La sobriété figure parmi les pistes de la transition énergétique. Elle n’est pas définie et couvre un éventail qui va de l’efficacité énergétique jusqu’au renoncement à des consommations d’énergie jugées dispensables. Brice Lalonde, ancien ministre de l'Environnement et ancien sous-secrétaire général de l'Organisation des Nations unies, coordonnateur exécutif de la Conférence des Nations unies sur le développement durable (Rio+20), nous fait part de son analyse sur la sobriété énergétique en France et les défis à relever dans le domaine.
Pour le gouvernement qui a lancé un plan de sobriété énergétique en octobre 2022, Il s’agit de réduire la consommation d’énergie de la France de 10% en 2024 grâce à « des économies choisies plutôt que des coupures subies », ce qui représenterait une première marche vers l’objectif en 2050 annoncée par le président à Belfort le 8 février 2022 d’une diminution de 40% (la loi Royal prévoyait 50%) de l’énergie finale consommée en France (par rapport à 2012). Le plan énumère une série de propositions d’économies d’énergie dans plusieurs secteurs, les bâtiments, les transports, les entreprises, les collectivités. La consommation de gaz et d’électricité a en effet diminué cet hiver de près de 9%, avec l’aide de prix élevés et d’un hiver clément. Cependant le plan du gouvernement répond à une situation de crise due à l’arrêt du gaz russe et à la découverte de fissures dans les centrales nucléaires, qui a conduit à importer du gaz liquéfié américain et à brûler du gaz et du charbon pour produire de l’électricité, deux palliatifs émetteurs de CO2. Ce n’est donc qu’un apport indirect à la lutte contre le changement climatique puisque consommer moins d’énergie contribue de facto à réduire les émissions de CO2. Toutefois ce qui compte surtout, c’est de réduire la part des énergies fossiles responsables de ces émissions, donc éliminer systématiquement leur emploi dans les transports, les bâtiments, l’industrie, en leur substituant des énergies décarbonées, notamment l’électricité dont la part doit fortement s’accroître. Malheureusement les errements antinucléaires des pouvoirs publics ont fragilisé l’offre d’électricité décarbonée qu’il faut désormais augmenter à marches forcées. Décarboner les usages et les sources d’énergie, tout en maintenant le niveau de vie (débat : c’est quoi ? ) et en préservant la souveraineté, implique de mettre à disposition des Français les moyens adéquats en matière de transport, de logements, de production, de services. C’est ce qu’on résume par l’évocation d’un programme majeur d’industrialisation, lequel va nécessairement consommer de l’énergie. Les gains d’efficacité énergétique apportés par l’électricité suffiront-ils à atteindre l’objectifs de 40% de réduction de la consommation finale d’énergie de la France en 2050 ? Rien n’est moins sûr. En tenant compte de l’intensité énergétique de l’économie française (quantité d’énergie pour produire un point de PIB) et des besoins industriels de la transition énergétique, réduire la consommation d’énergie finale de 40% en 2050 semble hors d’atteinte, même si l’on joue sur l’écart entre les consommations primaire, secondaire et finale (la consommation du vélo est insignifiante tandis qu’il a fallu de l’énergie pour le fabriquer, paradoxe de la transition). La prévision des besoins en électricité pour 2050 s’établit aujourd’hui autour de 750 TWh, une hausse de plus de 60% par rapport à 2019. Il faut en effet additionner l’électrification des véhicules, la fabrication des batteries, l’extraction et le raffinage des matériaux, le passage aux pompes à chaleur dans les bâtiments convenablement isolés, la production d’hydrogène par électrolyse, le déploiement d’éoliennes sur terre et sur mer, le décuplement du parc solaire, la construction d’une trentaine de réacteurs nucléaires nouveaux, le transport de l’électricité, le captage et stockage ou réutilisation du CO2, la fabrication de carburants de synthèse… Ça fait beaucoup ! (L’énergie restante sera consommée sous forme de chaleur renouvelable fournie par le soleil, la géothermie, la maréthermie, la biomasse. Celle-ci pourra également être mise à contribution pour donner du biométhane ou des biocarburants, mais la ressource restera limitée). L’insistance mise sur la réduction de la consommation d’énergie au détriment de celle des émissions de CO2 mène à commettre des erreurs. Ainsi la réglementation thermique des bâtiments a longtemps favorisé le gaz et pénalisé l’électricité. C’est que le gaz brûle avec un bon rendement tandis que l’électricité doit d’abord être produite avant utilisation. Le diagnostic de performance des bâtiments a donc alourdi artificiellement l’électricité d’un handicap appelé « coefficient de conversion de l’électricité en énergie primaire » qui double la consommation électrique réelle utilisée pour le chauffage et l’eau chaude et déclasse les bâtiments alimentés à l’électricité. C’est oublier que l’électricité d’origine nucléaire, hydraulique ou renouvelable ne contribue pas au dérèglement du climat, à la différence du gaz, du fioul ou du charbon. La performance climatique doit éclairer la performance énergétique. Sans doute l’hostilité au nucléaire a-t-elle joué un rôle dans la réprobation de l’électricité. Au-delà des comportements individuels et des politiques d’électrification, la sobriété dépend de l’organisation du temps et de l’espace, des services collectifs, de la mutualisation de certains biens, des produits mis sur le marché, des incitations tarifaires ou fiscales, des lois et règlements. Certains ont suggéré que la semaine de quatre jours et le télétravail relevaient d’une politique de la sobriété. Au reste l’énergie n’est pas seule en cause, mais aussi les aliments, les matériaux, les sols, l’eau, voire le téléphone portable. Est-ce qu’une forme contemporaine de tempérance peut faire écho au « Rien de trop » des Anciens ? Vanter un épicurisme moderne est plus gratifiant que multiplier les interdits. Pour une formation politique sollicitant les suffrages de ses compatriotes, le curseur est difficile à placer entre les nécessités de la transition et les risques de réaction d’électeurs excédés par les admonestations écologistes. Pas de doute cependant, il y a des limites aux capacités de la biosphère à supporter la prédation et les déchets des sociétés humaines (débat : la prédation et les déchets de qui ?), les collapsologues n’ont pas tort de nous alerter. Peut-on croître sans fin ? Il faudrait que l’économie crée de la valeur en allégeant son empreinte écologique, que le capitalisme rétribue le capital naturel, que les passagers du vaisseau spatial Terre se reconnaissent solidaires. On dirait que nos gouvernements, nos entreprises, nos élus prennent conscience de la situation. Les surenchères fusent, les lois se succèdent, mais les progrès sont lents, à chaque jour suffit sa peine. Avons-nous le temps d’attendre qu’un nouvel Adam Smith écrive le livre de l’économie écologique ? que les 190 Etats de la planète s’entendent ? que des partis écologistes libérés du gauchisme émergent enfin ? Le rythme du dérèglement climatique est si terrifiant que l’on se prend à espérer un comité de salut public. Mais je ne suis plus dans la sobriété…
A l’initiative du Comité Laïcité République, j’ai été amenée à intervenir à Ferney-Voltaire devant des lycéens et des étudiants pour leur parler de la laïcité. Étant donnée l’inquiétante tendance d’une grande partie des jeunes Français, révélée par de récents sondages d’opinion, à récuser le droit au « blasphème » ou la liberté de critiquer les religions, il me paraît particulièrement important de trouver les mots justes et les arguments pertinents pour défendre la laïcité en expliquant, aussi simplement que possible, en quoi elle consiste. C’est ce que tente de faire cette « Lettre à des lycéens et à des étudiants sur la laïcité ».
Publié initialement sur Unité Laïque
Chers lycéens, chers étudiants,
Vous avez certainement entendu parler des guerres de religion qui ont ensanglanté notre pays dans la seconde moitié du seizième siècle, et notamment de la « nuit de la Saint Barthélémy », en 1572, où des protestants ont été massacrés par des catholiques. Il y a tout lieu de penser que cet épisode traumatisant de l’histoire de France est en partie à l’origine de l’évolution progressive de la législation française vers la laïcité, notamment avec la loi Jules Ferry de 1882 instaurant l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque, puis la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État. Car la laïcité a avant tout pour but de pacifier les relations entre les citoyens, en suspendant ce qui divise – notamment les affiliations religieuses – pour mieux mettre en avant ce qui unit – en l’occurrence l’appartenance à une même nation.
Après ce petit rappel historique, permettez-moi de vous raconter une anecdote personnelle. J’avais six ans et je venais d’entrer au cours préparatoire de l’école publique de la rue Fortunée – future rue Jean Fiolle – à Marseille. C’était encore une école de filles, car la mixité scolaire n’existait pas en ce début des années 1960, et je portais, comme toutes mes petites camarades, le tablier en tissu vichy rose qui était l’uniforme obligatoire. Je me souviens du jour où, à la récréation, une petite blondinette au nom bien français m’a prise à partie devant d’autres élèves : « Et toi, tu es baptisée ? ». « C’est quoi, baptisée ? », lui ai-je répondu en toute innocence. « Tu n’es pas baptisée !, s’indigna-t-elle à voix bien haute – mais alors tu n’es pas la fille de Dieu ?! ». Ma réponse fut immédiate, sur un ton tout aussi indigné : « Ah non alors, je suis la fille de mon papa ! ».
Aujourd’hui j’imagine comment les choses se seraient passées si nous n’avions pas été en France, dans un régime laïque, où les appartenances religieuses s’effacent dans le cadre scolaire sous l’uniforme qui dissimule tout signe religieux : probablement la cour d’école aurait-elle était divisée en plusieurs groupes – les petits catholiques, les petits protestants, les petits juifs, les petits athées, et maintenant les petits musulmans. Nous n’aurions pas parlé ensemble, chanté ensemble, joué ensemble à ces rondes dont j’ai encore le rythme dans la tête, et sans doute aussi, au moins pour les garçons, nous serions-nous battus entre membres des différents groupes. Nous n’aurions pas appris à nous connaître, individuellement, mais à nous méfier voire à nous haïr, collectivement. C’est pourquoi ce souvenir personnel, autant que ce que j’ai appris dans les livres d’histoire sur les guerres de religion, est l’une des raisons qui me fait chérir la laïcité, et me donne envie de vous la rendre précieuse, à vous aussi.
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Mais pour bien comprendre son sens il faut s’astreindre à faire quelques distinctions importantes.
Tout d’abord, il faut faire la différence entre les personnes (concrètes) et les citoyens (abstraits) : nous pouvons être des personnes autant que des citoyens, mais pas forcément les deux selon les contextes. Or, en ce qui concerne les citoyens, la définition républicaine de la citoyenneté est très claire à leur sujet : en France ils ont des droits en tant qu’individus, membres de la communauté nationale, mais pas en tant que membres d’une communauté restreinte à laquelle ils seraient liés soit par une religion, soit par une origine ethnique ou géographique, soit par l’appartenance à un sexe ou la pratique d’une sexualité, etc. C’est ce qui fait la grande différence entre une organisation politique universaliste, comme en France, et une organisation politique multiculturelle voire communautariste, comme dans beaucoup de pays anglo-saxons, où les communautés peuvent être représentées politiquement.
Ensuite, il faut faire la différence entre les différents contextes où nous évoluons : notamment entre, d’une part, le contexte ordinaire de la vie privée ou publique et, d’autre part, le contexte civique, régi par les institutions républicaines représentant le peuple français. On reconnaît ce contexte civique, pour l’essentiel, à la présence d’un drapeau tricolore, comme c’est le cas au fronton des écoles, des mairies, des tribunaux, etc. Or, davantage que le contexte de la vie ordinaire, le contexte civique est soumis à des obligations particulières, du fait justement que les personnes y sont présentes en tant que citoyens.
L’école, le collège, le lycée, l’université relèvent de ce contexte civique, car ce sont des institutions républicaines : les élèves y ont le statut de futurs citoyens, qui à ce titre ont des droits et des devoirs. Rappelons-nous les trois caractéristiques de l’école selon Jules Ferry : elle est gratuite, ce qui signifie que tous les élèves ont le droit d’y étudier ; elle est obligatoire, ce qui signifie qu’ils ont le devoir d’être scolarisés (et que leurs parents peuvent être sanctionnés par la loi s’ils n’obligent pas leurs enfants à respecter cette obligation) ; et elle est laïque, ce qui soumet tout le personnel, pédagogique et administratif, à l’obligation institutionnelle de neutralité religieuse. Cette obligation de neutralité s’applique aussi aux élèves depuis la loi de 2004 interdisant les signes religieux en milieu scolaire : une loi rendue nécessaire par l’innovation qu’a constitué à partir des années 1990 le développement du port du foulard islamique (j’y reviendrai).
Tout cela est logique : dans le contexte scolaire, qui est un contexte civique où tout un chacun est présent en tant que citoyen ou futur citoyen, on considère que ce n’est pas la religion, ni aucune autre appartenance communautaire, qui définit les élèves et les professeurs ; ce qui ne les empêche pas, bien sûr, d’avoir par ailleurs (en contexte ordinaire) une religion, et de l’observer dans les contextes qui sont pertinents pour la pratique religieuse. Car, contrairement à ce qu’on entend parfois, la laïcité ne s’oppose pas aux religions : au contraire même, elle garantit leur libre exercice, à égalité. Ce à quoi elle s’oppose, c’est à l’imposition d’une religion, qui prendrait le pas sur les autres ou sur l’absence de religion. En d’autres termes, la laïcité ne signifie pas l’athéisme – et d’ailleurs il existe en France de nombreux croyants, dans le domaine privé, qui sont en même temps des laïques, dans le domaine de la vie publique ou civique. Vous n’avez donc pas à choisir entre votre foi, si vous en avez une, et l’adhésion à la laïcité : les deux sont parfaitement compatibles, pour peu que vous acceptiez que votre foi ne vous confère aucun droit.
Je reviens à présent à l’anecdote personnelle que j’évoquais au début : la cour d’école où une petite fille totalement athée se heurte au fait que pour d’autres enfants, avoir une religion est normal, et ne pas en avoir est anormal voire scandaleux. Cette anecdote permet de comprendre que, contrairement à ce qu’on entend parfois, la laïcité n’est pas seulement ce qui permet la coexistence pacifique des différentes religions : elle est aussi le droit de ne pas avoir de religion, en mettant sur un pied d’égalité la croyance, quelle qu’elle soit, et la non croyance. Ni l’appartenance à une quelconque religion, ni la non appartenance ne créent des droits spécifiques pour les individus concernés : la laïcité n’est rien d’autre que cela. Mais il a fallu des siècles voire des millénaires pour y parvenir. Et vous comprendrez combien cet acquis de l’universalisme républicain est précieux pour quelqu’un comme moi qui a la chance de ne pas avoir de religion, et qui sait que les religions n’ont le monopole ni de la morale, ni de la spiritualité, ni des valeurs, ni du sens de la communauté.
Je résume : la laïcité, ce sont les mêmes droits pour tous, croyants et non-croyants, et leur coexistence pacifique par la suspension des appartenances religieuses en contexte civique.
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Parlons à présent d’une question sensible et qui a alimenté, malheureusement, l’actualité : celle du blasphème. Là encore, pour comprendre ce dont il est question et pour éviter les malentendus, il est important de faire la différence entre, d’une part, les religions, qui sont des entités abstraites et, d’autre part, les croyants, qui sont des personnes concrètes. Les religions, on a parfaitement le droit d’en dire du mal : c’est le principe de la liberté d’expression, héritée de la culture des Lumières et de la Révolution française. Les croyants en revanche ne doivent être ni insultés ni discriminés : c’est le principe, d’une part, de cette restriction à la liberté d’expression qu’est l’interdiction de l’insulte et de la diffamation, et, d’autre part, de l’égalité des droits des citoyens garantie par la Constitution – toujours grâce à la Révolution. Je reconnais que cette distinction entre la religion et les croyants est subtile, et peut ne pas être comprise par tous. Mais elle est essentielle pour garantir tant la liberté d’expression que la liberté de culte.
C’est la raison pour laquelle, en régime laïque, donc en droit français, le blasphème n’existe pas. En effet, pour celui que les croyants considèrent comme « blasphémateur », l’objet de son discours n’existe pas : Dieu, Yahvé, Mahomet ne sont pas des êtres mais des objets de croyance. Pour les athées l’irrespect des religions est donc parfaitement légitime, et pour tout citoyen l’expression de cet irrespect, même si elle déplaît, est légale. Or nous sommes en République, et en République la loi civile, qui s’impose à tous, prévaut sur la loi religieuse, qui ne s’impose qu’aux croyants.
C’est d’ailleurs justement parce que nos lois préservent autant que possible la liberté d’expression (dans certaines limites, puisqu’on n’a pas le droit d’inciter au meurtre ou à la discrimination, d’insulter ou de diffamer) que la liberté religieuse se trouve également garantie : si les croyants peuvent revendiquer, à juste titre, le droit d’exprimer publiquement leur croyance, ils doivent aussi accepter que des non-croyants revendiquent le droit d’exprimer publiquement leur non croyance. Cela peut déplaire aux croyants, mais le fait que quelque chose nous déplaise ne nous autorise pas à en exiger l’interdiction : nous pouvons le critiquer – et chacun a le droit de critiquer un propos qui lui paraît blasphématoire – mais nous ne pouvons pas l’interdire.
J’ajoute que l’histoire nous montre les risques que comporte l’accusation de blasphème, dans la mesure où elle peut aller si loin qu’elle en devient totalement arbitraire voire absurde, y compris aux yeux d’une partie des croyants. Ainsi, dans la France du XVIII° siècle on a pu accuser de blasphème quelqu’un qui ne s’était pas découvert au passage d’une procession religieuse et, pour cela, le torturer et le tuer ; et tout récemment, au Pakistan, une jeune chrétienne qui avait bu dans un puits réservé aux musulmans a été accusée de blasphème et a dû fuir son pays pour échapper au lynchage. C’est le risque de toute vindicte populaire ne reposant que sur le rapport de force et non pas sur la loi commune : elle risque toujours d’aboutir à des injustices voire à des actes de cruauté.
Par ailleurs, l’irrespect envers une religion prend parfois la forme d’une caricature. Dans ce cas l’on peut invoquer le droit à caricaturer, qui a été instauré dans la première moitié du XIX° siècle, dans un contexte d’ailleurs moins religieux que politique puisqu’il s’agissait de protéger les dessins satiriques représentant le roi. C’est pourquoi le droit de critiquer les religions, ainsi que le droit de caricature, sont un apport de l’esprit des Lumières, en tant qu’ils découlent de ces deux valeurs fondamentales en démocratie que sont la liberté d’expression et la liberté de conscience (qui n’est pas réductible à la liberté de croyance, car celle-ci n’inclut pas la non croyance), ainsi que de cette valeur fondamentale dans le monde moderne qu’est la rationalité.
Certains d’entre vous m’objecteront peut-être qu’il faudrait interdire le blasphème parce qu’on ne doit pas « insulter une religion ». Mais ce terme est impropre, car l’on ne peut insulter que des personnes réelles – et nous retrouvons là l’interdiction de l’insulte et de la discrimination, présente dans le droit français. En revanche, s’agissant d’entités abstraites comme les religions – dont nous avons vu qu’elles doivent être distinguées des personnes – le terme adéquat n’est pas « insulter » mais « critiquer » ; et la critique, une fois encore, est un droit fondamental, une composante essentielle de la liberté d’expression, même si elle peut déplaire.
C’est pourquoi également je ne vous suivrais pas au cas où vous auriez envie de m’objecter l’argument selon lequel on n’aurait pas le droit de critiquer ce qu’on ne connaît pas : par exemple la religion musulmane pour ceux qui ne lui appartiennent pas. Certes, en critiquant quelque chose que l’on ne connaît pas ou mal, on prend le risque d’apparaître pour un idiot, un inculte, un naïf ; mais l’on ne fait qu’exercer sa liberté d’expression. J’en fais souvent l’expérience avec ceux qui critiquent ma discipline – la sociologie – alors qu’ils n’en connaissent pas grand-chose : ils m’énervent, j’ai envie de les remettre à leur place, de leur demander de se renseigner avant d’en dire du mal – mais il ne me viendrait pas à l’idée de leur dénier le droit à en parler.
Parmi les objections à la laïcité que l’on entend souvent, et que vous avez peut-être en tête en m’écoutant, il y a aussi l’idée que la laïcité serait « islamophobe », qu’elle serait dirigée essentiellement contre l’islam. Mais ceux qui ont ce sentiment ne connaissent tout simplement pas l’histoire de la France : ils ignorent que lorsque la loi sur la séparation des églises et de l’État a été votée, en 1905, le grand débat portait sur la place du catholicisme, qui était à l’époque une religion d’État et régentait une grande partie de la vie publique. La loi sur la laïcité a été instaurée pour limiter cette emprise et offrir aux athées ainsi qu’aux membres d’autres religions les mêmes droits qu’aux catholiques ; et bien sûr, ce sont les catholiques qui étaient le plus opposés à cette loi. Aujourd’hui le catholicisme a beaucoup perdu de son influence et c’est l’islam qui est devenu la religion qui monte, du moins dans les quartiers où se concentrent les populations issues de l’immigration. Mais la laïcité s’applique à l’islam, avec l’interdiction du port du foulard islamique à l’école, comme elle s’applique au christianisme, avec l’interdiction du port ostensible d’une croix, et au judaïsme, avec l’interdiction du port de la kipa – ni plus, ni moins.
Peut-être avez-vous aussi envie de m’objecter que notre pays n’est pas vraiment laïque parce qu’il favorise le christianisme avec les fêtes chrétiennes – Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption, la Toussaint… Mais s’agit-il vraiment d’une entorse à la laïcité ? Pour y voir plus clair il faut simplement prendre en compte le poids de l’histoire, dans un pays dont les traditions se sont mises en place très longtemps avant la loi de 1905. Ces fêtes font partie de coutumes qui se sont généralisées et étendues y compris aux non-croyants – un peu comme les églises de village, qui appartiennent désormais au patrimoine commun et non plus seulement à la communauté des fidèles. En outre ces fêtes, qui rythment les vacances scolaires et les jours fériés, concernent tout un chacun et non pas seulement les chrétiens ; or il y aurait véritablement entorse à la laïcité si à chaque religion correspondaient des jours fériés spécifiquement réservés à leurs membres, donc des vacances pour les catholiques, des vacances pour les protestants, des vacances pour les juifs, des vacances pour les musulmans, des vacances pour les bouddhistes, et même des vacances pour les athées parce qu’il faut bien qu’eux aussi se reposent ! Je préfère ne pas imaginer le bazar que cela provoquerait… Et personnellement, quoique étant athée cela ne me dérange pas que les jours fériés correspondent à des fêtes religieuses, car encore une fois cela fait partie de la tradition de mon pays, et je ne souhaite pas que son histoire soit gommée. En revanche j’estime anormal qu’on installe des crèches de Noël dans les mairies, car les mairies représentent l’ensemble des citoyens et ne doivent pas être appropriées par une catégorie. La place des crèches est au domicile des particuliers !
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Je récapitule : la laïcité c’est donc la protection de la liberté de conscience, la garantie de l’égalité des droits, et l’incitation à la fraternité par-delà les diverses appartenances. Liberté, égalité, fraternité : ainsi le principe de laïcité contient ces trois valeurs qui forment la devise de la République.
Or pour bien comprendre ces principes – liberté, égalité, fraternité, laïcité – il faut aussi faire une autre différence, très importante : la différence entre les valeurs, d’une part, et les faits, d’autre part. Les valeurs relèvent de ce qui doit être, tandis que les faits relèvent de ce qui est ou a été, à l’indicatif. Or la laïcité est à la fois une valeur et un fait : elle est une valeur en tant que ceux qui la défendent la considèrent comme une visée à réaliser, un guide pour l’action, un cadre normatif délimitant ce qui est légitime ou illégitime ; et elle est un fait en tant qu’elle constitue depuis plus d’un siècle le régime légal de la République et qu’elle est une donnée observable, par exemple à travers les lois et règlements qui l’organisent, ou à travers les comportements qui la mettent en pratique. Ainsi l’on peut constater qu’elle est imparfaitement réalisée – c’est le plan des faits – mais ce constat ne l’empêche nullement d’être une valeur, un principe commun devant être respecté. Certes, on a le droit de ne pas partager cette valeur, mais on ne peut la contester au motif qu’elle ne serait pas entièrement réalisée, en tant que fait.
En tant que valeur la laïcité est un cadre normatif, qui guide nos actions en favorisant certaines conduites (par exemple l’abstention des signes religieux en public) et en en interdisant d’autres (par exemple l’imposition autoritaire de pratiques religieuses). Mais elle est aussi un cadre légal, qui gouverne le fonctionnement des institutions et le comportement des personnes par la sanction des déviations. C’est ce cadre légal qui, en l’absence de consensus sur les questions religieuses, assure une coexistence pacifique dans le respect de toutes les convictions, croyantes et non-croyantes.
Un cadre légal, ce n’est pas très différent d’un cadre règlementaire comme le sont les règles du jeu de football, que la plupart d’entre vous connaissez bien. Ces règles du jeu forment un cadre qui permet de sanctionner les contrevenants, de façon à pacifier ce qui se passe sur le terrain : car sans lui les joueurs ne joueraient pas au même jeu, ou n’en finiraient pas de se disputer voire d’en venir aux mains au moindre désaccord. Or vous savez bien quelles sont les trois postures qu’il est possible d’observer face aux règles d’un jeu : ou bien on les accepte, et on joue dans les règles, en acceptant la sanction au cas où on les transgresserait ; ou bien, si ces règles ne nous conviennent pas, on cherche à les modifier, par exemple en militant dans des associations, des syndicats, des fédérations, des partis ; ou bien encore on les refuse, mais alors on sort du jeu, et on n’a plus qu’à regarder les autres jouer – ou à s’en aller.
C’est exactement ce qui se passe avec la laïcité : ou bien vous l’acceptez et la respectez, ou bien vous militez pour la modifier ou l’abroger, ou bien vous choisissez (mais seulement à votre majorité) d’aller vivre dans un autre cadre légal qui vous convienne mieux.
J’espère toutefois vous avoir convaincus que c’est la première de ces trois solutions qui est la meilleure, et qu’il est dans votre intérêt, comme dans l’intérêt de tous, de jouer à la laïcité comme on joue au foot : en respectant les règles1.
Nathalie HEINICH
1 : Je remercie la Ville de Ferney-Voltaire, Gilbert Abergel et Alain Seksig, du Comité Laïcité République, pour m’avoir permis d’expérimenter cette adresse aux jeunes en faveur de la laïcité le 26 novembre 2021 ; Jean-Pierre Sakoun, de l’association Unité Laïque, pour m’avoir invitée à l’exposer au cours de la conférence-débat organisée à Valence le 4 décembre 2021 ; et Abel Salmona pour ses remarques et ses conseils.
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République se pose la question : sommes-nous en guerre ? La réponse à cette question est manifestement oui. Le savons-nous ? Les opinions publiques des pays occidentaux en général et de la France en particulier en ont-elles conscience ? La réponse est manifestement non.
Comment expliquer cette distorsion et comment qualifier la situation étrange dans laquelle nous sommes, de ce fait, placés ?
Que nous soyons en guerre est une évidence que seuls ceux qui ne veulent pas voir peuvent nier.
Depuis des décennies, nous essayons de contrer les assauts de l’islamisme radical. Cette mouvance, soutenue par un certain nombre de grands états, a frappé et continue à frapper un peu partout dans le monde et dirige prioritairement ses actions contre les pays occidentaux. C’est une vraie guerre idéologique portée tant par des musulmans sunnites que par des musulmans chiites qui veulent imposer la loi islamique. Elle s’est concrétisée par de multiples conflits ouverts qui ont déstabilisé de nombreux pays de l’ensemble de l’arc arabo-islamique au long des dernières décennies.
La situation en Afghanistan, en Iran, en Irak, en Syrie, au Liban, dans les pays du Sahel, comme les attentats dans nos pays montrent que cette guerre-là se poursuit et qu’elle est toujours largement entretenue.
Dans le même temps, nous sommes en guerre larvée depuis des années. Cette guerre dissimulée c’est d’abord la guerre cyber qui est menée par des armées de hackers abrités, manipulés, dirigés, par des pays totalitaires pour déstabiliser nos institutions les plus diverses par des virus informatiques destructeurs, des demandes de rançons n’épargnant rien et ciblant tout particulièrement les hôpitaux, et par la diffusion de fausses informations et de propagande systématique destinées à manipuler les opinions publiques et à fausser le fonctionnement démocratique. La Russie, la Chine, la Corée du nord, dirigent ces groupes de pirates du net y compris pour alimenter leurs finances en devises.
Cette cyberguerre accompagne le pillage ancien des ressources scientifiques et technologiques organisé par de multiples canaux et notamment par l’envoi d’étudiants dans les universités occidentales et par l’espionnage industriel dans toutes les entreprises travaillant avec la Chine et, a fortiori, y étant implantées. Les Etats-Unis ont été visés au premier chef par des vagues d’étudiants chinois venant s’inscrire dans toutes les disciplines scientifiques et techniques, notamment en Californie. Le rapatriement de nombre d’entre eux a été ensuite efficacement organisé par le gouvernement chinois grâce à des mesures financières très incitatives. C’est en partie grâce à cela que la Chine a pu rattraper le retard qu’elle avait accumulé en ces domaines après les délires maoïstes.
Cette guerre souterraine se poursuit aujourd’hui par de multiples canaux.
Mais l’affrontement prend désormais une autre dimension. Il ne se dissimule plus. Il est désormais affiché au grand jour. Les dirigeants des grands pays totalitaires, Chine et Russie en tête, affirment en clair qu’ils veulent défier les pays occidentaux et installer un nouvel ordre du monde qui fasse disparaître le modèle social-libéral qui caractérise l’occident et leur permette d’assoir leur prépondérance dans les années qui viennent. Cette logique d’affrontement est clairement revendiquée dans les textes émanant des dirigeants de ces pays. Elle se manifeste par une implantation accélérée dans toutes les régions du monde et par l’utilisation de tous les moyens technologiques, économiques et financiers permettant de pénétrer nos sociétés et d’organiser, notamment, toutes les manipulations de l’opinion publique. Elle se manifeste par une alliance affirmée de tous les dirigeants totalitaires, autour de la Russie et de la Chine, ceux des pays satellites de la Russie ( Biélorussie ) et de la Chine ( Corée du Nord ) comme ceux des pays du monde arabo-islamique pourvoyeurs des réseaux terroristes. L’accueil fastueux réservé par le roi d’Arabie Saoudite et son fils, successeur désigné, à Xi Jin Ping lors de sa visite officielle (décembre 2022) en est un témoignage flagrant quand on se souvient du mépris avec lequel le président américain avait été traité lors de son voyage à Ryad. Ces pays utilisent tous les moyens considérables dont ils disposent pour affirmer leur puissance et se moquent bien de la défense des valeurs de liberté et de démocratie.
Cette logique d’affrontement se manifeste désormais par des menaces militaires clairement exprimées. Ce sont les dirigeants russes qui affirment que la troisième guerre mondiale a commencé. Ils n’ont pas hésité à engager une guerre « de haute intensité » pour essayer d’empêcher que l’Ukraine ne devienne une démocratie libérale. Ils n’hésitent pas à détruire systématiquement toutes les infrastructures et les villes de ce pays et terrorisent ses habitants. Ils menacent d’utiliser des armes de destruction massives chaque jour plus sophistiquées contre les pays occidentaux sous prétexte d’une agression contre leur pays alors que personne n’a jamais envisagé d’attaquer la Russie et que l’OTAN - eût-elle été assez stupide pour le vouloir – aurait été bien incapable de mettre en œuvre une telle opération !
Cette réalité de la guerre engagée par l’alliance des puissances totalitaires contre l’occident a pour conséquence un bouleversement économique de grande ampleur et une relance accélérée et, hier encore, inimaginable, de l’effort de réarmement que les pays occidentaux et notamment la France ont dû entreprendre en urgence.
La guerre et ses conséquences sont donc présentes partout autour de nous et contre nous et elles modifient déjà profondément la situation de la France et de l’Europe.
Et pourtant, malgré toutes ces manifestations indiscutables d’une montée accélérée de la conflictualité, l’opinion publique semble ne pas avoir pris conscience de la gravité des évènements qui sont en cours et de la guerre qui est engagée.
Pendant ce temps, en effet, les français, plus que les autres citoyens occidentaux sans doute, continuent à revendiquer des droits sociaux nouveaux et des avancées sociétales. Ils demandent que l’Etat-Providence intervienne plus que jamais dans de multiples champs et répartisse une richesse qu’ils rechignent à produire. Ils demandent à réduire encore leur temps de travail professionnel alors qu’il ne représente plus guère que 10% de leur temps de vie ( environ 70000 heures sur 700000 ! ). Certains proposent même de détruire les entreprises et les entrepreneurs qui produisent cette richesse qui permet d’assurer ensuite la répartition et de multiplier les droits et les libertés. Ils demandent que l’Etat finance toujours de nouvelles politiques alors qu’il est déjà structurellement en déficit et que la dette et sa charge s’accroissent tous les jours. Ils ne mesurent pas que l’effort de guerre va exiger des moyens et une mobilisation considérables qu’il va falloir financer.
Pourquoi une telle distorsion ?
Parce que l’opinion n’a pas conscience de la réalité du conflit qui est engagé. La guerre militaire est loin, à l’Est de l’Europe ou sur d’autres continents, malgré les images quotidiennes des violences qu’elle entraîne et auxquelles on finit par s’accoutumer.
Parce que nous avons connu une « guerre froide » pendant près de quarante- cinq ans, entre 1945 et 1989, sans que cela n’entame la croissance et l’enrichissement, bien au contraire, puisque c’est pendant cette période qu’est née la société de l’abondance et de la consommation.
Mais surtout parce que les économies occidentales sont tellement intriquées avec celles des pays totalitaires et notamment celle de la Chine que le conflit paraît inimaginable. Comment pourrait-on faire la guerre à un pays avec lequel on a d’énormes échanges commerciaux, échanges de personnes, de produits, de services, de technologies, de flux financiers considérables ? Et effectivement on ne peut que se poser cette question. Comment cela peut-il être possible ?
Cette situation relève d’une totale ambiguïté. Elle relève de la poursuite de la période précédente où les échanges se sont développés à très grande vitesse parce que tous les partenaires en tiraient profit et avec l’idée sous-jacente que « le doux commerce » allait entraîner inéluctablement l’apaisement des conflits politiques, stratégiques, idéologiques – et, a fortiori, militaires - en multipliant les liens entre les pays même de cultures et d’idéologies opposées.
C’était une erreur stratégique. Les occidentaux n'ont pas vu que les pays qui ont largement bénéficié de la croissance économique générée par cette période de mondialisation ne changeaient en aucune manière leur vision du monde, leur nature totalitaire et leur volonté de détruire le modèle socio-politique occidental et les pays qui le portent.
On prend la mesure aujourd’hui du caractère intenable de cette situation.
On ne peut à la fois être en paix et développer les interconnexions et les échanges en tous domaines en se rendant ainsi très dépendants et être en guerre et se préparer à un affrontement total.
Les pays occidentaux ont pris conscience de cette situation paradoxale et le « découplage » est engagé. De nombreux canaux sont d’ores et déjà coupés et de plus en plus de secteurs de l’économie font l’objet de mesures de protection. Le cas des semi-conducteurs, éléments indispensables de toutes les technologies actuelles, est, évidemment, central à cet égard. La souveraineté, la protection, les industries de défense redeviennent des sujets déterminants et tous les pays du monde sont amenés à se positionner dans ce nouveau cadre mondial conflictuel. La maîtrise de la nouvelle révolution numérique et la manière de gérer la crise climatique et environnementale seront des éléments centraux de cette nouvelle guerre.
Il faut savoir, aujourd’hui, jusqu’où peut aller cette situation d’affrontement et définir clairement comment nous voulons la gérer. On ne peut rester davantage dans l’ambiguïté.
L’alliance des pays totalitaires veut mettre à bas l’occident, ses valeurs et les pays qui les incarnent. On ne peut continuer à l’alimenter et à lui permettre de prospérer impunément sur nos territoires.
Qu’il soit nécessaire de refonder l’organisation et la gouvernance du monde pour que tous les peuples et toutes les nations du monde y aient leur place est évident. C’est indispensable pour affronter les défis qui sont communs à l’ensemble de l’humanité et, au premier chef, la crise climatique et environnementale. Mais les pays totalitaires veulent le faire en imposant leur modèle anti-libéral. Il n’est pas possible de les laisser faire alors qu’ils ont pour objectif, en dominant le monde, de mettre à bas la liberté et la démocratie.
Le bloc des démocraties libérales doit donc tirer toutes les conséquences de cette situation en se préparant à affronter fermement le bloc des régimes autoritaires comme il le fait aujourd’hui en soutenant la lutte de l’Ukraine pour sa liberté face à l’autocratie russe actuelle ou en soutenant tous les mouvements populaires qui demandent la liberté et la démocratie dans tous les pays où règne un régime despotique.
L’Europe doit clairement porter la bannière de la liberté et de la démocratie en résistant à tous les discours qui, au sein même des pays libéraux, remettent en cause ces valeurs universelles, porteuses de paix et de progrès. Leur défense aura un coût dont on commence à percevoir qu’il sera lourd. Il faut que les citoyens du monde libre mesurent bien que la défense de toutes les libertés et protections qu’ils ont acquises est à ce prix.
Gérard Mermet, sociologue et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque le conflit sur la réforme des retraites avec un mot d'ordre : "Réconcilions-nous !"
Le conflit en cours sur la réforme des retraites est une nouvelle illustration du mal qui ronge la France depuis des décennies, et s’aggrave à l’occasion des crises en cours. Au point de rendre de plus en plus crédible le scénario d’un déclin du pays et de son image à l’extérieur. Nous assistons en effet au divorce entre les principales composantes de notre société, qui n’est pas seulement contemporaine, mais aussi « mécontemporaine ».
Ce divorce est le résultat de notre incapacité à nous écouter, à comprendre le point de vue des « autres », en ayant à l’esprit que ceux qui pensent différemment de nous n’ont pas forcément tort, que leurs arguments sont pour la plupart recevables et ne peuvent être ignorés. Il est urgent de réduire les fractures existantes plutôt que les élargir sans cesse, au risque qu’elles engendrent une véritable guerre civile. Cela implique de nous réconcilier plutôt que de provoquer des épreuves de force dont le pays sortira de plus en plus affaibli.
Le « ressenti » des opposants à la réforme
La première condition de cette réconciliation est de faire preuve, dans les deux camps, d’empathie. Ainsi, ceux (actuellement minoritaires) qui soutiennent la réforme proposée par le gouvernement ne pourront comprendre les raisons de ceux qui la rejettent que s’ils font preuve d’empathie à leur égard. La liste de leurs raisons n’est d’ailleurs pas difficile à établir :
. Un malaise social palpable, conséquence des frustrations accumulées depuis plus de vingt ans au fil de crises à répétition, de promesses non tenues par le « modèle républicain », d’un sentiment de manque de reconnaissance, voire d’abandon. Des frustrations transformées en colère par les dysfonctionnements apparents dans de nombreux secteurs (éducation, santé, logement, agriculture, transports, vie politique…), qui s’ajoutent aux craintes concernant l’inflation, le pouvoir d’achat, la guerre en Ukraine...
. La peur de l’avenir, renforcée par les menaces climatiques, géopolitiques, économiques, sociales, sanitaires, sécuritaires… Autant d’inquiétudes et d’incertitudes qui expliquent l’absence de perspectives d’amélioration chez les plus vulnérables, et leur sensation de déclassement.
. La dévalorisation du travail en tant que moyen d’accomplissement individuel et de contribution à la prospérité collective. Et son corollaire, la volonté de « profiter de la vie » en privilégiant la famille et les loisirs.
. La défiance généralisée envers l’État, les partis politiques, les institutions, les entreprises, les patrons, les riches, les médias…
. Les maladresses des décideurs (gouvernants, chefs de partis, grands patrons…), qui alimentent la sensation d’arrogance souvent exprimée par la « France d’en bas » et, de plus en plus, par celle du « milieu » qui craint de la rejoindre. Elles fournissent des arguments de poids à leurs opposants, qui n’hésitent pas à les utiliser à leur profit
On remarquera que la plupart de ces raisons sont de l’ordre du qualitatif, du « ressenti ». Certaines peuvent être démenties par des faits et des chiffres. Ainsi, le pouvoir d’achat des Français s’est globalement accru (en moyenne) depuis des décennies ; les actifs travaillent chez nous moins qu’ailleurs au cours de leur vie ; l’État dépense énormément pour amortir les crises (voir notamment celle du Covid, et les multiples « boucliers tarifaires » mis en place depuis).
On pourra aussi dénoncer chez les objecteurs de réforme la préférence pour l’affrontement plutôt que la discussion, le culte de l’exception nationale, le goût du confort prononcé de la population, sa résistance au changement, etc. Il reste que ces attitudes et comportements sont constitutifs de la culture nationale. On ne peut les ignorer.
La recherche du « réel » des partisans
L’empathie recommandée aux tenants de la réforme des retraites (ou de tout autre projet de réforme) doit aussi, bien sûr, s’appliquer à ceux qui la rejettent. Plus encore à ceux qui désirent « bloquer le pays » ou même « mettre à genoux l’économie ». Ce dernier objectif peut d’ailleurs sembler indécent dans un pays où les dépenses sociales constituent un record parmi les pays de l’OCDE (32% du PIB). Comme les partisans de la réforme, les opposants devraient faire abstraction de leurs prismes idéologiques, s’ils veulent écouter et comprendre les arguments de leurs « adversaires » (qui peut encore sérieusement, dans le contexte de cette réforme, parler de « partenaires sociaux » ?). D’autant que les arguments des partisans sont de nature rationnelle, traduisibles en chiffres difficiles à nier :
. L’allongement de la durée de vie. A leur naissance (en 2002), les femmes ont aujourd’hui l’espoir de vivre en moyenne 85,2 ans, contre 78, 5 ans en 1981, année précédant celle du recul de l’âge de la retraite à 60 ans (données INSEE). Les hommes ont une espérance plus réduite (les inégalités justement dénoncées entre les sexes ne vont pas toutes dans le même sens…) : 79,3 ans contre 70,4 ans en 1980. En à peine plus de quatre décennies, le gain a donc été de 6,7 ans pour les femmes et de 8,9 ans pour les hommes (un rattrapage partiel). Des chiffres pourtant minorés par la baisse enregistrée lors de l’épidémie de Covid en 2019.
A l’âge de 60 ans, l’espérance de vie moyenne est passée en ces quatre décennies de 22,3 ans à 27,5 ans pour les femmes, et de 17,3 à 23,1 ans pour les hommes. Le gain à cet âge est donc encore de 5,2 ans pour les femmes et de 5,8 ans pour les hommes. Cela signifie que la durée moyenne de la retraite pour les femmes partant à l’âge légal est passée de 17,3 ans (60+22,3- 65) en 1980 à 25,5 ans (60+27,5-62) en 2022, soit un gain de 8,2 ans. Celle des hommes est passée dans le même temps de 15,3 ans (60+17,3-65) à 21,3 ans (60+23,1-62) en 2022, soit un gain de 6,0 ans. Il serait encore respectivement de 6,2 ans et 4,0 ans avec le passage de l’âge légal à 64 ans
. La diminution du ratio de dépendance démographique (actifs cotisants/retraités) : 1,4 en 2022 contre 2,6 en 1981, soit une baisse de 46%. C'est-à-dire une hausse de 86% du montant individuel des cotisations si l’on veut maintenir le même équilibre des caisses de retraite, toutes choses égales par ailleurs.
. Les scénarios du COR (Conseil national des retraites, indépendant). Ils prévoient un déficit des caisses de 12 à 20 milliards d’euros en 2032 si rien n’est fait.
. La situation économique préoccupante de la France, que l’on peut résumer en « 3D » : dépenses publiques records (57% du PIB), déficits croissants (154 milliards prévus en 2023pour le seul commerce extérieur), dette nationale insoutenable (3 000 milliards atteints début 2023, soit 113% du PIB, 60 milliards au cours de l’année pour les seuls intérêts de la dette, avec un taux d’emprunt encore relativement avantageux.
Ces chiffres, qui donnent le tournis, ne peuvent être ignorés par ceux qui souhaitent le statu quo en général et détestent l’idée que l’on doive travailler plus longtemps si l’on veut éviter de s’éloigner davantage des principaux pays développés, dont la plupart ont porté l’âge légal à 67 ans. Cela mérite pour le moins qu’on en discute de façon objective et constructive. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ce ne le fut pas non plus lors des précédentes tentatives d’adaptation du système, en 2003 (François Fillon), 2010 (Éric Woerth), 2013 (Marisol Touraine) ou 2020 (Édouard Philippe), même si certains changements ont pu être mis en place. Les millésimes se terminant par 3 ou 0 sont des accélérateurs de tensions sociales. Gare à 2023 !
La nécessité du compromis
Chacun pourra, s’il en ressent l’impérieux besoin, se situer entre ces points de vue apparemment contradictoires sur l’évolution souhaitable de l’âge de la retraite. L’essentiel est que chacun entende celui de l’ « autre », fasse l’effort de le comprendre et de l’intégrer à sa propre réflexion. Car les arguments avancés par les uns et les autres sont, pour la plupart, recevables. La différence est qu’ils ne procèdent pas de la même démarche. Ceux des opposants à la retraite, et plus généralement aux réformes (un mot que l’on devrait avantageusement remplacer par adaptations) sont d’ordre « qualitatif ». Comme indiqué plus haut, ils sont souvent dictés par le « ressenti », lequel se traduit malheureusement de plus en plus en « ressentiment ». Ceux des réformistes apparaissent plus « rationnels » et « quantitatifs ».
Mais la rationalité des chiffres utilisés par les partisans de la réforme ne suffisent pas à disqualifier ses opposants. Leur « ressenti » est en effet pour eux le « réel », tel qu’ils le vivent dans leur quotidien et l’expriment dans leurs mots. La raison ne saurait d’ailleurs systématiquement prévaloir sur l’émotion ; c’est au contraire cette dernière qui prime dans les médias, qui participent largement à créer l’opinion publique. Chaque être humain est en effet constitué de ces deux dimensions, complémentaires. Les deux hémisphères de notre cerveau nous sont nécessaires (même s’ils ne sont pas « spécialisés », l’un dans la raison, l’autre dans l’émotion). L’ignorer est être hémiplégique, incapable de comprendre l’autre et d’agir avec lui au service de l’intérêt général.
C’est d’ailleurs pourquoi la grille de lecture « droite-gauche » me paraît totalement obsolète. S’en débarrasser (tout en conservant sa propre sensibilité, résultante de son histoire personnelle) permettrait d’être davantage ouvert aux autres opinions. Cela réduirait ainsi les « biais de confirmation », qui consistent à rechercher et à retenir essentiellement les arguments qui vont dans le sens que l’on souhaite et rendent toute objectivité impossible. Cela permettrait surtout de trouver des compromis. Un mot peu usité et apprécié dans notre pays, pourtant très honorable et souhaitable dans le contexte actuel.
Être à la fois convaincu et responsable
Deux logiques se confrontent, par construction, dans les conflits sociaux. Ou plutôt deux « éthiques », comme l’avait très bien théorisé le sociologue Max Weber (dans un ouvrage posthume publié en 1919 : Politik als Beruf) : celle de la conviction et celle de la responsabilité. La première consiste à agir en fonction de ses propres valeurs, dans le but de servir avant tout sa cause, sans trop se préoccuper des conséquences. La seconde cherche au contraire à prendre en compte les effets de ses actes dans tout l’espace social, et sur le long terme. Weber illustrait son propos en affirmant que l’éthique de conviction était propre aux syndicats, sous-entendant ainsi qu’ils n’étaient pas vraiment « responsables ». Les syndicalistes ne sont sans doute pas d’accord et cela d’ailleurs se discute.
Deux préalables à la recherche et à l’obtention de compromis me paraissent en tout cas nécessaires. Le premier est que l’on ne devrait se déclarer « convaincu » qu’après avoir entendu avec la plus grande attention les arguments des autres parties, et examiné de façon très critique ceux que l’on va présenter. Cela implique un effort réel d’objectivité et interdit les « biais de confirmation » évoqués plus haut.
La seconde préconisation est qu’il est nécessaire, aujourd’hui plus encore qu’hier, d’être responsable au sens de Weber. C'est-à-dire de se donner comme objectif final d’améliorer le bien-être collectif (pas seulement celui de ses mandants), et ceci de façon durable. Il s’agit donc d’être à la fois convaincu et responsable. Cela implique plusieurs changements de fond dans les comportements de chaque interlocuteur :
. Modifier ses attitudes, dans le sens des valeurs dites « post-modernes » : respect, écoute, modestie, tolérance, bienveillance, empathie, solidarité…
. Questionner ses habitudes, en se demandant si elles sont bien adaptées aux attitudes souhaitées.
. Remettre en question ses certitudes, en considérant qu’elles sont susceptibles de changer si le contexte évolue.
. Accroître sans cesse ses aptitudes à comprendre, discuter, aller vers des compromis.
J’ajouterai une cinquième recommandation aux quatre précédentes : prendre un peu d’altitudepour mieux évaluer les situations, relativiser les différences, éviter d’aller à l’épreuve de force, qui conduit généralement au blocage. A son terme, il y a toujours au moins un perdant, souvent deux, et cela engendre des frustrations qui ne faciliteront pas les discussions futures.
Bonne volonté, bonne foi et bon sens
Compte tenu du nombre et de l’ampleur des défis que nous allons devoir relever, la solution ne peut être de « convertir » les autres, moins encore de vouloir les « mettre à genoux ». Elle ne saurait être non plus de les mépriser et de leur imposer des solutions sans en discuter sereinement. Les postures, l’aveuglement et la surdité ne sont pas la bonne méthode. Plutôt que de chercher à terrasser un « adversaire », mieux vaut le transformer en partenaire. Et faire des efforts et concessions pour trouver avec lui des arrangements, compromis, pactes. Pour eux et pour les générations à venir, les Français doivent se réconcilier. Cela implique que les partenaires soient des individus-citoyens de bonne volonté, de bonne foi et de bon sens. La collectivité en sortira gagnante.
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