Direction le pays des Incas, le Pérou, cette terre fascinante imprégnée de traditions ancestrales et de cultures millénaires. Pourtant, ce pays magnifique est depuis bien longtemps marqué par des crises politiques incessantes. Le Laboratoire de la République profite de la présence d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, pour offrir un témoignage de la mémoire historique et politique du Pérou.
Cette lettre s’est enrichie grâce à deux rencontres : celle de Fernando Carvallo, ancien représentant du Pérou à l’Unesco et ancien directeur du musée de la mémoire à Lima (en faveur des victimes de conflits armés) et celle de Luis Jaime Castillo, ancien ministre de la culture. Mais elle a aussi été nourrie par les témoignages des Péruviens rencontrés au cours de l’exploration de ce pays fascinant, à la fois bouleversant et grandiose.
Lorsque Pía, une amie péruvienne, résuma l’histoire de son pays par ces mots « una historia de dolor, olvido y lágrimas » (une histoire de douleur, d’oubli et de larmes), elle capturait toute la tragédie qui traverse le Pérou depuis des décennies. Comme tous les Péruviens que j’ai croisés, Pía désigne les hommes et les femmes politiques, accusés de corruption et d’illégalité, comme responsables de cette spirale de souffrance collective. Une souffrance exacerbée par la violence du terrorisme, héritage encore vivace dans la mémoire du pays. Un exemple récent : lorsque j’arrivai à Lima, mi-mars, la capitale était en état d’urgence après qu’un groupe de tueurs à gages ait ouvert le feu sur un bus transportant l’orchestre péruvien Armonía 10, dont faisait partie le chanteur Paul Flores.
Luis Jaime Castillo, ancien ministre de la culture, me confia sa conviction que l’État péruvien devrait prioriser la lutte contre la pauvreté sociale et économique plutôt que de concentrer ses efforts sur une politique de mémoire pour recenser les traumatismes du peuple. Selon lui, le pays doit se tourner vers l’avenir et améliorer le quotidien de ses citoyens, tout en combattant des phénomènes comme le wokisme et le néo-féminisme, qu’il considère comme des vecteurs de haine. « Les peuples indigènes sont reconnus en Amazonie, mais comme dans tous les pays d’Amérique, à la différence de la France, les communautés ne jouissent pas des mêmes droits. Chaque groupe bénéficie d’avantages spécifiques. Il n’existe aucune véritable politique d’égalité. Le wokisme, en cherchant à effacer l’histoire des conquistadors, a contribué à la montée des mouvements réactionnaires. La victoire de Trump est le fruit d’une campagne démocrate déconnectée des préoccupations réelles du peuple américain, notamment la question de l’immigration. », me confia-t-il avec une conviction conservatrice.
Fernando Carvallo, quant à lui, insiste sur la nécessité pour le Pérou de se ressourcer dans les leçons du passé afin de ne pas répéter les erreurs qui ont conduit à la situation actuelle. Le pays, selon lui, doit tirer les enseignements des échecs du passé pour construire un avenir meilleur. Et les faits sont là : le Pérou est le seul pays au monde où tous les présidents du XXIe siècle sont, ou ont été, impliqués dans des affaires judiciaires graves. Certains sont actuellement devant la justice, d’autres sont emprisonnés. Depuis la naissance de la République péruvienne, le pouvoir est vu comme une ressource financière personnelle, une coutume qui perdure.
Sous le mandat de Dina Boluarte, élue vice-présidente en 2021, et maintenant présidente, le Pérou a vu naître un gouvernement plus à droite que tout ce que le pays n’avait connu depuis des décennies. La présidente fait face à plusieurs enquêtes, notamment des accusations concernant des opérations de chirurgie cachées au Congrès, avec des allégations selon lesquelles le chirurgien n’aurait pas fait payer ses opérations avec la garantie de postes administratifs pour ses amis et sa famille. Ce climat de méfiance et de corruption se perpétue.
Dans les profondeurs de la vallée sacrée, entre Pisac et le Machu Picchu, la réalité péruvienne prend un tour encore plus désolant. Les communautés locales, laissées pour compte, sont totalement exclues du système médical et judiciaire. La police est absente, et le plus proche hôpital se trouve à des heures de marche, ou de cheval, traversant des cols escarpés. Les seules traces de vie politique visible sont les slogans peints sur les murs des maisons, évoquant les prochaines élections présidentielles de 2026 avec une cinquantaine de candidats !
Mais aujourd’hui, il semblerait que le Pérou, malgré ses souffrances internes, ait trouvé un allié en dehors du continent : la Chine. Ce pays investit massivement dans les infrastructures péruviennes, notamment à travers des projets portuaires qui suscitent la méfiance des États-Unis. Le Pérou est désormais vu par les Américains comme une « colonie chinoise » en devenir, un projet géopolitique qui pourrait redéfinir l’équilibre de puissance dans cette région.
Ainsi se dessine, à travers ces rencontres et témoignages, l’histoire du Pérou : un pays où les cicatrices du passé sont encore bien visibles, mais où le regard se tourne inexorablement vers l’avenir, malgré les défis immenses. Entre douleur et espoir, oubli et résistance, la route reste longue pour cette nation qui cherche à se reconstruire, tout en affrontant les démons de son histoire et les failles de son présent. Un pays magnifique, certes, mais un pays qui porte en son âme les traces indélébiles de luttes sans fin.
Le 11 septembre 2023, le Chili a commémoré les cinquante ans du coup d'Etat militaire du général Pinochet, qui fut suivi d'une longue et sanglante dictature, un événement qui continue de diviser les Chiliens. Sans avoir jamais été jugé, Augusto Pinochet est mort d'une crise cardiaque en 2006 à l'âge de 91 ans. Les heurts apparus dimanche montrent un Chili divisé entre les défenseurs et les détracteurs de la dictature. Perspectives sociétales et historiques avec Carlos Quenan, professeur à l'Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine (IHEAL), à la Sorbonne Nouvelle et vice-président de l'Institut des Amériques.
Le Laboratoire de la République : Comment le coup d'Etat de 1973 est aujourd'hui perçu par la société chilienne ? Quelle influence sur la politique nationale ?
Carlos Quenan : Le coup d’Etat de 1973 était une rupture du point de vue de l’évolution démocratique de ce pays, dans une société chilienne très polarisée et dans un contexte international également polarisé à cause de la Guerre froide et de la rivalité entre les Etats-Unis et l’URSS. La perception des Chiliens sur le coup d’Etat est passée par différentes étapes. A l’heure actuelle, la société chilienne est encore polarisée avec un climat politique très volatil.
A la fin de la dictature de Pinochet en 1990, le pays était davantage prospère qu’en 1973 à la suite des réformes économiques libérales mises en place par un groupe d’économistes connus comme les « Chicago boys ». Le Chili était dynamique du point de vue économique et caractérisé par une diminution de la pauvreté mais beaucoup plus inégalitaire que par le passé. Le retour à la démocratie s’est produit grâce à un référendum gagné par l’opposition à la fin des années 1980. Dès lors, le pays a connu une transition démocratique sous contrôle militaire (ex : la présence de représentants des Forces Armées au Sénat). On assiste entre 1991 et 2008 à une longue période de gouvernements dite de la « Concertation », un groupement des forces de centre-gauche, où, toujours dans le cadre de la constitution de 1980 héritée de la dictature militaire, l’économie continue à être très dynamique mais toujours fort dépendante des exportations primaires. Entre la fin des années 2000 et le début des années 2020, on assiste à une double alternance où se succèdent à deux reprises les gouvernements dites de la « Concertation » de la Présidente Bachelet (centre gauche) et du Président Piñera (droite). L'année 2019 marque un point d’inflexion avec l’émergence de manifestations massives exprimant un rejet de la hausse du coût de la vie et en faveur de reformes démocratiques. Ce mouvement a débouché sur la proposition d’une réforme de la constitution qui semblait s’orienter vers la prise en compte, notamment, de la préservation de l’environnement et la réduction des inégalités. La prospérité connue par le pays pendant plusieurs décennies a eu des effets tangibles : alors qu’au milieu des années 1970, le PIB par habitant du Chili représentait 15% du PIB par habitant des Etats-Unis, au début des années 2020, le PIB par habitant du Chili constituait presque 50% de celui des Etats-Unis. Toutefois, les manifestations de 2019 ont exprimé une considérable insatisfaction à l’égard de la répartition des fruits de la croissance économique.
Ainsi, en 2020, par une consultation populaire, près de 80 % de la population ont souhaité la formation d’une assemblée constituante. Cependant, deux ans après, 62 % des Chiliens n’ont pas soutenu le texte qui devait remplacer celui hérité de la dictature de Pinochet. En outre, la dernière élection présidentielle a vu le candidat de gauche gagner – Gabriel Boric, très jeune, ex-dirigeant étudiant très actif dans les mouvements de contestation évoqués précédemment- mais 45% des voix sont allées vers le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, qui exprime une nostalgie de la période de Pinochet.
En somme, le coup d’Etat de 1973 est critiqué par une partie importante de la société, néanmoins, une autre partie reste nostalgique de cette période qui avait marqué le début d’une période d’« ordre » et de prospérité économique. Dans le cadre de la post-pandémie et d’un affaiblissement de la croissance économique, cette nostalgie est renouvelée et nourrie par un courant qui gagne du terrain dans les opinions publiques et qui exprime une perspective de droite extrême dans la région latino-américaine voire dans le monde occidental. Dans ce sens, le cas le plus paradigmatique a été celui au Brésil avec l’arrivée au gouvernement de Bolsonaro.
La démocratie n’est pas en danger au Chili. Depuis la fin de la dictature de Pinochet, il y a un rejet des violences pour résoudre les conflits politiques. Cependant, les mesures de l’opinion publique dans ce pays et dans l’ensemble de la région latino-américaine montrent un recul de l’adhésion de la démocratie, ce qui est inquiétant.
Le Laboratoire de la République : Le Chili a-t-il marqué un changement dans la politique interventionniste américaine ? Quel héritage aujourd'hui dans la politique des Etats-Unis ?
Carlos Quenan : A la différence d’autres cas que nous avons connu au XXème siècle, notamment en Amérique centrale, où les Etats-Unis étaient impliqués directement dans les coups d’Etat et le renversement de gouvernements en place, dans le cas du Chili il n’y a pas eu de participation directe des Etats-Unis. Certes, dans le contexte de la Guerre froide, les Etats-Unis ont soutenu les Forces Armées chiliennes lors du coup d’Etat de 1973. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, une ingérence directe « à l’ancienne » des Etats-Unis semble révolue même si ce pays exerce, toujours, une influence très importante dans la région latino-américaine et caribéenne dans laquelle on constate, comme dans d’autres continents, une présence croissante de la Chine. Mais, même dans le cas de gouvernements se montrant clairement hostiles aux Etats-Unis – par exemple, le Nicaragua ou le Venezuela –, le recours à la force semble exclu.
Le Laboratoire de la République : Le peuple chilien a relevé pacifiquement sa démocratie après la période Pinochet. Quel enseignement peut-on tirer de l'exemple chilien alors que des coups d'Etat se multiplient en Afrique ?
Carlos Quenan : Les situations de ces deux continents sont difficilement comparables. La région latino-américaine, constituée majoritairement par des pays à revenu intermédiaire, est bien plus développée que l’Afrique. Les sociétés civiles y sont assez actives même si la polarisation s’installant dans des nombreux pays dégrade le débat public. En Afrique, il y a une grande instabilité politique dont on a la preuve avec les évènements récents et une intensification ouverte des rivalités hégémoniques sur le plan géopolitique avec une présence croissante de la Russie et de la Chine. En revanche, en Amérique latine, le cycle des coups d’Etat militaires semble révolu même s’il y a une certaine désaffection vis-à-vis de la démocratie. L’apparition de mouvements et forces prenant appui sur cette situation constituent des menaces qu’il faut prendre au sérieux. Les expériences du passé au Chili et dans d’autres pays latino-américains qui ont subi des dictatures militaires entre les années 1960 et 1980 ont conduit à un considérable degré de maturité démocratique.
Cinquante ans après le coup d’Etat au Chili, l’émotion des exilés politiques installés en France (lemonde.fr)
A l’initiative du Comité Laïcité République, j’ai été amenée à intervenir à Ferney-Voltaire devant des lycéens et des étudiants pour leur parler de la laïcité. Étant donnée l’inquiétante tendance d’une grande partie des jeunes Français, révélée par de récents sondages d’opinion, à récuser le droit au « blasphème » ou la liberté de critiquer les religions, il me paraît particulièrement important de trouver les mots justes et les arguments pertinents pour défendre la laïcité en expliquant, aussi simplement que possible, en quoi elle consiste. C’est ce que tente de faire cette « Lettre à des lycéens et à des étudiants sur la laïcité ».
Publié initialement sur Unité Laïque
Chers lycéens, chers étudiants,
Vous avez certainement entendu parler des guerres de religion qui ont ensanglanté notre pays dans la seconde moitié du seizième siècle, et notamment de la « nuit de la Saint Barthélémy », en 1572, où des protestants ont été massacrés par des catholiques. Il y a tout lieu de penser que cet épisode traumatisant de l’histoire de France est en partie à l’origine de l’évolution progressive de la législation française vers la laïcité, notamment avec la loi Jules Ferry de 1882 instaurant l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque, puis la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État. Car la laïcité a avant tout pour but de pacifier les relations entre les citoyens, en suspendant ce qui divise – notamment les affiliations religieuses – pour mieux mettre en avant ce qui unit – en l’occurrence l’appartenance à une même nation.
Après ce petit rappel historique, permettez-moi de vous raconter une anecdote personnelle. J’avais six ans et je venais d’entrer au cours préparatoire de l’école publique de la rue Fortunée – future rue Jean Fiolle – à Marseille. C’était encore une école de filles, car la mixité scolaire n’existait pas en ce début des années 1960, et je portais, comme toutes mes petites camarades, le tablier en tissu vichy rose qui était l’uniforme obligatoire. Je me souviens du jour où, à la récréation, une petite blondinette au nom bien français m’a prise à partie devant d’autres élèves : « Et toi, tu es baptisée ? ». « C’est quoi, baptisée ? », lui ai-je répondu en toute innocence. « Tu n’es pas baptisée !, s’indigna-t-elle à voix bien haute – mais alors tu n’es pas la fille de Dieu ?! ». Ma réponse fut immédiate, sur un ton tout aussi indigné : « Ah non alors, je suis la fille de mon papa ! ».
Aujourd’hui j’imagine comment les choses se seraient passées si nous n’avions pas été en France, dans un régime laïque, où les appartenances religieuses s’effacent dans le cadre scolaire sous l’uniforme qui dissimule tout signe religieux : probablement la cour d’école aurait-elle était divisée en plusieurs groupes – les petits catholiques, les petits protestants, les petits juifs, les petits athées, et maintenant les petits musulmans. Nous n’aurions pas parlé ensemble, chanté ensemble, joué ensemble à ces rondes dont j’ai encore le rythme dans la tête, et sans doute aussi, au moins pour les garçons, nous serions-nous battus entre membres des différents groupes. Nous n’aurions pas appris à nous connaître, individuellement, mais à nous méfier voire à nous haïr, collectivement. C’est pourquoi ce souvenir personnel, autant que ce que j’ai appris dans les livres d’histoire sur les guerres de religion, est l’une des raisons qui me fait chérir la laïcité, et me donne envie de vous la rendre précieuse, à vous aussi.
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Mais pour bien comprendre son sens il faut s’astreindre à faire quelques distinctions importantes.
Tout d’abord, il faut faire la différence entre les personnes (concrètes) et les citoyens (abstraits) : nous pouvons être des personnes autant que des citoyens, mais pas forcément les deux selon les contextes. Or, en ce qui concerne les citoyens, la définition républicaine de la citoyenneté est très claire à leur sujet : en France ils ont des droits en tant qu’individus, membres de la communauté nationale, mais pas en tant que membres d’une communauté restreinte à laquelle ils seraient liés soit par une religion, soit par une origine ethnique ou géographique, soit par l’appartenance à un sexe ou la pratique d’une sexualité, etc. C’est ce qui fait la grande différence entre une organisation politique universaliste, comme en France, et une organisation politique multiculturelle voire communautariste, comme dans beaucoup de pays anglo-saxons, où les communautés peuvent être représentées politiquement.
Ensuite, il faut faire la différence entre les différents contextes où nous évoluons : notamment entre, d’une part, le contexte ordinaire de la vie privée ou publique et, d’autre part, le contexte civique, régi par les institutions républicaines représentant le peuple français. On reconnaît ce contexte civique, pour l’essentiel, à la présence d’un drapeau tricolore, comme c’est le cas au fronton des écoles, des mairies, des tribunaux, etc. Or, davantage que le contexte de la vie ordinaire, le contexte civique est soumis à des obligations particulières, du fait justement que les personnes y sont présentes en tant que citoyens.
L’école, le collège, le lycée, l’université relèvent de ce contexte civique, car ce sont des institutions républicaines : les élèves y ont le statut de futurs citoyens, qui à ce titre ont des droits et des devoirs. Rappelons-nous les trois caractéristiques de l’école selon Jules Ferry : elle est gratuite, ce qui signifie que tous les élèves ont le droit d’y étudier ; elle est obligatoire, ce qui signifie qu’ils ont le devoir d’être scolarisés (et que leurs parents peuvent être sanctionnés par la loi s’ils n’obligent pas leurs enfants à respecter cette obligation) ; et elle est laïque, ce qui soumet tout le personnel, pédagogique et administratif, à l’obligation institutionnelle de neutralité religieuse. Cette obligation de neutralité s’applique aussi aux élèves depuis la loi de 2004 interdisant les signes religieux en milieu scolaire : une loi rendue nécessaire par l’innovation qu’a constitué à partir des années 1990 le développement du port du foulard islamique (j’y reviendrai).
Tout cela est logique : dans le contexte scolaire, qui est un contexte civique où tout un chacun est présent en tant que citoyen ou futur citoyen, on considère que ce n’est pas la religion, ni aucune autre appartenance communautaire, qui définit les élèves et les professeurs ; ce qui ne les empêche pas, bien sûr, d’avoir par ailleurs (en contexte ordinaire) une religion, et de l’observer dans les contextes qui sont pertinents pour la pratique religieuse. Car, contrairement à ce qu’on entend parfois, la laïcité ne s’oppose pas aux religions : au contraire même, elle garantit leur libre exercice, à égalité. Ce à quoi elle s’oppose, c’est à l’imposition d’une religion, qui prendrait le pas sur les autres ou sur l’absence de religion. En d’autres termes, la laïcité ne signifie pas l’athéisme – et d’ailleurs il existe en France de nombreux croyants, dans le domaine privé, qui sont en même temps des laïques, dans le domaine de la vie publique ou civique. Vous n’avez donc pas à choisir entre votre foi, si vous en avez une, et l’adhésion à la laïcité : les deux sont parfaitement compatibles, pour peu que vous acceptiez que votre foi ne vous confère aucun droit.
Je reviens à présent à l’anecdote personnelle que j’évoquais au début : la cour d’école où une petite fille totalement athée se heurte au fait que pour d’autres enfants, avoir une religion est normal, et ne pas en avoir est anormal voire scandaleux. Cette anecdote permet de comprendre que, contrairement à ce qu’on entend parfois, la laïcité n’est pas seulement ce qui permet la coexistence pacifique des différentes religions : elle est aussi le droit de ne pas avoir de religion, en mettant sur un pied d’égalité la croyance, quelle qu’elle soit, et la non croyance. Ni l’appartenance à une quelconque religion, ni la non appartenance ne créent des droits spécifiques pour les individus concernés : la laïcité n’est rien d’autre que cela. Mais il a fallu des siècles voire des millénaires pour y parvenir. Et vous comprendrez combien cet acquis de l’universalisme républicain est précieux pour quelqu’un comme moi qui a la chance de ne pas avoir de religion, et qui sait que les religions n’ont le monopole ni de la morale, ni de la spiritualité, ni des valeurs, ni du sens de la communauté.
Je résume : la laïcité, ce sont les mêmes droits pour tous, croyants et non-croyants, et leur coexistence pacifique par la suspension des appartenances religieuses en contexte civique.
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Parlons à présent d’une question sensible et qui a alimenté, malheureusement, l’actualité : celle du blasphème. Là encore, pour comprendre ce dont il est question et pour éviter les malentendus, il est important de faire la différence entre, d’une part, les religions, qui sont des entités abstraites et, d’autre part, les croyants, qui sont des personnes concrètes. Les religions, on a parfaitement le droit d’en dire du mal : c’est le principe de la liberté d’expression, héritée de la culture des Lumières et de la Révolution française. Les croyants en revanche ne doivent être ni insultés ni discriminés : c’est le principe, d’une part, de cette restriction à la liberté d’expression qu’est l’interdiction de l’insulte et de la diffamation, et, d’autre part, de l’égalité des droits des citoyens garantie par la Constitution – toujours grâce à la Révolution. Je reconnais que cette distinction entre la religion et les croyants est subtile, et peut ne pas être comprise par tous. Mais elle est essentielle pour garantir tant la liberté d’expression que la liberté de culte.
C’est la raison pour laquelle, en régime laïque, donc en droit français, le blasphème n’existe pas. En effet, pour celui que les croyants considèrent comme « blasphémateur », l’objet de son discours n’existe pas : Dieu, Yahvé, Mahomet ne sont pas des êtres mais des objets de croyance. Pour les athées l’irrespect des religions est donc parfaitement légitime, et pour tout citoyen l’expression de cet irrespect, même si elle déplaît, est légale. Or nous sommes en République, et en République la loi civile, qui s’impose à tous, prévaut sur la loi religieuse, qui ne s’impose qu’aux croyants.
C’est d’ailleurs justement parce que nos lois préservent autant que possible la liberté d’expression (dans certaines limites, puisqu’on n’a pas le droit d’inciter au meurtre ou à la discrimination, d’insulter ou de diffamer) que la liberté religieuse se trouve également garantie : si les croyants peuvent revendiquer, à juste titre, le droit d’exprimer publiquement leur croyance, ils doivent aussi accepter que des non-croyants revendiquent le droit d’exprimer publiquement leur non croyance. Cela peut déplaire aux croyants, mais le fait que quelque chose nous déplaise ne nous autorise pas à en exiger l’interdiction : nous pouvons le critiquer – et chacun a le droit de critiquer un propos qui lui paraît blasphématoire – mais nous ne pouvons pas l’interdire.
J’ajoute que l’histoire nous montre les risques que comporte l’accusation de blasphème, dans la mesure où elle peut aller si loin qu’elle en devient totalement arbitraire voire absurde, y compris aux yeux d’une partie des croyants. Ainsi, dans la France du XVIII° siècle on a pu accuser de blasphème quelqu’un qui ne s’était pas découvert au passage d’une procession religieuse et, pour cela, le torturer et le tuer ; et tout récemment, au Pakistan, une jeune chrétienne qui avait bu dans un puits réservé aux musulmans a été accusée de blasphème et a dû fuir son pays pour échapper au lynchage. C’est le risque de toute vindicte populaire ne reposant que sur le rapport de force et non pas sur la loi commune : elle risque toujours d’aboutir à des injustices voire à des actes de cruauté.
Par ailleurs, l’irrespect envers une religion prend parfois la forme d’une caricature. Dans ce cas l’on peut invoquer le droit à caricaturer, qui a été instauré dans la première moitié du XIX° siècle, dans un contexte d’ailleurs moins religieux que politique puisqu’il s’agissait de protéger les dessins satiriques représentant le roi. C’est pourquoi le droit de critiquer les religions, ainsi que le droit de caricature, sont un apport de l’esprit des Lumières, en tant qu’ils découlent de ces deux valeurs fondamentales en démocratie que sont la liberté d’expression et la liberté de conscience (qui n’est pas réductible à la liberté de croyance, car celle-ci n’inclut pas la non croyance), ainsi que de cette valeur fondamentale dans le monde moderne qu’est la rationalité.
Certains d’entre vous m’objecteront peut-être qu’il faudrait interdire le blasphème parce qu’on ne doit pas « insulter une religion ». Mais ce terme est impropre, car l’on ne peut insulter que des personnes réelles – et nous retrouvons là l’interdiction de l’insulte et de la discrimination, présente dans le droit français. En revanche, s’agissant d’entités abstraites comme les religions – dont nous avons vu qu’elles doivent être distinguées des personnes – le terme adéquat n’est pas « insulter » mais « critiquer » ; et la critique, une fois encore, est un droit fondamental, une composante essentielle de la liberté d’expression, même si elle peut déplaire.
C’est pourquoi également je ne vous suivrais pas au cas où vous auriez envie de m’objecter l’argument selon lequel on n’aurait pas le droit de critiquer ce qu’on ne connaît pas : par exemple la religion musulmane pour ceux qui ne lui appartiennent pas. Certes, en critiquant quelque chose que l’on ne connaît pas ou mal, on prend le risque d’apparaître pour un idiot, un inculte, un naïf ; mais l’on ne fait qu’exercer sa liberté d’expression. J’en fais souvent l’expérience avec ceux qui critiquent ma discipline – la sociologie – alors qu’ils n’en connaissent pas grand-chose : ils m’énervent, j’ai envie de les remettre à leur place, de leur demander de se renseigner avant d’en dire du mal – mais il ne me viendrait pas à l’idée de leur dénier le droit à en parler.
Parmi les objections à la laïcité que l’on entend souvent, et que vous avez peut-être en tête en m’écoutant, il y a aussi l’idée que la laïcité serait « islamophobe », qu’elle serait dirigée essentiellement contre l’islam. Mais ceux qui ont ce sentiment ne connaissent tout simplement pas l’histoire de la France : ils ignorent que lorsque la loi sur la séparation des églises et de l’État a été votée, en 1905, le grand débat portait sur la place du catholicisme, qui était à l’époque une religion d’État et régentait une grande partie de la vie publique. La loi sur la laïcité a été instaurée pour limiter cette emprise et offrir aux athées ainsi qu’aux membres d’autres religions les mêmes droits qu’aux catholiques ; et bien sûr, ce sont les catholiques qui étaient le plus opposés à cette loi. Aujourd’hui le catholicisme a beaucoup perdu de son influence et c’est l’islam qui est devenu la religion qui monte, du moins dans les quartiers où se concentrent les populations issues de l’immigration. Mais la laïcité s’applique à l’islam, avec l’interdiction du port du foulard islamique à l’école, comme elle s’applique au christianisme, avec l’interdiction du port ostensible d’une croix, et au judaïsme, avec l’interdiction du port de la kipa – ni plus, ni moins.
Peut-être avez-vous aussi envie de m’objecter que notre pays n’est pas vraiment laïque parce qu’il favorise le christianisme avec les fêtes chrétiennes – Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption, la Toussaint… Mais s’agit-il vraiment d’une entorse à la laïcité ? Pour y voir plus clair il faut simplement prendre en compte le poids de l’histoire, dans un pays dont les traditions se sont mises en place très longtemps avant la loi de 1905. Ces fêtes font partie de coutumes qui se sont généralisées et étendues y compris aux non-croyants – un peu comme les églises de village, qui appartiennent désormais au patrimoine commun et non plus seulement à la communauté des fidèles. En outre ces fêtes, qui rythment les vacances scolaires et les jours fériés, concernent tout un chacun et non pas seulement les chrétiens ; or il y aurait véritablement entorse à la laïcité si à chaque religion correspondaient des jours fériés spécifiquement réservés à leurs membres, donc des vacances pour les catholiques, des vacances pour les protestants, des vacances pour les juifs, des vacances pour les musulmans, des vacances pour les bouddhistes, et même des vacances pour les athées parce qu’il faut bien qu’eux aussi se reposent ! Je préfère ne pas imaginer le bazar que cela provoquerait… Et personnellement, quoique étant athée cela ne me dérange pas que les jours fériés correspondent à des fêtes religieuses, car encore une fois cela fait partie de la tradition de mon pays, et je ne souhaite pas que son histoire soit gommée. En revanche j’estime anormal qu’on installe des crèches de Noël dans les mairies, car les mairies représentent l’ensemble des citoyens et ne doivent pas être appropriées par une catégorie. La place des crèches est au domicile des particuliers !
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Je récapitule : la laïcité c’est donc la protection de la liberté de conscience, la garantie de l’égalité des droits, et l’incitation à la fraternité par-delà les diverses appartenances. Liberté, égalité, fraternité : ainsi le principe de laïcité contient ces trois valeurs qui forment la devise de la République.
Or pour bien comprendre ces principes – liberté, égalité, fraternité, laïcité – il faut aussi faire une autre différence, très importante : la différence entre les valeurs, d’une part, et les faits, d’autre part. Les valeurs relèvent de ce qui doit être, tandis que les faits relèvent de ce qui est ou a été, à l’indicatif. Or la laïcité est à la fois une valeur et un fait : elle est une valeur en tant que ceux qui la défendent la considèrent comme une visée à réaliser, un guide pour l’action, un cadre normatif délimitant ce qui est légitime ou illégitime ; et elle est un fait en tant qu’elle constitue depuis plus d’un siècle le régime légal de la République et qu’elle est une donnée observable, par exemple à travers les lois et règlements qui l’organisent, ou à travers les comportements qui la mettent en pratique. Ainsi l’on peut constater qu’elle est imparfaitement réalisée – c’est le plan des faits – mais ce constat ne l’empêche nullement d’être une valeur, un principe commun devant être respecté. Certes, on a le droit de ne pas partager cette valeur, mais on ne peut la contester au motif qu’elle ne serait pas entièrement réalisée, en tant que fait.
En tant que valeur la laïcité est un cadre normatif, qui guide nos actions en favorisant certaines conduites (par exemple l’abstention des signes religieux en public) et en en interdisant d’autres (par exemple l’imposition autoritaire de pratiques religieuses). Mais elle est aussi un cadre légal, qui gouverne le fonctionnement des institutions et le comportement des personnes par la sanction des déviations. C’est ce cadre légal qui, en l’absence de consensus sur les questions religieuses, assure une coexistence pacifique dans le respect de toutes les convictions, croyantes et non-croyantes.
Un cadre légal, ce n’est pas très différent d’un cadre règlementaire comme le sont les règles du jeu de football, que la plupart d’entre vous connaissez bien. Ces règles du jeu forment un cadre qui permet de sanctionner les contrevenants, de façon à pacifier ce qui se passe sur le terrain : car sans lui les joueurs ne joueraient pas au même jeu, ou n’en finiraient pas de se disputer voire d’en venir aux mains au moindre désaccord. Or vous savez bien quelles sont les trois postures qu’il est possible d’observer face aux règles d’un jeu : ou bien on les accepte, et on joue dans les règles, en acceptant la sanction au cas où on les transgresserait ; ou bien, si ces règles ne nous conviennent pas, on cherche à les modifier, par exemple en militant dans des associations, des syndicats, des fédérations, des partis ; ou bien encore on les refuse, mais alors on sort du jeu, et on n’a plus qu’à regarder les autres jouer – ou à s’en aller.
C’est exactement ce qui se passe avec la laïcité : ou bien vous l’acceptez et la respectez, ou bien vous militez pour la modifier ou l’abroger, ou bien vous choisissez (mais seulement à votre majorité) d’aller vivre dans un autre cadre légal qui vous convienne mieux.
J’espère toutefois vous avoir convaincus que c’est la première de ces trois solutions qui est la meilleure, et qu’il est dans votre intérêt, comme dans l’intérêt de tous, de jouer à la laïcité comme on joue au foot : en respectant les règles1.
Nathalie HEINICH
1 : Je remercie la Ville de Ferney-Voltaire, Gilbert Abergel et Alain Seksig, du Comité Laïcité République, pour m’avoir permis d’expérimenter cette adresse aux jeunes en faveur de la laïcité le 26 novembre 2021 ; Jean-Pierre Sakoun, de l’association Unité Laïque, pour m’avoir invitée à l’exposer au cours de la conférence-débat organisée à Valence le 4 décembre 2021 ; et Abel Salmona pour ses remarques et ses conseils.
La méritocratie a été longtemps considérée comme l’une des expressions de l’idéal républicain lui-même. On parle d’ailleurs encore de « méritocratie républicaine ». La sélection d’une élite par les compétences plutôt que par la naissance (aristocratie) ou par l’argent (ploutocratie) est apparue comme un effet de la démocratisation de la société. Dans la mesure où elle tend à considérer le citoyen dans son individualité propre, en faisant abstraction de ses appartenances, et à récompenser ses mérites et ses efforts en raison de ce qu’il apporte à la collectivité nationale, cette formule paraissait illustrer la philosophie des Lumières et prolonger les principes de la Révolution de 1789. Pourquoi est-elle devenue, de nos jours, la cible de nombreuses critiques ?
Cette note est destinée à lancer la réflexion des membres du Laboratoire de la République à ce sujet. Elle appelle critiques et commentaires et n’engage pas le Laboratoire.
Un thème qui rassemblait les républicains sous la III° République
Sous la III° République, nombre de membres des « couches nouvelles » identifiées par Gambetta dans son fameux « discours de Grenoble » (1872) lui doivent à l’accession aux responsabilités publiques à la méritocratie républicaine.
Dans La République des professeurs(1927), Albert Thibaudet consacre un chapitre à la mise en parallèle de deux types humains caractéristiques de la France de cette époque : « les héritiers » et « les boursiers ». Il rappelle que la République a trouvé nombre de ses cadres parmi les professeurs et que ceux-ci étaient bien souvent des boursiers méritants et provinciaux, issus de familles désargentées, comme Edouard Herriot. La méritocratie était censée récompenser les talents et les efforts individuels, fournis dans le cadre du cursus scolaire, puis universitaire, à l’opposé des privilèges héréditaires qui caractérisaient la société d’ancien régime.
Dans les années 1980/90, l’invocation de la méritocratie est devenue un des signes de ralliement du camp dit « républicain », face au courant « démocrate », selon une dichotomie, proposée, à cette époque, par Régis Debray. Celui qui prônait le modèle des « hussards noirs de la III° république » contre les « pédagogistes »…
Mais force est de constater que l’idéal méritocratique est aujourd’hui l’objet de critiques renouvelées – et parfois légitimes. Tentons de les résumer.
1) Une partie de la gauche française oppose la logique du mérite à celle de l’inclusion.
Voir Jean-Christophe Torres sur educavox Notre système scolaire lui apparaît comme trop axé vers la sélection des meilleurs éléments, fléchés vers les filières traditionnelles d’excellence, au prix d’une certaine négligence vis-à-vis de la masse des autres élèves. De ce côté, on estime que notre système scolaire a été conçu à une époque où seule, une petite minorité au sein d’une classe d’âge accédait aux études supérieures. Notre système scolaire, excessivement tourné vers la sélection des meilleurs, serait inadapté à la massification des études.
Cette critique est déjà ancienne. Le système scolaire actuel a été profondément modifié.
2) La méritocratie suppose une introuvable égalité des chances.
On trouve un bon résumé des critiques plus récentes, inspirées par les réflexions anglo-saxonnes sur la théorie de la justice, sous la plume de François Dubet.
Dans le numéro d’avril-mai 2019 de la revue du SGEN-CFDT, ce sociologue résumait ses arguments de la manière suivante : notre méritocratie repose sur la théorie de l’égalité des chances.
On peut résumer celle-ci comme un système visant à « construire des inégalités de résultats justes » dans le cadre d’une « compétition méritocratique équitable », en « hiérarchisant les mérites » individuels des élèves et des étudiants, tout au long de leur parcours.
Or, une telle compétition, pour être réellement équitable, supposerait une égalité parfaite des points de départ et donc une redistribution tout aussi égalitaire des acquis initiaux en termes d’héritages économiques, sociaux et culturels.
C’est une utopie, puisque les facultés ne sont pas également réparties entre les individus et que le milieu social d’origine joue un rôle déterminant, tant dans l’acquisition du capital culturel initial que dans la valeur attribuée à l’investissement éducatif lui-même. Une société d’égalité des chances idéale impliquerait une mobilité sociale absolue, soit de 100 % à chaque génération.
3) Les techniques d’affirmative action bénéficient aux rejetons de la bourgeoisie (de couleur).
En outre, les remèdes imaginés pour diversifier l’origine sociale du recrutement de certaines filières d’excellence (Sciences Po) font également l’objet de critiques : les compensations, imaginées pour aider les élèves les plus méritants, issus de catégories sociales marginalisées (enfants d’immigrés, en particulier), aboutissent à concentrer les moyens disponibles en faveur d’une élite réduite – au détriment de la plus grande masse de leurs camarades, habitant les mêmes quartiers.
La même critique vise, aux Etats-Unis, l’affirmative action. Censée favoriser l’accès aux universités des élèves issus des minorités ethniques noires et latinos, elle bénéficie surtout, dans les faits, à des étudiants issus de familles appartenant aux classes moyennes et supérieures. Une thèse défendue depuis longtemps par l’économiste Thomas Sowell.
4) La méritocratie, en humiliant ceux qu’elle écarte en fait des adversaires de la démocratie
Enfin, le mythe de l’égalité des chances « conduit les élèves à se percevoir comme les auteurs de leurs succès comme de leurs échecs », ce qui ne favorise guère l’estime de soi de ceux qui sont repoussés hors de filières classiques, les humilie et leur inspire un ressentiment envers le système social dangereux pour la démocratie. « On devrait s’interroger sur le fait que la défiance envers la démocratie est d’autant plus forte que les individus ont le sentiment d’avoir échoué dans la compétition scolaire », écrit Dubet
5) La méritocratie est, depuis quelques années, l’objet de vives critiques dans le monde intellectuel anglo-saxon – alors qu’il en est le véritable inventeur...
Le principe méritocratique faisait pourtant du « rêve américain » tel qu’il a été formulé par le créateur de cette expression, James Truslow Adams dans Epic of America (1931) : « la possibilité pour tout homme et toute femme de réaliser son potentiel, sans les entraves et barrières artificielles érigées par les sociétés plus anciennes et plus stratifiées » (ce qui vise les sociétés européennes).
En Grande-Bretagne, aussi, le principe de méritocratie commence à être mis en cause de multiples côtés. Ce sont pourtant des Britanniques qui l’ont conçu. Et c’est un Anglais qui a créé le mot «meritocracy», que nous avons traduit.
Le principe selon lequel il est préférable de recruter les fonctionnaires sur la base d’examens, voire de concours, plutôt que parmi les amis politiques ou les relations personnelles des ministres a été, pour la première fois, introduit par le fameux rapport Northcote-Trevelyande 1854. C’est l’acte fondateur du Civil Service. Ses signataires, tous deux ministres importants, ne cachaient pas qu’ils s’inspiraient du système impérial chinois des mandarins.
6) Dès 1958, l’un des principaux théoriciens du Labour mettait en cause de manière prémonitoire les dérives du système méritocratique
Michael Young, qui est l’auteur du livre The Rise of Meritocracy (1958), a été l’un des principaux idéologues du Parti travailliste. Il fut notamment l’auteur du manifeste qui permit au Labour de remporter les élections en 1945 contre les tories de Winston Churchill.
Son livre est une dystopie située en l’année 2033. L’auteur y raconte, à la manière d’un essai de sociologie, comment l’arrogance d’une classe dirigeante, fondée sur l’acquisition de diplômes, provoque la révolte des exclus du système. Les dominants se sentent légitimes comme jamais auparavant puisqu’ils estiment ne devoir leurs avantages qu’à leurs seules capacités intellectuelles.
Les « cancres » sont encouragés à exceller dans les disciplines sportives et à se soumettre à une autorité fondée sur la rationalité de ses détenteurs. Mais après avoir longtemps intériorisé l’idée qu’ils méritaient leur sort misérable, ces « cancres » se rebiffent.
Dès cette époque, Young avait mis en lumière un phénomène aujourd’hui bien documenté : le fait d’avoir le sentiment de ne devoir son pouvoir et ses privilèges qu’à ses propres mérites peut rendre une classe dirigeante plus insolente et méprisante que celles d’autrefois, fondées sur la naissance ou sur l’argent.
7) On doit reconnaître au sociologue Christopher Lasch d’avoir donné le coup d’envoi d’une série d’essais critiquant la méritocratie
Dans The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy(1994), on trouve, en effet, la plupart des grands thèmes qui seront développés ultérieurement par une série d’essais. Les élites, y écrivait-il, se sont isolées dans des ghettos dorés, des quartiers sécurisés. Elles s’assurent contre les risques auprès de compagnies d’assurance privées et rechignent à financer les services publics et les systèmes d’assurance sociale. Contrairement aux élites d’autrefois, elles n’éprouvent pas de sentiment de responsabilité ni de solidarité envers les communautés locales ou nationales. Ce sont des « touristes dans leurs propres pays ».
Ces classes managériales, à l’aise avec la mondialisation comme avec les nouvelles technologies, contrôlent la circulation des flux financiers et informationnels et en bénéficient de manière disproportionnée.
Aux Etats-Unis, où elles se concentrent dans les métropoles des deux côtes, ces élites méprisent « l’Amérique du milieu » qu’elles jugent arriérée et rétrograde. Alors que cette classe ne compte tout au plus qu’un cinquième de la population du pays, c’est elle qui fixe les termes du débat public : elle décide de ce qui est acceptable ou non. Paradoxalement, ce ne sont donc plus les pauvres qui sont entrés en rébellion contre le système, mais les plus riches : ils font sécession.
Et Lasch développait un thème déjà présent chez Young : le renouvellement sociologique des élites, leur relative ouverture envers les membres les plus méritants des classes moyennes et populaires n’empêche ni leur arrogance, ni leur irresponsabilité sociale.
Au contraire, c’est un facteur supplémentaire de légitimation de leurs statuts et privilèges. « De hauts degrés de mobilité sociale ne sont en aucune façon incompatibles avec un système de stratification concentrant pouvoir et privilèges entre les mains d’une élite dirigeante. De fait, la circulation des élites renforce le principe même de cette hiérarchie, car elle fournit aux élites des talents neufs et elle légitime leur domination comme étant fonction du mérite, plutôt que de la naissance. »
Comme on le voit, c’est l’idée même de stratification sociale, de hiérarchie sociale qui a commencé à être mise en cause. Elle est de plus en plus jugée incompatible avec le processus démocratique d’égalité des conditions, comme l’avait prédit Tocqueville.
8) Le philosophe ghanéen Kwame Anthony Appia a été l’un des premiers à mettre en évidence le rôle joué par le ressentiment d’une majorité envers les élites sociales dans la montée actuelle du populisme
« Un des moteurs qui a propulsé Donald Trump au pouvoir, c’est le ressentiment envers une classe définie par son éducation et ses valeurs ; la population cosmopolite, bardée de diplômes, qui domine les médias, la culture publique et les emplois supérieurs, aux Etats-Unis », écrit-il. La fermeture des élites sur elles-mêmes, la manière dont elles ont eu tendance à monopoliser la discussion démocratique serait l’une des causes de la montée du populisme.
9) Depuis 2016, la méritocratie est l’objet d’attaques venues de toute part
Les attaques contre la méritocratie se sont cristallisées dans un certain nombre d’essais récemment parus : Robert H Frank : Success and Luck : Good Fortune and the Myth of Meritocracy (Princeton University Press, 2016), Mark Bovens and Anchrit Wille : Diploma Democracy : The Rise of Political Meritocracy (Oxford University Press, 2017), La tyrannie du mérite de Michael Sandel (Albin Michel, 2021), The Meritocracy Trap : What’s Become of the Common Good de Daniel Markovits (Penguin, 2019) et La tête, la main et le cœur. La lutte pour la dignité et le statut social au XXI° siècle de David Goodhart (Les Arènes, 2020).
Robert H Frank entend rabaisser la prétention des élites sociales. En étudiant des trajectoires comme celle de Bill Gates, il montre que le succès tient bien moins au talent personnel ou à l’expertise qu’au fait de s’être trouvé « au bon endroit au bon moment ». Il relève à ce propos que l’héritage familial et le lieu de résidence jouent un rôle fondamental dans la distribution des avantages sociaux.
Bovens et Wille sont néerlandais. Ils estiment que le populisme, qui menace les démocraties européennes, a notamment pour cause le récent recrutement des élites politiques parmi les surdiplômés. Dans les années soixante encore, le diplôme était loin de constituer la seule voie d’accès à la réussite professionnelle, notent-ils. Le Parlement comportait de nombreux enseignants et des responsables syndicaux issus de la classe ouvrière y avaient toute leur place.
Mais les élites politiques actuelles, recrutées dans un milieu étroit, et sur la base d’études poussées, sont insuffisamment représentatives de la société au nom de laquelle elles prennent des décisions la concernant. Depuis quelques dizaines d’années, la complexité croissante des problèmes à résoudre a réservé de fait les mandats électifs nationaux et surtout les portefeuilles ministériels à des experts qualifiés. Un « fossé éducatif » s’est ainsi formé entre représentés et représentants.
Ils préconisent le recours fréquent au référendum afin de mieux associer la société civile aux prises de décision la concernant.
On retrouve chez Sandel l’idée selon laquelle l’hubris des vainqueurs du système méritocratique provoque, en réaction, du côté des « déplorables » de Hillary Clinton (les électeurs de Trum), un ressentiment qui alimente le populisme. Mais le plus grave, c’est l’impression que les élites sociales, quel que soit leur mode de recrutement, ont tendance à favoriser leurs propres intérêts au détriment de la société auxquelles elles appartiennent.
L’écartèlement des rémunérations, sous l’influence du principe « the winners takes all », est devenu insupportable. Car la notoriété, la richesse et la puissance apparaissent de plus en plus sans rapport avec l’utilité sociale. Comment justifier qu’un directeur de casino de Las Vegas gagne plus en un mois qu’un professeur du secondaire en un an ?
Markovits, pur produit lui-même du système méritocratique qu’il critique, est passé par les universités d’Oxford, de Harvard et la fameuse Law School de Yale ; il y a accumulé les doctorats…
Il estime que la méritocratie, en contradiction avec ses prétentions d’ouverture sociale, a tourné à un système de pure reproduction : il démontre, chiffres à l’appui, que les universités américaines d’élite sélectionnent majoritairement les rejetons des classes les plus fortunées.
C’est parce que les enfants des 1 % les plus riches sont dressés comme des bêtes à concours dès leur plus jeune âge.
Au SAT (qui évalue les capacités à suivre des études supérieures), les élèves en fin du cycle secondaire dont les parents ont revenu annuel égal ou supérieur à 200 000 $ annuels obtiennent 250 points de plus que ceux de la classe moyenne (entre 40 000 et 60 000 dollars annuels).
Il est l’un des rares à plaindre les membres de cette élite pour leurs conditions de vie : le travail absorbe toute leur vie, plus de 12 heures par jour et 6 jours sur 7. D’où frustrations, burn-outs… et parfois décisions catastrophiques pour la société, comme on a pu s’en rendre compte lors de la crise des subprimes.
Les membres de l’élite ayant, de plus, tendance à se marier entre eux, ils donnent naissance à des enfants héritant souvent d’un capital non seulement culturel, mais aussi génétique, très supérieur à la moyenne. Bref, la soi-disant « méritocratie » est devenue une machine à auto-reproduire les élites en place. Elles sont redevenues héréditaires, comme l’étaient les aristocraties !
10) La critique du Britannique David Goodhart est peut-être plus radicale encore
Pour lui, le problème que pose la méritocratie, c’est que les élites sociales sont recrutées uniquement parmi « la classe cognitive », « la tête ».
Il critique la politique de Tony Blair (dont il a été l’un des conseillers) consistant à faire passer la moitie d’une classe d’âge par l’enseignement supérieur. Cela provoque, en effet, une grande frustration chez l’autre moitié qui se sent méprisée et rejetée. Et cela nourrit de fausses espérances : le marché du travail n’offre pas suffisamment d’emplois qualifiés pour cette énorme masse de diplômés.
Goodhart prédit « l’élimination par les nouvelles technologies de beaucoup d’emplois cognitifs intermédiaires et la fin de l’âge d’or de l’enseignement supérieur de masse ». Et il plaide pour un élargissement des rangs des élites aux meilleurs des métiers « de la main » (artisans, techniciens, etc.) et « du cœur » (care, services à la personne).
11) L’actualité semble lui donner raison
La pandémie a été l’occasion de réévaluer des métiers dits « de première ligne », et en particulier les métiers de la santé et du soin.
On remarque aussi cette année, aux Etats-Unis, que les jeunes hommes, en particulier, se présentent en moins grand nombre à la porte des universités. Beaucoup ont quitté des colleges ou des universités où ils étaient parvenus à se faire inscrire : à quoi bon payer des droits d’inscription faramineux pour suivre des cours en ligne, isolés dans une chambre d’étudiant ? Etant donnés les débouchés professionnels offerts aux diplômés, très nombreux, le jeu en vaut-il la chandelle ?
Aux Etats-Unis, à la fin de l’année universitaire 2020-2021, les effectifs de l’enseignement supérieur étaient à 59,5 % féminins... Un signe des temps ? Cette féminisation aussi devrait interroger. Car si le recrutement des élites continue à être, dans l’avenir, assuré par la qualité des diplômes acquis dans l’enseignement supérieur, leur renouvellement devrait être très favorable aux femmes.
Encore un sujet que nous devrions mettre à l’étude.
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