Alors que la France connaît son plus important rendez-vous démocratique au travers des élections présidentielle et législatives, plusieurs indicateurs montrent qu’une partie des français exprime de la défiance. A l’approche du premier tour des élections législatives, entretien avec Luc Rouban, enseignant à Sciences Po Paris et auteur de l’ouvrage "Les raisons de la défiance" (2022), qui nous éclaire sur ce phénomène sociétal.
Le Laboratoire de la République : Comment analysez-vous la défiance au prisme de cette élection présidentielle ?
Luc Rouban : Le résultat de l’élection présidentielle démontre ce qui se passe profondément dans la société française depuis des années. On observe une fracture qui produit presque deux camps. Le premier, composé d’un électorat qui a confiance dans les institutions, dans la représentation, dans les élus, mais aussi dans les institutions sociales comme la science. Il s’inscrit dans une rationalité économique et dans le temps long. Le second exprime beaucoup de méfiance à l’égard du système en place, des élus actuels mais aussi de la représentation en elle-même. Un camp qui s’exprime plus dans l’affect et la passion. Il exige des changements immédiats, donc dans le temps court.
Le Laboratoire de la République : Les jeunes développent-ils une forme singulière de défiance ?
Luc Rouban : On a souvent tendance à considérer que la jeunesse est une catégorie sociale en soit. La jeunesse serait homogène, uniforme, univoque. C’est une erreur. Le débat autour de la jeunesse est trompeur car c’est une fausse sociologie. Le « jeune » n’existe pas car il y a beaucoup de disparités. Quand on regarde uniquement les classes d’âge, on voit que les 18-24 ans et les 25-35 ans n’ont pas les mêmes comportements, pourtant ce sont des générations très proches qui ont connu le même contexte sociopolitique. Il y a tout un imaginaire autour de la jeunesse. Cependant, quand on regarde les résultats du baromètre de la confiance du CEVIPOF, c’est net : la confiance dans les acteurs politiques, donc les médias, les syndicats, les partis politiques, etc. est plus forte chez les jeunes que chez les séniors.
En fait, il faut comparer ce qui est comparable. On retrouve des clivages clairs dans les classes d’âge quand on les juxtapose à la catégorie sociale. Les catégories supérieures des 18-24 ans sont 65% à exprimer de la confiance pour le système, quand pour les classes populaires et moyennes le ratio est nettement plus faible. Globalement, on remarque que l’âge est moins un facteur déterminant en soi que l’appartenance à la classe sociale et ce qui en découle, c’est-à-dire, entre autres, les valeurs et les considérations sur l’anticipation de sa mobilité sociale.
Le Laboratoire de la République : À l’approche des législatives, doit-on craindre une accentuation de la défiance ?
Luc Rouban : Ce n’est pas impossible. On observe des manœuvres purement politiciennes. Je pense notamment à cet accord de la gauche autour du bloc populaire. Il gomme des points essentiels comme le rapport au nucléaire, l’Europe, la guerre en Ukraine, la laïcité. La dimension programmatique est éludée au profit d’un moment politique électoral. On revient sur un entre soi politicien fermé, qui ne rend pas de comptes. Le spectacle de cet accord donne l’image que le fond ne compte pas, l’essentiel étant de contester le résultat de l’élection présidentielle. C’est un mauvais signal qui peut dissuader d’aller voter.
Du côté de l’extrême droite, on voit que le parti d’Éric Zemmour cherche tant bien que mal d’exister aux législatives. Or, c’est une élection qui exige un ancrage local solide. Des gens totalement inconnus qui se présentent sur des thématiques nationales peuvent passer à côté des attentes des citoyens. Ce calcul politique qui profite d’une image nationale supposée peut se révéler être un échec. En somme, les stratégies politiques des leaders politiques nationaux peuvent envoyer le signal d’un mépris de l’ancrage local qui risque de réduire le sentiment d’adhésion et donc de renforcer la défiance.
Alors que le nombre de régimes autoritaires dans le monde se multiplie, Renée Fregosi, auteur de "Cinquante Nuances de dictature" aux éditions de l'Aube et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque les nouvelles facettes d'un phénomène protéiforme et versatile et nous exhorte à regarder en face les dangers qui nous menacent.
Le Laboratoire de la République : Dans votre livre, "Cinquante nuances de dictature", vous décrivez une situation mondiale alarmante, entre « démocrature », « Jurassik Park du communisme » et « proto-totalitarisme », quel est selon vous le plus grand danger pour la démocratie actuellement ?
Renée Fregosi : La dictature peut se définir comme un régime politique contemporain de la démocratie moderne, et qui s’y oppose radicalement, mais de façons diverses en effet. Tandis que des dictatures anciennes, d’inspiration communiste comme Cuba, ou de nature patrimonialiste comme la Guinée équatoriale, perdurent, les démocratures, c’est-à-dire des dictatures déguisées en démocraties par la tenue d’élections ni libres ni équitables constituent un nouveau type de dictature. Parmi celles-ci, on trouve notamment des proto-totalitarismes : mus, comme les totalitarismes anciens, par une vision du monde revancharde foncièrement fantasmatique et belliqueuse, elles miment toutefois le pluralisme politique.
Mais les dictatures ne sont pas seulement diverses, elles sont également de plus en plus nombreuses. Entre 2015 et 2021, leur nombre a augmenté à travers le monde tandis que celui des démocraties diminuait de 104 (soit 63% des pays de la planète) à 98 (soit 56%). Et cela ne constitue que le premier élément de ce que l’on peut qualifier de montée des autoritarismes : un danger global et multifacettes.
D’une part des régimes dictatoriaux parmi les pays les plus puissants de la planète mettent en œuvre des synergies inquiétantes : la Chine (dictature communiste remasterisée mais toujours hyper centralisée et extrêmement répressive) et les trois proto-totalitaires que sont la Russie post-soviétique, l’Iran des mollahs et la Turquie néo-ottomane s’allient ainsi volontiers selon les circonstances. Et tous soutiennent de concert ou de façons divergentes de nombreux autres régimes autoritaires moins puissants comme la Corée du nord, le Venezuela, le Mali ou la Syrie par exemple.
D’autre part, l’offensive islamiste polymorphe s’affirme sans relâche et gagne sans cesse du terrain tant dans les pays dits « musulmans » qu’en Occident. Or l’islamisme, foncièrement misogyne, homophobe et antisémite, est ennemi déclaré de la démocratie, de la laïcité, de la paix et de la cohésion sociale. Malheureusement, trop souvent soutenu au motif que l’islam serait la religion des nouveaux damnés de la terre, l’islamisme fréro-salafiste poursuit sa progression à la fois par la terreur des attentats et par un lent travail de formatage des esprits et d’infiltration des institution.
Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre des problèmes, au sein des sociétés démocratiques, des idées, des pratiques, des tentations autoritaires se manifestent de multiples manières et dans les champs les plus divers, du populisme à l’élitisme, de l’islamo-gauchisme au wokisme. Aspiration à des politiques « fortes » censées régler miraculeusement les problèmes, conformisme du politiquement correct induisant l’autocensure, imposition technocratique, chantages victimaires tous azimuts, pressions et intimidations, voire violences physiques, jouissance du justicier autoproclamé, veule complaisance dans la soumission se généralisent.
Le Laboratoire de la République : A la fin de votre livre vous posez une question aux accents tragiques qui nous interpelle tous en tant que citoyens, la démocratie fait-elle encore envie ?
Renée Fregosi : Tout se passe comme si, faute de performance, la démocratie avait épuisé son potentiel mobilisateur. La démocratie étant à juste titre de plus en plus conçue non pas seulement comme un ensemble d’institutions garantissant des droits politiques mais aussi comme devant apporter au plus grand nombre une vie matérielle et morale de qualité, elle se trouve dégradée par un recul du niveau de vie et de la mobilité sociale ascendante. La démocratie ne peut en effet se limiter à la sélection au sein des élites.
Il est aussi absurde de considérer que la démocratie est ancrée à tout jamais en Occident que de penser qu’elle est réservée aux vieilles cultures et aux sociétés développées. Mais la démocratie est née et s’est toujours développée dans un cadre étatique (de la cité-État athénienne aux États-nations modernes). Or aujourd’hui, c’est ce cadre qui est lui-même affaibli, par de-là les manquements de telles ou telles politiques publiques nationales. Face à un capitalisme hyper-financiarisé qui s’est émancipé de la tutelle des États, à la montée en puissance du crime organisé sous la forme de mafias qui se jouent des frontières et à une mondialisation de l’information et de la désinformation à travers les nouvelles technologies de la communication notamment, ainsi qu’aux périls du réchauffement climatique et de l’extinction massive des espèces, les États et par voie de conséquence les démocraties se révèlent d’une grande impuissance.
Le Laboratoire de la République : Pensez-vous que les instances internationales sont bien armées pour lutter contre les dangers des autoritarismes dans le monde ou contre certains discours autoritaires qui naissent dans les démocraties elles-mêmes ?
Renée Fregosi : Que ce soit pour affronter les nouveaux défis globaux ou pour lutter contre les autoritarismes, il est certain que l’indispensable coordination internationale est hélas très en-deçà de ce qu’elle doit devenir. Or, c’est à tort que la dictature ne fait plus peur dans les pays démocratiques, car elle demeurera toujours un événement traumatique pour les individus comme pour les sociétés. C’est pourquoi il est très grave que des intellectuels et surtout des enseignants (sociologues, politologues, anthropologues notamment) troublent les esprits en considérant soit que la dictature n’est qu’un « objet discursif » utilisé par les démocraties occidentales pour se valoriser, soit que ces mêmes démocraties ne sont en fait que des dictatures, ou encore que distinguer dictature et démocratie ne serait pas pertinent.
Il faut donc rappeler que si aucun régime n’est jamais « chimiquement pur » (démocratique de part en part sans aucune trace d’autoritarisme, ou dictatorial absolu sans aucun germe démocratique), il existe cependant un critère discriminant entre les deux types d’organisation politique et sociale : le principe du libre choix pour le plus grand nombre (illustré et fondé sur l’élection libre et équitable) versus l’imposition.
Qu’une nouvelle fois dans son histoire, le libéralisme politique se trouve confronté au défi de la justice sociale, du partage au plus grand nombre possible des biens matériels et immatériels, est aujourd’hui un fait établi. Mais que les responsables politiques et les peuples doivent retrouver le goût et le courage de promouvoir, rénover et faire fructifier la démocratie dans toutes ses dimensions est un fait aussi incontestable. Alors, pour défendre la démocratie et réactivé l’enthousiasme de l’ascèse émancipatrice, ne faut-il pas commencer par savoir regarder en face les dangers de la dictature ?
Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, docteure en sociologie et chargée de recherche au CNRS. Elle est également membre du laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’EPHE. Ses travaux portent notamment sur la normativité islamique dans les sociétés sécularisées occidentales.
Après son ouvrage « Le marché halal, ou l’invention d’une tradition », paru en 2017, ses recherches se sont concentrées sur les Frères musulmans. Elle a publié en janvier 2023 « Le frérisme et ses réseaux : l’enquête », qui lui a valu de nombreuses menaces de mort. Elle revient pour le Laboratoire de la République sur ce qu'est le frérisme et comment le combattre.
Frérisme et ses réseaux | Éditions Odile Jacob
Le Laboratoire de la République : Vous avez récemment publié un livre sur le frérisme. Pouvez-vous définir ce qu’incarne le frérisme et comment il s’est développé en Europe ?
Florence Bergeaud-Blackler : En m’appuyant sur la sociologie des organisations, j’ai proposé de définir le frérisme non comme un courant théologique mais comme un « système d’action » destiné à rassembler l’ensemble des musulmans des différents courants de l’Islam pour les guider dans l’accomplissement de la prophétie califale. On ne parle pas ici de Daesh, mais de faire passer la société technologique moderne sous gouvernance divine.
Ce mouvement est organisé autour de cet objectif ultime qui lui permet d’agir de façon pragmatique, en utilisant les avantages et inconvénients de chacun des courants de l’Islam à son avantage. Pour faire advenir une société islamique sur Terre, tous les moyens licites halal, sont acceptables. Il faut rendre les mentalités et lois de la société compliant à la charia, ce que j’appelle « charia-compatible ».
Le frérisme est un islamisme qui s’est expatrié hors du monde musulman, fruit de la rencontre de deux branches revivalistes islamiques nées en réaction à la domination coloniale au début du XXème siècle. Des étudiants musulmans venus faire leurs études en Europe parfois chassés de leurs pays, ont choisi de renoncer au devoir de (re)venir vivre son Islam en terre musulmane et se sont attribués une nouvelle mission : convertir à l’Islam la société occidentale développée, qui incarne un modèle de réussite perverti par le vice et déboussolé par la perte de sa gouvernance divine. Si l’Occident a un ancrage mais plus de boussole, il faut « islamiser cette modernité », pour citer Abdessalam Yassine.
Le Laboratoire de la République : Vous avez également beaucoup travaillé sur la normativité islamique. Quel lien existe-t-il entre le frérisme et la normativité islamique ?
Florence Bergeaud-Blackler : L’analyse des normativités islamiques m’a permis de comprendre comment les Frères ont choisi d’adapter le contexte non musulman à leur norme à l’inverse de ce que la société d’accueil attendait d’eux. Seule une approche anthropologique par le bas permettait d’analyser ce renversement car les Frères tenaient un double discours. Quand ils disaient adapter l’islam et l’Europe, on entendait l’islam à l’Europe alors qu’ils voulaient dire l’Europe à l’islam. Ce sont les dynamiques du marché halal que j’ai étudié longtemps qui m’ont permis de comprendre comment ils opéraient. Je les écoutais mais je mesurais aussi l’écart entre leurs mots et leurs pratiques, à rebours des anthropologues pris alors dans un folie relativiste absolue, prétendant qu’il ne faillait prendre en compte que les « récits » indigènes sur leurs propres pratiques. Eux seuls étaient capables de dire et interpréter ce qu’ils faisaient.
A travers la normativité islamique, le frérisme a progressivement instillé dans les esprits son idéologie, selon laquelle les musulmans sont une espèce d’humanité particulière, différente du reste de l’humanité. Le marché halal qui permet d’halaliser tout produit de consommation pour les musulmans crée un grand écosystème islamique, avec ses codes et ses repères culturels, économiques, sociaux. Le marché halal global est la projection de cette société islamique mondialisée même si les producteurs et les consommateurs ne sont pas forcément musulmans[1]. Alors que la confrérie est un réseau serré de quelques milliers de personnes en France, ce qu’elle a produit, le frérisme, est une idéologie suprémaciste qui se diffuse aujourd’hui dans la tête d’un grand nombre de musulmans, grâce à l’écosystème halal : du booking halal à la finance halal en passant par les médias halal, les burquinis ou les abayas.
La plus grande force des Frères réside dans leur détermination : ce sont des missionnaires, ils savent où aller même s’ils ne savent pas toujours comment y parvenir. Il leur suffit simplement de trouver les moyens licites qui le permettront car ils sont sûrs que l’islam forme un système nécessaire et suffisant.
Le Laboratoire de la République : Dans votre dernier livre, vous analysez les modes opératoires et la stratégie fréristes. Quels sont-ils, et quels objectifs servent-ils ?
Florence Bergeaud-Blackler : Le frérisme développe méthodiquement ses activités dans le monde et toujours de manière licite[2] selon leur lecture littéraliste salafie, et autant que possible légale. L’infiltration et la ruse sont les deux armes principales des Frères musulmans. Youssef al-Qaradâwî l’explique très clairement : s’il est possible de remplir le dessein de Dieu pour les musulmans, alors il faut le faire. Les moyens pour y parvenir doivent être licites. Parfois il est possible d’agir de façon illicite si le but est d’obtenir un bien plus grand que le mal causé. Le sociologue Weber oppose la rationalité en finalité et la rationalité en valeur. Tandis que la seconde suit un ensemble de valeurs claires qui guident l’action, la première poursuit un objectif, et tous les moyens sont bons pour atteindre cet objectif. Le frérisme est rationnel en finalité relativement aux moyens. Leur stratégie semble très machiavélienne, ou inspirée de l’Art de la Guerre de Sun Tzu qu’ils ont certainement lu aussi.
Avec cette stratégie, la notion d’« alliés utiles » - certains diront d’« idiots utiles » - devient acceptable, il est possible d’employer des ennemis provisoirement. Le frérisme s’appuie et capitalise sur tous les mouvements qui l’aident à saper les fondations des sociétés européennes et occidentales, puisque cela sert son objectif. Les Frères n’ont pas une préférence pour la violence du moins quand elle n’est pas efficiente. En Europe, ils ne la prônent pas, en revanche, si elle se produit, ils l’instrumentalisent.
Loin d’être une fumeuse théorie complotiste comme les Frères le prétendent pour mieux dissimuler leur mode opératoire, le plan califal est une réalité bien documentée. Les Frères avancent par plans. Plusieurs documents secrets ont été retrouvés qui montrent le caractère planifié de leur avancée en Europe. Mais ils travaillent parfois à découvert. C’était le cas de Youssef al-Qaradâwî qui a quitté officiellement la confrérie mais qui est resté leur principal penseur en Europe, à la tête du Conseil de la Fatwa et de la Recherche. Le Global mufti, prédicateur sur la chaine qatarie Al Jazeera a proposé par exemple à la fin des années 1980 un plan pour les 30 ans à venir pour lever le « Mouvement islamique » qui ferait advenir dans plusieurs décennies ou siècles le califat mondial. Trente ans plus tard, force est de constater que certains objectifs ont été atteints, le marché halal, la mise en marche d’une élite islamique, d’un féminisme islamique. Il est presque impossible d’échapper aux enseignements fréristes dans les écoles coraniques et dans les mosquées de France.
Un autre exemple concerne « l’islamisation de la connaissance », dont l’origine intellectuelle est à attribuer à Mawdudi, que j’appelle l’ingénieur du système-islam. Puisque tout est bon dans l’Islam, et rien que dans l’Islam, il suffit de placer la science dans le cadre de l’islam. L’islamisation de la connaissance a produit des universités comme en Malaisie dans laquelle toutes les disciplines intègrent l’éthique islamique. De cette manière, puisque l’input et le process sont licites, alors l’output l’est nécessairement.
Le Laboratoire de la République : Face à cette stratégie d’islamisation de nos sociétés sécularisées, comment la laïcité française peut-elle défendre nos concitoyens ? En l’état, l’arsenal législatif laïque est-il suffisant ?
Florence Bergeaud-Blackler : Il faut d’abord faire respecter la loi de 1905. C’est nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Nous sommes face à un projet théocratique profondément contraire à nos valeurs démocratiques et laïques. Il faut le regarder en face et avoir le courage de le nommer pour ce qu’il est. Il faut résister aux accusations de racisme et d’islamophobie, qui sont des instruments de censure et de désarmement moral. Et il faut absolument arrêter de subventionner par dizaines de millions d’euros ces groupes qui luttent contre la démocratie sous couvert d’antiracisme. Ce néo-antiracisme qui a très bien été analysé par Pierre-André Taguieff aboutit à généraliser le racisme.
Par ailleurs, il est nécessaire de relancer des études sur l’islamisme en Europe. Les Frères ont su infiltrer très vite les universités, et placer des compagnons de route qui n’ont de cesse d’expliquer que les Frères musulmans ne cherchent au fond qu’à affirmer leur identité et qu’ils sont porteurs de formes de démocratie alternative. Cette interprétation nous a trompé pendant quarante ans, en nous faisant croire que l’islamisme était politique, alors que l’islamisme est suprémaciste, théocratique et missionnaire.
Il faut enfin du courage, et du courage politique. Les frères se sont installés en Europe en totale légalité, et ils ont acheté des élus qui leur sont obligés. Plus que l’action politique, je crois à l’action citoyenne : des français informés et alertes ne se décourageront plus. Il faut informer et réarmer moralement nos sociétés face au danger du frérisme. Les entraves à ce réarmement moral sont nombreuses, mais il y en a une qui les surpasse toutes. Un témoignage d’une femme lors d’une manifestation portant une banderole en soutien à Rushdie - après sa tentative d’assassinat en juillet 2022 - l’exprime mieux que tout. Elle m’a dit « Je n’ai pas peur qu’on m’agresse ou me tue, j’ai peur qu’on me filme et qu’on pense que je suis raciste ou islamophobe ».
[1] La viande halal peut être produite par n’importe qui dans le monde, mais les seuls organes de labellisation halal reconnus aujourd’hui (grâce à une longue stratégie d’influence ayant rendu possible ce monopole) sont des émanations fréristes. En ayant su s’imposer comme les seuls à même de définir ce qui était halal, c’est-à-dire licite aux yeux d’Allah, ils ont acquis une influence déterminante sur les musulmans du monde entier. Par exemple, en France, 95% des personnes se déclarant musulmanes disent manger halal.
[2] Est licite tout ce qui n’est pas interdit dans le Coran. Par exemple, l’esclavage n’est pas interdit dans le Coran, il est donc licite, c’est-à-dire halal. Idem pour le meurtre : certaines mise à mort sont licites, d’autres non. (ndlr)
L’apparition, depuis un an et demi environ, de modules d’intelligence artificielle générative destinés au grand public, a eu un retentissement important dans la sphère publique, entre projections utopiques et dystopiques. Alors que la révolution est encore devant nous, Thierry Taboy, directeur Droits Humains au sein du groupe Orange et coordinateur de la task force Santé du collectif Impact AI, souligne l’importance de l’acculturation au numérique pour favoriser le développement d’une IA européenne et circonscrire les risques démocratiques liés à son usage.
Le Laboratoire de la République : Dix mois après l’apparition de ChatGPT, en sait-on davantage sur les usages qui sont faits de cet outil ? La révolution annoncée n’est-elle pas encore devant nous ?
Thierry Taboy : Les applications supportées par un moteur d’intelligence artificielle sont loin d’être nouvelles mais peu de gens jusqu’à présent se rendaient compte qu’ils s’en servaient dans leur quotidien. A la manière d’un monsieur Jourdain de la technologie, ils entraînaient des IAs sans le savoir. En offrant une interface très accessible, ChatGPT d’OpenAI a créé une rupture radicale, permettant au plus grand nombre de se confronter en conscience aux potentialités offertes par l’outil. Et c’est devenu une folie, entre déferlante d’usages, engouement médiatique et discours plus ou moins délirants (« les IAs génératives vont faire disparaître les cadres »… ).
ChatGPT est une intelligence artificielle qui répond à toutes vos questions même parfois quand elle ne sait pas, écrit des articles, des chansons, des recettes de cuisine ou des lignes de code à la demande et bien plus encore. Si elle repose sur des banques de données immenses et propose un mode de langage naturel, elle n’en reste pas moins imparfaite.
Pour résumer, elle « ne comprend pas » ce qu’elle écrit, elle ne fait que prédire les mots qui sont les plus cohérents pour continuer sa phrase. Mais elle le fait plutôt bien, ce qui donne l’impression qu’elle est vraiment intelligente, ou consciente.
Cela dit, il est indéniable que la qualité des réponses proposées par les IAs génératives ne cesse de progresser, avec comme facteurs déterminants une performance algorithmique croissante, de nouvelles fonctionnalités, l’intégration de banques de données de plus en plus larges et l’explosion du nombre d’utilisateurs qui « l’entraînent » toujours plus.
Assistance à la rédaction, support client, campagnes de communication, conditions juridiques, éducation, création de contenus multimédia, traduction, programmation… les champs recouverts par les Midjourney, ChatGPT, Lamma-2 (open source) et consorts sont toujours plus nombreux, aussi bien du côté professionnel que grand public. Selon l’IFOP, 18% des salariés en Entreprise l’utiliseraient d’ailleurs déjà, le plus souvent sans le dire. Si l’on veut résumer, ChatGPT est un excellent outil pour générer un premier jet, de gagner du temps, quand nous sommes confrontés à toute forme de rédaction.
Cette nouvelle donne oblige à repenser la manière dont nous abordons l’éducation et la formation. Il faut apprivoiser la bête, l’encadrer. On le sait, usage n’est pas maîtrise et ces technologies demandent de revoir les modes d’apprentissage. Profiter du meilleur de ces technologies et en faire un allié de la créativité humaine demande une bonne connaissance de leurs forces et limites, la capacité à générer des contextes propices à une réponse adaptée. Comme le note très bien le Conseil National du Numérique (Livre "civilisation numérique"), "(toute nouvelle technologie doit être) accompagnée de la formation d'un nouvel esprit critique et d'une culture technique permettant à chacun de préserver sa capacité de discernement".
Le Laboratoire de la République : Ces technologies ont suscité un mélange de peur et d’enthousiasme sans précédent. Quels espoirs et quelles inquiétudes peut-on raisonnablement avoir vis-à-vis de ces modules ?
Thierry Taboy : Il est d’abord urgent de sortir des discours manichéens qui fleurissent un peu partout et savoir raison garder. Les IAs génératives entraînent de nouveaux risques mais peuvent également être considérées comme une véritable opportunité pour celles et ceux qui gagneront en "capacitation" comme aimait à le rappeler Bernard Stiegler. Une récente étude du MIT tend d’ailleurs à montrer que l'usage de ChatGPT serait certes facteur de productivité mais surtout de réduction des inégalités une fois les personnes formées. (Experimental evidence on the productivity effects of generative artificial intelligence | Science). S’il est vrai que certains métiers sont vraiment plus à risque que d’autres, nous allons surtout devoir faire face à une transformation radicale de leurs contours. Ce qui sous-tend que plutôt qu’un remplacement de ceux-ci, ce sont les profils qui maitriseront le mieux ces nouveaux outils qui seront en situation de force en termes d’attractivité employeur. Si nous devons nous concentrer concrètement sur les risques structurels induits par ces IAs, c’est du côté des biais, de l’éthique, de la lutte contre les stratégies de désinformation (deepfake) comme du respect de la vie privée qu’il faut se pencher. C’est tout le sens du débat qui s’est tenu le 18 juillet dernier au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU et dont le thème était « conséquences pour la paix de l’intelligence artificielle, entre « risques existentiels » et immenses promesse ». Avec les droits humains en première ligne.
Pour résumer, plutôt que de lutter contre une vague inexorable, il va falloir apprendre à surfer.
Le Laboratoire de la République : La levée de fonds record conclue par Mistral AI en juin a démontré que des technologies européennes ou françaises étaient en cours de développement. Est-ce suffisant ? Comment assurer la souveraineté européenne en la matière ?
Thierry Taboy : Face aux montants astronomiques des investissements déployés aux Etats-Unis ou en Chine, l’Europe, malgré un retard évident, a encore une véritable carte à jouer si elle s’en donne les moyens et offre un cadre propice, une juste balance entre innovation et réglementation. De par son histoire, sa culture, la « vieille » Europe porte en elle des valeurs propices au déploiement d’IAs responsables « by design », respectueuses des droits humains, une condition essentielle à sa souveraineté. Avec des industries d’excellence à portée mondiale dans les domaines IT et une propension à s’appuyer sur leurs écosystèmes et ainsi déployer des stratégies d’innovation ouverte, l’Europe possède de réels atouts pour se démarquer.
Et cela peut faire toute la différence en matière d’accessibilité, de confiance utilisateur et de différenciation marché. Le règlement européen sur les services numériques (DSA) comme le futur « AI Act » sont et seront à ce titre déterminants. Les dernières versions de l’AI Act peuvent à ce titre légitimement inquiéter par leur portée trop restrictive et des améliorations sensibles sont attendues pour réellement promouvoir l’équilibre innovation-réglementation. N’en reste pas moins vrai que la souveraineté est au cœur de l’agenda européen.
Le Laboratoire de la République : De nombreuses universités ont décidé d’interdire l’usage de ChatGPT. Est-ce une stratégie tenable et intéressante ?
Thierry Taboy : Selon moi, cela n’a aucun sens sauf si de telles décisions sont dictées par la nécessité de marquer une courte pause et d’en profiter pour permettre au corps enseignant de se former, de se repenser pour intégrer cette nouvelle donne dans les parcours d’apprentissage.
Prenons l’exemple des écoles qui forment les futurs développeurs et développeuses. Intégrer dans leurs parcours d’apprentissage l’appropriation des IAs génératives permettra de s’appuyer sur celles-ci afin de rapidement créer les briques de bases (frameworks) et se concentrer sur des tâches plus complexes et ainsi libérer leur créativité. Cet exemple vaut également pour les étudiants ou les communicants qui auront la capacité à générer les premières ébauches de réponse, se faire surprendre par des points de vue inédits.
Pour autant, il leur faudra connaître comment affiner leurs requêtes (prompts), se confronter à d’autres sources et, sur cette base, proposer leur propre vision. Comme l'écrit Jérémy Lamri, "pour résoudre efficacement les inégalités liées à la capacité de prompter les IA génératives, il est crucial d’adopter des approches interdisciplinaires. Cela signifie associer les compétences et perspectives de la sociologie, la philosophie et les sciences techniques pour mieux comprendre les attentes et les besoins spécifiques des utilisateurs."
L’intégration de ces technologies demande donc aux enseignants comme aux professionnels de se réinventer pour faire en sorte que ces technologies soient au service de l’ingéniosité humaine. Le travail à mener est conséquent.
Au final, les universités et autres structures de formation qui feront la différence dans le futur seront celles qui auront privilégié l’intelligence collective tout en puisant dans ce qu’apporte ces technologies nouvelles. Refuser le train ne sauvera pas la calèche.
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