituées à la quasi-intégralité des politiques culturelles. Il faut remonter à 2015, au moment de la création par Fleur Pellerin d’un Collège de la diversité, rapidement infiltré par l’association Décoloniser les arts alors présidée par Françoise Vergès. L’association est un doublon du Parti des Indigènes de la République dans le domaine culturel et met donc fort logiquement en pratique une conception racialiste et comptable de la diversité. Si le Parti des Indigènes de la République a essuyé un échec en tant qu’organisation politique, ses idées culturalistes et différencialistes ont par contre remporté une victoire certaine sur les esprits, en premier lieu dans le secteur de la culture. Au point d’être désormais considérées comme « normales », voire porteuses en termes de carrière, par un establishment culturel désireux de faire bonne figure. Une telle normalisation idéologique va de pair avec la standardisation des sujets traités dans les établissements d’art subventionnés, de plus en plus motivés par l’affichage d’une efficacité sociétale directe, et un discours de reconnaissance escomptant de la part des publics des schémas d’identification primaires. Elle accompagne également l’installation d’un arsenal normatif distribuant les subventions selon des critères à peine masqués de sexe, de « race » et bientôt (cela commence à poindre dans certaines institutions) par orientation sexuelle. La pénurie de moyens dans la culture accentue cette surenchère normative assimilable à une censure a priori, l’opérateur public étant d’autant plus sommé de justifier ses choix que les aides se fragmentent et se raréfient ! Autrement dit, il est plus facile pour lui de se cacher derrière des normes que d’assumer de véritables arbitrages. La Cour des comptes épinglait cette débandade bureaucratique dans un rapport de décembre 2021[1] qui ciblait un ministère « suiviste » et « gestionnaire », vulnérable aux lobbys. Elle observait un phénomène d’atomisation du secteur professionnel lié à la fragmentation croissante des financements croisés, et allant de pair avec la consécration d’une économie par projets. Pour le dire plus simplement, si l’art subventionné fut un temps une garantie d’indépendance pour les artistes qui souhaitaient ne pas être inféodés aux pressions économiques, idéologiques du secteur privé, la fragmentation des aides fait qu’aujourd’hui, il devient suicidaire pour n’importe quel artiste, surtout jeune, de ne pas aller dans le sens du vent… Rassembler un budget exige désormais d’être détenteur d’un réseau professionnel exponentiel. La subvention n’est donc plus une garantie d’autonomie (la fameuse « exception culturelle ») mais tend au contraire à renforcer les phénomènes de concurrence et d’entre-soi. Alliance objective avec l’extrême-droite Souvent présenté comme une demande sociale, le wokisme est donc aussi une idéologie d’Etat : d’un état culturel faible, normatif et bureaucratique, qui saupoudre par catégorie, plutôt que d’affirmer de véritables choix politiques. En quelques années, les rapports (sur la restitution des œuvres à l’Afrique, sur la diversité à l’Opéra de Paris) et les nominations à la tête des plus grands établissements publics démontrent l’évolution en ce sens de la doctrine culturelle. On y détecte aussi une forme de clientélisme, dans lequel la culture est mise au service du « et en même temps » pour donner quelques gages à l’électorat de gauche, tandis que la plupart des sujets régaliens (sécurité, immigration, santé, droits sociaux) se négocient désormais sur la partie droite de l’échiquier idéologique et politique. Ce pas de deux est accepté par la plupart des acteurs culturels, en grande partie du fait de l’appauvrissement déjà mentionné du secteur culturel. Les cabales (parfois pour de bonnes raisons, souvent pour de mauvaises) et les affaires de déprogrammation se multiplient de façon anarchique. Les différentes causes sont de plus en plus souvent portées par des militants radicalisés, souvent mus par le ressentiment et le « pousse-toi que je m’y mette »… Un tel paysage en décomposition ne fait qu’alimenter le populisme ambiant, dont l’un des ressorts principaux est bien la haine de la culture, dénoncée comme « élitiste ». Or, ce jeu malsain transformant la culture et les arts en procès systématique nourrit un climat de « choc des civilisations » qui fait tourner la noria de l’extrême-droite. L’alliance avec l’extrême-droite se voit jusque dans le choix des mots : identitaires des deux extrêmes voient partout la « gangrène » et la « contamination ». Chez les décoloniaux, « gangrène » de nos esprits « contaminés » par un « racisme inconscient », et à « rééduquer ». Chez les adeptes de Renaud Camus, « gangrène » du « wokisme » des « élites » à la botte de Bruxelles, etc. Censeurs contre censeurs. En Italie, Giorgia Meloni a parfaitement su tirer parti de l’idéologie dominante culturelle, et l’on voit désormais toutes les formations d’extrême-droite françaises enfourcher la cause de la lutte contre le wokisme et le Grand Remplacement. Meloni sut par exemple très bien mettre à profit la diffusion de la pièce manichéenne de Tiago Rodrigues Catarina ou la beauté de tuer des fascistes. Et la première programmation de celui qui s’est retrouvé propulsé à la direction du festival d’Avignon démontre par ailleurs, si cela s’avérait encore nécessaire, que les politiques identitaires dissimulent une dépolitisation réelle des arts. Si Rodrigues brandit la diversité et la parité de sa programmation, l’absence des grands enjeux politiques (guerre en Ukraine, soulèvement iranien Femme Vie Liberté) est assez désolante. Une belle illustration de la digression politique opérée par les « identity politics »… Si ce carnaval peut sembler lassant, il dissimule sans doute le plus triste : la baisse de la créativité, l’installation de routines et d’automatismes. Le procès systématique du passé empêche l’art d’avancer et d’inventer des formes nouvelles : il le dépolitise et l’enferme dans une éternelle arrière-garde. [1] « Recentrer les missions du Ministère de la culture », https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2021-12/20211214-NS-Culture.pdf

Mur de la honte : « une logique qui rappelle les mouvements totalitaires »

par Vincent Tournier le 28 avril 2023
Les noms de 11 étudiants ont été inscrits dans la nuit du dimanche 2 au lundi 3 avril sur les murs de Sciences Po Lille par certains de leurs camarades. Leur seul tort : s’être opposés au blocage de leur école dans le cadre des manifestations pour la réforme des retraites. Vincent Tournier, professeur à Sciences Po Grenoble, qui avait subi un traitement comparable en 2021, réagit à l’évènement.
Le Laboratoire de la République : y a-t-il des éléments comparables entre l’évènement de ce week-end à l’IEP de Lille et ce que vous avez subi à Grenoble ? En particulier, les logiques à l’œuvre sont-elles les mêmes ? En tout cas, cela commence à devenir une habitude. Nous avons eu l’honneur, mon collègue Klaus Kinzler et moi-même, d’ouvrir le bal en mars 2021. Puis est venu le tour de l’ancien directeur de Sciences po Lyon, Renaud Payre, et maintenant celui de ces malheureux étudiants de Sciences po Lille, cloués au pilori pour avoir osé contester les blocages. Lorsqu’un événement se produit une fois, il peut s’agir d’un accident ; mais lorsqu’il se répète, le problème est plus profond. Initialement, les accusations placardées sur les murs se contentaient de lancer des accusations générales, pointant par exemple le sexisme de Sciences Po. Le passage aux personnes est une nouvelle étape. On songe aux dazibaos, ces affiches chinoises qui, pendant la Révolution culturelle, consistaient à placarder le nom des déviationnistes pour les livrer à la vindicte populaire. C’est triste à dire, mais nos étudiants ont beau avoir été biberonnés au lait de la démocratie et des grands principes libéraux, ils reproduisent une logique qui rappelle les mouvements totalitaires. On en est certes au stade embryonnaire, mais c’est quand même inquiétant. Le Laboratoire de la République : le directeur de l’IEP de Lille a immédiatement réagi à l’évènement et a annoncé que l’établissement portera plainte. Dans le journal le Monde, il appelle à un « réveil collectif ». A-t-il des chances d’être entendu et suivi dans la communauté académique et les administrations universitaires ? La réaction du directeur de l’IEP de Lille a été parfaite, même si lui-même, en janvier 2020, a annulé une conférence de l’avocat Charles Consigny et du journaliste Geoffroy Lejeune, qui devait se tenir dans son école. Cela nous rappelle qu'il faut éviter de créer des précédents qui peuvent encourager les excès. C’est tout le problème : cela fait des années que, tout en prônant l’amour du débat, nous valorisons en réalité l’amour de la censure, comme le montre l’intense mobilisation contre les « discours de haine », soutenue activement par les institutions nationales et européennes. De ce point de vue, nos étudiants sont de braves petits soldats : ils ne font que mettre en œuvre les consignes officielles. Quant au monde universitaire, il ne faut pas trop en attendre : non seulement la plupart des gens optent généralement pour la prudence, mais de plus les étudiants sont officiellement encouragés à être eux-mêmes des délateurs, par exemple en matière de discriminations ou de sexisme. Donc, là aussi, il ne faut pas être surpris par le résultat, et encore moins espérer une solution de ce côté tant que nous ne changerons pas le logiciel. Le Laboratoire de la République : Pierre Mathiot évoque également « une forme de pureté militante », véritable bombe démocratique. Quelle solution pour traiter, auprès des étudiants, cette problématique ?  L’histoire nous apprend qu’il est quasiment impossible d’aller à l’encontre des grandes passions collectives, dont les causes sont certainement multiples et profondes. La question que l’on peut quand même se poser concerne l’impact de l’école. Notre système scolaire a-t-il échoué à immuniser les étudiants contre les idéologies totalitaires ou a-t-il au contraire trop bien réussi en créant une sorte de conditionnement contre le fascisme, sorte de monstre brandi continuellement sans être réellement défini, de sorte que les élèves sont amenés à accoler l’étiquette fasciste à tout et n’importe quoi, prélude à des campagnes d’éradication au nom de la lutte du Bien contre le Mal ? Cette seconde interprétation est d’autant moins exclue que l’activisme révolutionnaire n’a pas fait l’objet de la même délégitimation que le fascisme. Un parfum de romantisme continue d’entourer la gauche radicale. Du reste, le système scolaire encourage les élèves à être des êtres hautement vertueux. La vertu actuelle ne consiste pas à aimer son pays et à respecter les lois, mais à traquer la moindre déviance supposée concernant l’immigration, le sexisme ou l’écologisme. D’une certaine façon, nous avons la jeunesse que nous voulons. S’il y a un échec, la responsabilité est collective. Il faudrait peut-être en tirer des leçons pour les prochaines générations.

Pour rester informé
inscrivez-vous à la newsletter

S'inscrire