Sommes-nous en guerre ?

par Jean-François Cervel le 30 janvier 2023 Cervel
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République se pose la question : sommes-nous en guerre ? La réponse à cette question est manifestement oui. Le savons-nous ? Les opinions publiques des pays occidentaux en général et de la France en particulier en ont-elles conscience ? La réponse est manifestement non.
Comment expliquer cette distorsion et comment qualifier la situation étrange dans laquelle nous sommes, de ce fait, placés ? Que nous soyons en guerre est une évidence que seuls ceux qui ne veulent pas voir peuvent nier. Depuis des décennies, nous essayons de contrer les assauts de l’islamisme radical. Cette mouvance, soutenue par un certain nombre de grands états, a frappé et continue à frapper un peu partout dans le monde et dirige prioritairement ses actions contre les pays occidentaux. C’est une vraie guerre idéologique portée tant par des musulmans sunnites que par des musulmans chiites qui veulent imposer la loi islamique. Elle s’est concrétisée par de multiples conflits ouverts qui ont déstabilisé de nombreux pays de l’ensemble de l’arc arabo-islamique au long des dernières décennies. La situation en Afghanistan, en Iran, en Irak, en Syrie, au Liban, dans les pays du Sahel, comme les attentats dans nos pays montrent que cette guerre-là se poursuit et qu’elle est toujours largement entretenue. Dans le même temps, nous sommes en guerre larvée depuis des années. Cette guerre dissimulée c’est d’abord la guerre cyber qui est menée par des armées de hackers abrités, manipulés, dirigés, par des pays totalitaires pour déstabiliser nos institutions les plus diverses par des virus informatiques destructeurs, des demandes de rançons n’épargnant rien et ciblant tout particulièrement les hôpitaux, et par la diffusion de fausses informations et de propagande systématique destinées à manipuler les opinions publiques et à fausser le fonctionnement démocratique. La Russie, la Chine, la Corée du nord, dirigent ces groupes de pirates du net y compris pour alimenter leurs finances en devises. Cette cyberguerre accompagne le pillage ancien des ressources scientifiques et technologiques organisé par de multiples canaux et notamment par l’envoi d’étudiants dans les universités occidentales et par l’espionnage industriel dans toutes les entreprises travaillant avec la Chine et, a fortiori, y étant implantées. Les Etats-Unis ont été visés au premier chef par des vagues d’étudiants chinois venant s’inscrire dans toutes les disciplines scientifiques et techniques, notamment en Californie. Le rapatriement de nombre d’entre eux a été ensuite efficacement organisé par le gouvernement chinois grâce à des mesures financières très incitatives. C’est en partie grâce à cela que la Chine a pu rattraper le retard qu’elle avait accumulé en ces domaines après les délires maoïstes. Cette guerre souterraine se poursuit aujourd’hui par de multiples canaux. Mais l’affrontement prend désormais une autre dimension. Il ne se dissimule plus. Il est désormais affiché au grand jour. Les dirigeants des grands pays totalitaires, Chine et Russie en tête, affirment en clair qu’ils veulent défier les pays occidentaux et installer un nouvel ordre du monde qui fasse disparaître le modèle social-libéral qui caractérise l’occident et leur permette d’assoir leur prépondérance dans les années qui viennent. Cette logique d’affrontement est clairement revendiquée dans les textes émanant des dirigeants de ces pays. Elle se manifeste par une implantation accélérée dans toutes les régions du monde et par l’utilisation de tous les moyens technologiques, économiques et financiers permettant de pénétrer nos sociétés et d’organiser, notamment, toutes les manipulations de l’opinion publique. Elle se manifeste par une alliance affirmée de tous les dirigeants totalitaires, autour de la Russie et de la Chine, ceux des pays satellites de la Russie ( Biélorussie ) et de la Chine ( Corée du Nord ) comme ceux des pays du monde arabo-islamique pourvoyeurs des réseaux terroristes. L’accueil fastueux réservé par le roi d’Arabie Saoudite et son fils, successeur désigné, à Xi Jin Ping lors de sa visite officielle (décembre 2022) en est un témoignage flagrant quand on se souvient du mépris avec lequel le président américain avait été traité lors de son voyage à Ryad. Ces pays utilisent tous les moyens considérables dont ils disposent pour affirmer leur puissance et se moquent bien de la défense des valeurs de liberté et de démocratie. Cette logique d’affrontement se manifeste désormais par des menaces militaires clairement exprimées. Ce sont les dirigeants russes qui affirment que la troisième guerre mondiale a commencé. Ils n’ont pas hésité à engager une guerre « de haute intensité » pour essayer d’empêcher que l’Ukraine ne devienne une démocratie libérale. Ils n’hésitent pas à détruire systématiquement toutes les infrastructures et les villes de ce pays et terrorisent ses habitants. Ils menacent d’utiliser des armes de destruction massives chaque jour plus sophistiquées contre les pays occidentaux sous prétexte d’une agression contre leur pays alors que personne n’a jamais envisagé d’attaquer la Russie et que l’OTAN - eût-elle été assez stupide pour le vouloir – aurait été bien incapable de mettre en œuvre une telle opération ! Cette réalité de la guerre engagée par l’alliance des puissances totalitaires contre l’occident a pour conséquence un bouleversement économique de grande ampleur et une relance accélérée et, hier encore, inimaginable, de l’effort de réarmement que les pays occidentaux et notamment la France ont dû entreprendre en urgence. La guerre et ses conséquences sont donc présentes partout autour de nous et contre nous et elles modifient déjà profondément la situation de la France et de l’Europe. Et pourtant, malgré toutes ces manifestations indiscutables d’une montée accélérée de la conflictualité, l’opinion publique semble ne pas avoir pris conscience de la gravité des évènements qui sont en cours et de la guerre qui est engagée. Pendant ce temps, en effet, les français, plus que les autres citoyens occidentaux sans doute, continuent à revendiquer des droits sociaux nouveaux et des avancées sociétales. Ils demandent que l’Etat-Providence intervienne plus que jamais dans de multiples champs et répartisse une richesse qu’ils rechignent à produire. Ils demandent à réduire encore leur temps de travail professionnel alors qu’il ne représente plus guère que 10% de leur temps de vie ( environ 70000 heures sur 700000 ! ). Certains proposent même de détruire les entreprises et les entrepreneurs qui produisent cette richesse qui permet d’assurer ensuite la répartition et de multiplier les droits et les libertés. Ils demandent que l’Etat finance toujours de nouvelles politiques alors qu’il est déjà structurellement en déficit et que la dette et sa charge s’accroissent tous les jours. Ils ne mesurent pas que l’effort de guerre va exiger des moyens et une mobilisation considérables qu’il va falloir financer. Pourquoi une telle distorsion ? Parce que l’opinion n’a pas conscience de la réalité du conflit qui est engagé. La guerre militaire est loin, à l’Est de l’Europe ou sur d’autres continents, malgré les images quotidiennes des violences qu’elle entraîne et auxquelles on finit par s’accoutumer. Parce que nous avons connu une « guerre froide » pendant près de quarante- cinq ans, entre 1945 et 1989, sans que cela n’entame la croissance et l’enrichissement, bien au contraire, puisque c’est pendant cette période qu’est née la société de l’abondance et de la consommation. Mais surtout parce que les économies occidentales sont tellement intriquées avec celles des pays totalitaires et notamment celle de la Chine que le conflit paraît inimaginable. Comment pourrait-on faire la guerre à un pays avec lequel on a d’énormes échanges commerciaux, échanges de personnes, de produits, de services, de technologies, de flux financiers considérables ? Et effectivement on ne peut que se poser cette question. Comment cela peut-il être possible ? Cette situation relève d’une totale ambiguïté. Elle relève de la poursuite de la période précédente où les échanges se sont développés à très grande vitesse parce que tous les partenaires en tiraient profit et avec l’idée sous-jacente que « le doux commerce » allait entraîner inéluctablement l’apaisement des conflits politiques, stratégiques, idéologiques – et, a fortiori, militaires - en multipliant les liens entre les pays même de cultures et d’idéologies opposées. C’était une erreur stratégique. Les occidentaux n'ont pas vu que les pays qui ont largement bénéficié de la croissance économique générée par cette période de mondialisation ne changeaient en aucune manière leur vision du monde, leur nature totalitaire et leur volonté de détruire le modèle socio-politique occidental et les pays qui le portent. On prend la mesure aujourd’hui du caractère intenable de cette situation. On ne peut à la fois être en paix et développer les interconnexions et les échanges en tous domaines en se rendant ainsi très dépendants et être en guerre et se préparer à un affrontement total.  Les pays occidentaux ont pris conscience de cette situation paradoxale et le « découplage » est engagé. De nombreux canaux sont d’ores et déjà coupés et de plus en plus de secteurs de l’économie font l’objet de mesures de protection. Le cas des semi-conducteurs, éléments indispensables de toutes les technologies actuelles, est, évidemment, central à cet égard. La souveraineté, la protection, les industries de défense redeviennent des sujets déterminants et tous les pays du monde sont amenés à se positionner dans ce nouveau cadre mondial conflictuel. La maîtrise de la nouvelle révolution numérique et la manière de gérer la crise climatique et environnementale seront des éléments centraux de cette nouvelle guerre. Il faut savoir, aujourd’hui, jusqu’où peut aller cette situation d’affrontement et définir clairement comment nous voulons la gérer. On ne peut rester davantage dans l’ambiguïté. L’alliance des pays totalitaires veut mettre à bas l’occident, ses valeurs et les pays qui les incarnent. On ne peut continuer à l’alimenter et à lui permettre de prospérer impunément sur nos territoires. Qu’il soit nécessaire de refonder l’organisation et la gouvernance du monde pour que tous les peuples et toutes les nations du monde y aient leur place est évident. C’est indispensable pour affronter les défis qui sont communs à l’ensemble de l’humanité et, au premier chef, la crise climatique et environnementale. Mais les pays totalitaires veulent le faire en imposant leur modèle anti-libéral. Il n’est pas possible de les laisser faire alors qu’ils ont pour objectif, en dominant le monde, de mettre à bas la liberté et la démocratie. Le bloc des démocraties libérales doit donc tirer toutes les conséquences de cette situation en se préparant à affronter fermement le bloc des régimes autoritaires comme il le fait aujourd’hui en soutenant la lutte de l’Ukraine pour sa liberté face à l’autocratie russe actuelle ou en soutenant tous les mouvements populaires qui demandent la liberté et la démocratie dans tous les pays où règne un régime despotique. L’Europe doit clairement porter la bannière de la liberté et de la démocratie en résistant à tous les discours qui, au sein même des pays libéraux, remettent en cause ces valeurs universelles, porteuses de paix et de progrès. Leur défense aura un coût dont on commence à percevoir qu’il sera lourd. Il faut que les citoyens du monde libre mesurent bien que la défense de toutes les libertés et protections qu’ils ont acquises est à ce prix. 

Tribune d’Olivia Leboyer : Les sentiments démocratiques

par Olivia Leboyer le 28 octobre 2022
Docteur en science politique, Olivia Leboyer enseigne la science politique à Sciences po Paris. Elle est l’auteur de l’ouvrage Élite et Libéralisme, (Éditions du CNRS, 2012, prix de thèse de la Maison d'Auguste Comte). Elle travaille sur la confiance, et a notamment publié "La confiance au sein de l'armée" (Laboratoire de l'IRSEM, n°19), “L'énigme de la confiance" et "Littérature et confiance" (co-écrit avec Jean-Philippe Vincent) dans la revue Commentaire (n°159 et 166). Elle est également critique cinéma pour le webzine Toutelaculture.
Vers la fin de De la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville a cette remarque frappante : « Les citoyens qui vivent dans les siècles démocratiques (...) aiment le pouvoir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce »[1]. Comme si les citoyens aimaient le pouvoir pour sa grandeur, pour ce qu'il a, pour eux, d'inaccessible et haïssaient les élus pour le démenti que leur présence apporte à cette croyance. Le terme élite renvoie à la face cachée de la représentation, à la dimension symbolique du pouvoir. L’élite politique est-elle assimilable à une sorte de précipité, au sens chimique, de toutes les ambiguïtés de la démocratie ? On voit bien, aujourd'hui, que les hommes politiques inspirent une certaine défiance, et que la personne du président de la République Emmanuel Macron concentre même, sporadiquement, une haine disproportionnée. Dans un article de Commentaire, l'économiste Jean-Philippe Vincent rappelait que l'envers de la confiance, plus que la méfiance, est, plus profondément, l'envie[2]. Récemment, la sociologue Dominique Schnapper abondait dans ce sens en voyant dans le rejet de la figure présidentielle par les citoyens un exemple de la haine démocratique identifiée par Tocqueville, fondée sur l'envie[3]. Et plus l'élu possèderait de qualités distinctives, jeunesse, brio, comme Emmanuel Macron par exemple, plus il apparaîtrait distant et susciterait jalousie et ressentiment. La distinction de l’élite politique s’accompagne nécessairement d’une relation avec la majorité gouvernée. Ce rapport peut être pensé selon des perspectives très différentes, selon l’idée que l’on se fait d’une « bonne représentation ». De fait, on peut estimer primordial de préserver la distance entre les représentés et des représentants choisis pour leur supériorité sur ces derniers. Mais il est également possible de privilégier un idéal de ressemblance. Où l’on considère que les membres de l’élite ne peuvent comprendre les intérêts et besoins des citoyens qu’en étant, pour ainsi dire, « comme eux »[4]. Quels critères conduisent les électeurs à choisir leurs représentants ? Il semble que, de plus en plus, une tendance s’affirme qui les porte à rechercher une plus grande ressemblance entre des hommes politiques et des citoyens ordinaires. Mais est-ce si sûr ? La notion de ressemblance est elle-même très complexe, et toujours partielle. On ne ressemble jamais à une « communauté » que par un ou deux aspects. Intuitivement, l’on pourrait analyser la notion de ressemblance non pas tant comme le désir de voir les gouvernants « être comme » les gouvernés, que comme la hantise de voir les gouvernants se ressembler tous entre eux, au point de former une sorte de caste. Ainsi, le désir de ressemblance serait l’autre nom pour désigner, sur un mode plus positif, la peur de la domination. De la même manière, la passion de l’égalité se fonde également sur une profonde aversion des inégalités. Il semble que le désir de ressemblance obéisse à des ressorts assez ambigus, puisque l’on souhaite distinguer celui qui nous ressemble et qui, de ce fait, ne nous ressemblera plus autant. Mais, précisément, il s’agit de porter au pouvoir quelqu’un qui, en définitive, pourrait être nous. S’opérerait ainsi une sorte de processus de transposition, le candidat élu renvoyant à ses électeurs une image hautement valorisante d’eux-mêmes et représentant l’un de leurs possibles. Dans le désir de voir le lien entre l’élu qui leur ressemble et le groupe dont ils se sentent partie, les électeurs conjurent, en quelque sorte, la hantise de l’élite politique dans ce qu’elle a de plus menaçant, soit la constitution d’un corps privilégié, dont les membres se sentent véritablement semblables les uns aux autres. Le « sentiment du semblable »[5] analysé par Tocqueville comme le cœur et l’impulsion du processus démocratique trouverait ici une réalisation restreinte. Il se développerait, non pas entre tous les citoyens indifféremment, mais au sein d’un petit « entre soi », contrariant ainsi le mouvement de la démocratie. En d’autres termes, le désir de ressemblance exprime également, sur un plan plus inconscient, la peur de l’indifférence, de l’oubli, de l’absence de considération. C'est cette appréhension qui s'est fait sentir vivement au moment de la crise des gilets jaunes. Le désir de ressemblance peut recouvrir une peur de la domination, de l’envie, comme un amour de l’égalité et de la justice, tous ces mouvements n’étant pas exclusifs les uns des autres. Mais, à quelque profondeur que se cachent les raisons, le développement du sentiment du semblable produit un effet quasiment évident : en effet, il exige la réciprocité. Pour restaurer un lien de confiance, les femmes et les hommes politiques doivent pratiquer l'écoute attentive de leurs concitoyens, expliquer leurs décisions et leurs actes mais aussi savoir reconnaître quand ils se sont trompés. Le Grand débat national, les conventions citoyennes, les récentes interventions télévisées du chef de l'état manifestent ce souci de l'autre, essentiel à la vie démocratique. Olivia Leboyer [1] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. II (1840), chap. III « Que les sentiments des peuples démocratiques sont d'accord avec leurs idées pour concentrer le pouvoir ». [2] Jean-Philippe Vincent, « La confiance et l'envie », revue Commentaire, n°150, été 2015. [3] Dominique Schnapper, « Emmanuel Macron : Pourquoi cette haine ? », Telos, 28 janvier 2019. [4] C’est la position des Anti-Fédéralistes, dans le débat de Philadelphie pour la ratification (1787) qui les a opposés aux Fédéralistes. Là où les Fédéralistes insistaient sur la nécessité de préserver la distinction d’une élite nettement supérieure aux gouvernés, les Anti-Fédéralistes privilégiaient un idéal de ressemblance et même, plus exactement, de similitude entre les représentés et leurs représentants. [5] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, op.cit., en particulier t. II , II, 1 ; III, 1 et III, V.

Adresse aux futurs cadres de l’Éducation nationale sur la laïcité

par Alain Seksig le 17 octobre 2022
Il y a deux ans jour pour jour, Samuel Paty était assassiné par un terroriste islamiste à sa sortie du collège de Conflans-Sainte-Honorine où il enseignait, après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet. Dans ce contexte, Alain Seksig, secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité, ancien instituteur et inspecteur général de l’Éducation nationale, nous offre l’opportunité de publier un discours qu’il a tenu mercredi 21 septembre, devant 1300 futurs chefs d’établissements, inspecteurs généraux et cadres de l’Éducation nationale, de la promotion de la promotion Sébastienne Guyot de l’IH2EF (Institut des Hautes Études de l’Éducation et de la Formation).
LA LAÏCITÉ AU CŒUR DE L’ACTION DES CADRES DE L’ÉDUCATION NATIONALE Dans notre pays, le lien entre l’École, la République et la laïcité est consubstantiel. Dès les années 1880, les lois Ferry et Goblet assurent le caractère laïque des programmes d’enseignement et des personnels qui les servent. Avant même la République, avec vingt ans d’avance sur la loi de séparation des Églises et de l’État, promulguée le 9 décembre 1905, l’École est laïque. Même si le Vatican rompt, dès juillet 1904, les relations diplomatiques avec la France, pour ne les reprendre que quelque quinze ans plus tard, scellant ainsi l’acceptation de la République laïque, nous avons vécu plusieurs décennies d’application, sans trop de heurts, de ce principe de concorde. La laïcité était admise, bien comprise, expliquée et assumée en particulier dans l’institution scolaire. Les circulaires de 1936 et 1937 de Jean Zay, ministre du Front Populaire, étaient on ne peut plus claires : « Tout a été fait dans ces dernières années pour mettre à la portée de ceux qui s’en montrent dignes les moyens de s’élever intellectuellement. Il convient qu’une expérience d’un si puissant intérêt social se développe dans la sérénité. Ceux qui voudraient la troubler n’ont pas leur place dans les écoles qui doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas. » Quelques mois plus tard, Jean Zay précisait à l’intention des chefs d’établissement : « L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance. » Un demi-siècle plus tard, en 1989, le temps des conflits paraissait largement derrière nous, au point que nous ne parlions plus guère de laïcité –pas même dans le cadre de la formation des enseignants en École normale – quand éclate, au collège Gabriel Havez de Creil, ce qu'avec le recul nous pouvons aujourd'hui nommer la nouvelle querelle de la laïcité. Après l'affaire de Creil, il fallut attendre près de vingt ans pour qu'à la suite des travaux de la Commission Stasi, la querelle soit en partie tranchée, par le vote, à l’écrasante majorité des élus républicains des deux chambres, de la loi du 15 mars 2004 sur les signes et tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Vingt années d’âpres affrontements et d’applications à géométrie variable du principe de laïcité, où dans un collège ou un lycée public, on pouvait décider d’une règle quand son contraire avait cours dans l’établissement voisin que, parfois, quelques dizaines de mètres seulement séparaient.Dans les deux cas, les décisions provoquaient des conflits au sein des équipes enseignantes, comme des élèves ou des parents d’élèves. Alors qu’on doit pouvoir tout à la fois affirmer fermement les principes, quitte à faire montre de souplesse dans leur application, nous avons connu vingt années de flou et d’incohérence dans l’énonciation des principes et, partant, d’oscillation, dans leur application, entre laxisme, indifférence et autoritarisme. Durant cette période, les chefs d’établissements avaient majoritairement le sentiment d’être livrés à eux-mêmes, de se heurter à l’absence de cadre qui vienne légitimer leur action.Il a fallu la loi du 15 mars 2004 pour qu’une clarification intervienne. Encore la loi ne réglait-elle pas tous les conflits qui se sont fait jour, au fil du temps, dans nos établissements, tant dans le cadre des enseignements eux-mêmes que de la vie scolaire. Là encore, l’institution, à son plus haut niveau de représentation a voulu apporter des réponses : dès 2004, le rapport de l’inspection générale connu sous le nom de rapport Obin dressait un tableau précis de la réalité et en appelait – ce sont les derniers mots du rapport- à la lucidité et au courage : « Sur un sujet aussi difficile, et aussi grave puisqu'il concerne la cohésion nationale et la concorde civile, soulignons qu’il est chez les responsables deux qualités qui permettent beaucoup, et qu’on devrait davantage rechercher, développer et promouvoir à tous les niveaux. Ce sont la lucidité et le courage ».Ce n’est sans rappeler ce mot de Charles Péguy , tiré de « Notre Jeunesse » : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours –ce qui est plus difficile- voir ce que l’on voit ».en 2013, la charte de la laïcité à l’école était diffusée dans tous les établissements. Voulue par le ministre Vincent Peillon, cette charte a contribué à redonner sens et visibilité au principe constitutif de notre école républicaine, la laïcité.Le philosophe Abdennour Bidar, avec lequel j’ai eu le plaisir de travailler à la rédaction de cette charte, et qui est membre du Conseil des sages, dit joliment de la laïcité qu’elle met en sécurité la liberté de l’élève. Cette même année, la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la Refondation de l’École de la République, devait préciser dans son article 58, Modifié par la loi n°2021-1109 du 24 août 2021 et repris par le Code de l’éducation : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité ». Plus récemment, en janvier 2018, le ministre, Jean-Michel Blanquer, a doté chaque académie d’une équipe « Valeurs de la République » et institué un Conseil des sages de la laïcité -il en a confié la présidence à la sociologue Dominique Schnapper, qui fut également membre du Conseil Constitutionnel. Vous le savez, le Conseil des sages est tout à la fois une instance de conseil et d’orientation pour la politique éducative en faveur de la laïcité et les principes républicains, un organe de production et d’élaboration de ressources et une instance de formation, notamment aux côtés de l’IH2EF et des principales directions du ministère. La composition même du Conseil, faite de professeurs, inspecteurs généraux, juristes, sociologues, politologues, spécialistes de l’histoire des religions, permet une réflexion ouverte, constructive et sereine au service de notre institution. On connaît ses travaux, pour certains consignés dans le « Guide républicain », conçu avec l’Inspection générale et pour ce qui est du vademecum, avec la Dgesco et la DAJ. J’attire votre attention sur deux textes courts du CSL : « Qu’est-ce que la laïcité ?» et « Que sont les principes républicains ? » On peut les retrouver sur le site du ministère dans l’espace dédié au Conseil des sages, ainsi d’ailleurs qu’un bilan succinct de l’activité du Conseil. Celui-ci a aussi accompagné les missions confiées par le précédent gouvernement d’une part à Jean-Pierre Obin, sur la formation des enseignants aux principes républicains, et d’autre part, à Isabelle de Mecquenem, professeure de philosophie, membre du CSL, et au préfet Pierre Besnard, sur la formation à la laïcité, désormais obligatoire pour tous les agents de la fonction publique. Les deux rapports respectifs découlant de ces missions ont déterminé la mise en place et la programmation quadriennale de plans de formation massifs, systématiques et transversaux des personnels de l’éducation nationale et des trois versants de la Fonction publique. C’est qu’à n’en pas douter, il faudra du temps pour qu’un tel plan porte ses fruits. Cet effort de formation axé sur la laïcité et les principes républicains, nous paraît d’autant plus nécessaire que, depuis déjà de nombreuses années, une partie croissante de nos élèves manifeste de la défiance voire de l’hostilité vis-à- vis de l’École, rejette la laïcité qu’elle perçoit comme une abstraction, voire une oppression.Plus préoccupant, un sondage IFOP pour la Fondation Jean Jaurès réalisé en décembre 2020, soit deux mois après le terrible assassinat de Samuel Paty, révèle qu’un quart des professeurs reconnait s’autocensurer régulièrement en classe sur les sujets liés à la laïcité, à la liberté d’expression et aux religions en général, afin d’éviter les situations potentiellement litigieuses et les réactions véhémentes de certains élèves auxquelles ils s’avouent incapables de répondre. Nous avons certes des raisons d’être inquiets comme le montrent les menaces proférées vendredi dernier encore à cette professeure parisienne qui a simplement demandé à une élève d’ôter son voile lors d’une sortie scolaire. Voici près de deux ans, le 13 octobre 2020, le professeur des universités, Bernard Rougier, l’un de nos plus fins analystes du danger islamiste, expliquait aux référents académiques Valeurs de la République présents dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne que « la France républicaine et son École sont les cibles privilégiées de l'islamisme ». Trois jours plus tard, le 16 octobre 2020, le professeur Samuel Paty était assassiné dans les conditions que chacun sait. Le meilleur hommage que nous pouvons rendre à notre collègue, est précisément de faire rempart au découragement, à la peur et au renoncement, qui ne doivent pas gagner nos salles de classe. C’est de résister aux tentatives d’intimidation et de nous montrer collectivement plus forts que la volonté d’imposer la peur. Au demeurant, notre institution, forte de son histoire, n’est pas dépourvue d’atouts. Elle s’est dotée ces dernières années d’outils et de dispositifs qu’il s’agit de faire vivre. Ainsi de la Charte de la laïcité à l’école et du vademecum déjà cité. Ainsi du grand plan de formation des personnels à la laïcité. Ainsi de l’accompagnement des équipes académiques valeurs de la République. Illustration concrète, voici deux jours, avec la note qui a été adressée aux recteurs par la secrétaire générale du ministère au sujet du « port de tenues susceptibles de manifester ostensiblement une appartenance religieuse ». À la suite de la circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004 qui le disait déjà, cette note insiste sur le fait que si le dialogue avec nos élèves et leurs parents est toujours nécessaire, il ne doit pas être confondu avec quelque négociation que ce soit. On voit bien que la laïcité n’est pas une priorité parmi d’autres et leur faisant éventuellement concurrence, mais la figure de proue d’une école consciente d’elle-même, c’est-à-dire consciente de ses missions et responsabilités au service de la société toute entière. Au demeurant, ainsi que le sociologue de l’immigration Abdemalek Sayad le disait de l’intégration, l’application du principe de laïcité est aussi le résultat d’actions menées à d’autres fins – et d'abord de la transmission des connaissances. C’est là que nous retrouvons le rôle essentiel des chefs d’établissement pour insuffler confiance, cohérence et cohésion dans l’action individuelle et collective des professeurs et de l’ensemble des personnels. Pour rappeler également, le cas échéant, aux professeurs, leurs devoirs en matière de laïcité, de respect des lois de la République et de la déontologie des fonctionnaires. Confiance, cohérence et cohésion, à la condition, il est vrai, qu’au-dessus des chefs d’établissement et jusqu’au plus haut niveau de l’Institution, la même impulsion soit donnée. C’est aussi cela la leçon de Creil en 1989 : les chefs d’établissement doivent pouvoir s’adosser à l’institution, sentir cette confiance pour l’insuffler à leur tour. Au moment de conclure, je voudrais livrer à votre réflexion cet extrait d’un texte du grand écrivain Amos Oz, qui m’avait littéralement saisi lorsque je l’ai lu en septembre 2003, deux ans après le 11 septembre. Son texte s’intitulait« L’antidote à la paranoïa ». Voici cet extrait : « Il manque aux modérés la force de la conviction : ils ne sont pas saisis de la même ferveur que les fanatiques religieux lorsqu’ils défendent leur cause. Les modérés aujourd’hui ne doivent plus craindre de s’enflammer. Ceux qui connaissent l’alliance de la modération et de la détermination méritent d’avoir le monde en héritage, et ce parce qu’ils n’auront jamais lancé ni croisade ni jihad pour sa possession. » Alain Seksig est ancien instituteur, inspecteur général de l’Éducation Nationale, instigateur en 2002 du « comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l’école », Secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale.

Invasion de l’Ukraine, une perspective historique.

par Yannick Clavé le 4 mars 2022
Yannick Clavé, agrégé et docteur en histoire, géographe, professeur en CPGE, retrace dans une perspective historique au long cours la grande peur frontalière qui entache les relations entre la Russie, l'Ukraine et les Occidentaux.
« Faire de l’Ukraine une véritable forteresse de l’URSS » (Staline en 1932) ; « L’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin, elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre spiritualité » (Vladimir Poutine, 22 février 2022). Deux phrases à presque un siècle de distance, mais la même vision historique, le même projet politique, la même obsession pour l’Ukraine et pour les frontières occidentales de la Russie. Dans sa vision historique et dans sa stratégie géopolitique, qu’il a maintes fois développées, Vladimir Poutine s’inscrit en effet clairement dans une longue tradition historique, qui remonte aux tsars puis qui s’est consolidée à l’époque soviétique au XXe siècle, de Lénine à Gorbatchev en passant, surtout, par Staline. Tout est lié : le rapport très ambigu aux Occidentaux entre coopération et europhobie, la peur obsessionnelle de l’encerclement, la volonté de sécuriser au maximum des frontières vues comme menacées en permanence. Tout cela présente une double finalité : assurer la pérennité de la Russie « éternelle » et de son identité, mais aussi reconstruire une puissance géopolitique qui a été perdue lors de l’éclatement de l’URSS en 1991 et qui a toujours été douloureusement ressentie par les Russes. Hier comme aujourd’hui, la défiance est réelle vis-à-vis des Occidentaux. La Russie à la recherche de son identité : puissance européenne ou asiatique ? Ouverture ou fermeture à l’Europe ? « C’est un Janus à double visage, occidental par devant, oriental par derrière », écrivait l’historien français Anatole Leroy-Beaulieu, grand connaisseur de la Russie, dans le premier tome de son ouvrage L’Empire des tsars et des Russes, en 1881. Les élites politiques et intellectuelles russes sont alors, depuis plusieurs décennies, plongées au cœur d’un débat de fond qui est toujours d’actualité aujourd’hui et qui peut se décliner en plusieurs interrogations complémentaires : la Russie est-elle vraiment européenne ? Quelle est son identité ? Existe-t-il une « russité », et si oui quelles en sont les composantes ? Quelles relations développer avec les Occidentaux ?... C’est au cours du XVIIIe siècle, notamment avec de grands tsars comme Pierre Ier puis Catherine II, que la Russie commence à véritablement s’ouvrir sur l’Europe occidentale, perçue comme un modèle à imiter. Dans un texte d’instructions en 1767, Catherine II n’hésitait pas à proclamer que « la Russie est une puissance européenne ». Cette affirmation tranchée atteste alors la volonté d’imposer, aux yeux des Occidentaux comme des Russes, l’image d’une Russie qui serait, par nature et par sa géographie, d’abord et avant tout Européenne. Mais elle témoigne aussi, de manière plus tacite, de la difficulté éprouvée par les Russes à définir et à cerner les contours de leur propre identité. D’ailleurs, les débats ne font que s’amplifier au XIXe siècle, aussi bien en Europe, où l’immense Russie fascine autant qu’elle inquiète, qu’en Russie même. Les élites russes ont bien conscience de la difficulté à définir clairement une identité russe, mais elles se divisent. Ainsi, certains, que l’on peut qualifier d’« occidentalistes », prônent l’ouverture vers l’Europe occidentale et ses idées, tandis que d’autres, beaucoup plus conservateurs et méfiants, souhaitent au contraire se replier sur l’identité spécifiquement russe et slave (ce sont les « slavophiles »). Ces débats se retrouvent au plus haut niveau du pouvoir politique : faut-il imiter l’Europe occidentale, s’en inspirer, pour se moderniser et aboutir à une voie de modernisation spécifiquement russe, ou bien faut-il à tout prix s’en protéger ? La guerre de Crimée (1853-1856), perdue par la Russie face aux puissances européennes (surtout la France et la Grande-Bretagne) alliées à l’Empire Ottoman, a été un véritable traumatisme national qui a encore davantage durci les termes de ce débat séculaire. Le catastrophique traité de Paris (1856), qui a fait perdre à la Russie son statut de grande puissance patiemment construit depuis la victoire de 1812 contre Napoléon Ier, est vécu comme une immense humiliation. Il crée aussi un très profond sentiment anti-européen : ce ressentiment fait désormais partie de la conscience nationale russe, et c’est encore vrai aujourd’hui. Le prince Pierre Viazemski, vétéran de la guerre de 1812, écrit ainsi au lendemain de la signature de ce traité que « c’est pour de bon que dès aujourd’hui nous sommes désoccidentalisés » : le mot est fort, mais il traduit l’amertume de toute une société pour le sort réservé à son pays. Le pouvoir politique veut aussi profiter de cet électrochoc national pour engager la nécessaire modernisation du pays, avec comme objectif de rattraper l’Occident. Débute alors, avec le tsar Alexandre II (1855-1881) et avec ses deux successeurs (Alexandre III de 1881 à 1894 puis Nicolas II de 1894 à 1917), une occidentalisation de la Russie qui prend la forme d’une modernisation économique et industrielle. Mais cette occidentalisation n’a jamais été envisagée sur le plan politique : bien au contraire, il s’agit de tenir fermement les principes séculaires de l’autocratie et de lutter implacablement contre toutes les idées « subversives », c’est-à-dire démocratiques mais aussi socialistes et révolutionnaires, venues de l’Occident. Elles sont vues comme une menace mortelle pour le régime tsariste et pour la Russie éternelle. Tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours, les rapports de la Russie à l’Europe sont demeurés pour le moins très ambigus et partagés. Ces décennies ont continué à allonger la liste des griefs russes contre les Occidentaux, jusqu’à la désintégration de l’URSS en 1991, mal vécue par les Russes car entraînant la fin de leur empire, une nouvelle contraction territoriale, des frontières réduites et une crise économique. Au cours des années 1990 et 2000, en se redéployant en Europe de l’Est et dans les Balkans, régions traditionnellement sous l’influence russe, l’OTAN fait ressurgir les vieilles craintes d’encerclement et d’insécurité. L’ours rus(s)e : quand la Russie fait peur aux Occidentaux Dans la recherche constante de cette identité, les relations diplomatiques et les guerres avec les Occidentaux occupent une place importante. Déjà utilisée au XVIe siècle, l’image de l’ours brun pour symboliser la Russie se répand dans toute l’Europe au XIXe siècle, et demeurera encore au XXe siècle. Elle traduit l’ambivalence de la vision occidentale face à une Russie qui, comme l’ours, peut se montrer puissante, rusée et même brutale, et dont il faut se méfier. C’est sans doute au début du XIXe siècle que la Russie, en tant que puissance diplomatique et militaire, a commencé à véritablement inquiéter les Européens. Auréolée de sa victoire contre la France napoléonienne en 1812 puis à Waterloo en 1815, elle devient, pour la première fois, une puissance au cœur du concert européen des nations. C’est en véritable gendarme de l’Europe qu’elle agit durant toute la première moitié du XIXe siècle, gardienne de l’ordre monarchique et de la Sainte-Alliance. Le tsar Nicolas Ier, surnommé « la trique », n’hésite pas à intervenir militairement à travers le continent pour écraser dans le sang les tentatives révolutionnaires notamment lors de la vague de 1830 et lors du « printemps des peuples » de 1848. Cependant, la guerre de Crimée (1853-1856), durant laquelle la presque totalité de l’Europe est coalisée contre la Russie, marque un tournant brutal : la défaite militaire, suivie de l’humiliant traité de Paris, fait sortir la Russie du concert des nations. Elle n’est alors plus qu’une puissance européenne périphérique : c’est presque un retour à la case départ, comme au début du XVIIIe siècle. Cette défaite historique conduit la Russie à faire le choix de se tourner davantage vers son espace asiatique, qui va devenir pour plusieurs décennies le lieu de la revanche et de la reconstruction de la puissance. L’impérialisme russe se construit donc autour d’un puissant sentiment slavophile et d’un rejet de l’Occident. Les Russes modernisent leur armée et font d’importantes conquêtes en Asie centrale et dans le Caucase. La Russie réussit aussi à prendre sa revanche sur l’Empire Ottoman, alors en pleine décomposition territoriale et politique. Elle pousse ses pions dans les Balkans, où elle se présente en défenseur des peuples slaves persécutés par les Turcs. C’est aussi pour elle un moyen d’atteindre un objectif géopolitique pluriséculaire, et qui est encore d’actualité aujourd’hui : contrôler la mer Noire pour pouvoir se ménager, le cas échéant, un accès à la Méditerranée orientale, zone traditionnelle d’influence occidentale, notamment britannique. Mais les Occidentaux veillent au grain : malgré sa victoire militaire écrasante, ils lui imposent un traité peu favorable en 1878, ce qui ne fait que renforcer l’europhobie des élites russes. La Russie se sent alors bloquée dans ses ambitions géopolitiques, d’autant plus qu’à l’Est elle doit faire face à une nouvelle menace, l’expansionnisme japonais. Persuadée d’écraser ce petit pays asiatique, elle est pourtant vaincue en 1905, ce qui crée un autre traumatisme national. Les Occidentaux, qui observent attentivement la situation, ne sont pas mécontents de voir la Russie affaiblie, toujours inquiets d’une possible reconstitution de la puissance russe. Cependant, la Russie a besoin des Occidentaux et réciproquement. L’alliance militaire et diplomatique avec la France, à partir des années 1890, est un tournant géopolitique en Europe : tandis que la Russie va bénéficier de la générosité financière et économique de la France pour mener sa modernisation, la France, elle, peut enfin sortir de l’isolement diplomatique dans lequel l’Allemagne l’avait enfermé au lendemain de la défaite de 1871. C’est ainsi que la Russie s’engage dans la Première Guerre mondiale en 1914 aux côtés des Alliés. Mais le pays, qui présente de nombreuses difficultés structurelles, n’est pas de taille à affronter l’Allemagne. Pire, la guerre accélère la crise économique, la déstructuration sociale et la décomposition politique : le régime tsariste s’écroule en 1917, laissant la voie libre aux révolutionnaires les plus radicaux, les bolchéviks. Lénine s’empresse de sortir du conflit en position humiliante de vaincu (paix de Brest-Litovsk en 1918) et d’instaurer un régime totalitaire. Après deux décennies de faiblesse, l’URSS retrouve une puissance internationale en 1939, quand Staline signe avec Hitler le pacte germano-soviétique. Cela lui permet de renouer avec ce que les Occidentaux pensaient terminer : l’expansionnisme russe. À l’ombre des nazis, Staline réalise en effet des conquêtes stratégiques entre 1939 et 1941 lui permettant de faire sensiblement avancer ses frontières occidentales vers l’Europe : il annexe la Finlande, les États baltes, la Bessarabie mais aussi la Pologne, ce « rejeton monstrueux du traité de Versailles » selon les mots de Molotov, pour qui l’heure du châtiment a sonné. Comme le font les nazis dans l’ouest de la Pologne, Staline, dans la partie est qui lui revient, massacre les populations civiles et les officiers polonais (massacre de Katyn en 1940). L’URSS ne résiste cependant pas au rouleau-compresseur nazi quand l’Allemagne décide de l’envahir en 1941. Alors que la situation paraissait désespérée, au prix d’un immense effort de mobilisation et grâce à l’aide occidentale des Alliés, Staline réussit à redresser progressivement la situation et à sortir en vainqueur en 1945 de cette « grande guerre patriotique », qui demeure aujourd’hui une référence glorieuse pour les Russes. À partir de 1945, auréolée de sa victoire sur le nazisme et de sa présence militaire dans pratiquement toute l’Europe orientale, l’URSS change de dimension : elle devient une puissance européenne et même mondiale, et fait le choix de renouer avec une stratégie eurocentrée qui consiste à faire avancer au maximum ses frontières occidentales et à reprendre son vieux rêve de communisation du continent européen sous son autorité. Staline, jusqu’à sa mort en 1953, sait user de sa position de force face aux Occidentaux, dans le cadre d’un nouvel affrontement, la guerre froide, qui va structurer les relations entre Russes et Occidentaux pour toute la seconde moitié du XXe siècle. C’est donc le retour de l’ours russe, souvent représenté sous les traits de Staline dans les caricatures soviétiques, d’autant que celui-ci n’hésite pas à se montrer agressif. Il pousse dans leurs retranchements les Occidentaux et teste leurs capacités de réaction : cette stratégie de la « corde raide » ou du « bord du gouffre », comme l’appelaient les diplomates américains, est mise en œuvre à Berlin en 1948, mais aussi par ses successeurs, par exemple Khrouchtchev à nouveau à Berlin en 1961 et à Cuba en 1962, ou Brejnev quand il déploie ses missiles nucléaires en Europe en 1977 ou quand il envahit l’Afghanistan en 1979. Aujourd’hui, Poutine s’inscrit dans cette vieille tradition soviétique du rapport de force, et il sait très bien ce qu’il fait : il envahit l’Ukraine, un État indépendant aux portes de l’Union européenne et frontalier avec des pays membres de l’OTAN (la Pologne notamment), tout en brandissant la menace nucléaire. C’est bien, aussi, une guerre des nerfs. La peur obsessionnelle des frontières et de l’encerclement occidental La volonté de se prémunir de toutes ces influences jugées néfastes et de ces menaces venues de l’Occident explique ainsi largement l’attention particulière portée par les dirigeants russes à leurs frontières, bien davantage que dans la plupart des autres États du monde. C’est aussi lié à la géographie de la Russie : la démesure territoriale a toujours inquiété les dirigeants politiques, d’autant qu’en l’absence de véritable obstacle topographique, les invasions étrangères, constitutives des premiers siècles de la Russie au Moyen Âge, n’ont jamais pu être arrêtées. Il s’agit là d’une autre forme de continuité historique, depuis les tsars jusqu’à Vladimir Poutine en passant par les responsables soviétiques. Poutine y accorde d’ailleurs une place de choix dans son discours fleuve du 21 février 2022 justifiant l’attaque imminente contre l’Ukraine (annoncée dans un autre discours dans la nuit du 24 février 2022), en accusant les États-Unis et l’OTAN de continuer à encercler et donc à provoquer la Russie. Si l’État tsariste se montrait déjà très soucieux des frontières de son empire, les communistes, eux, y accordent une importance bien plus grande. Dès 1917, les frontières sont considérées dans une double logique de projection de la révolution vers l’extérieur et de défense de celle-ci. Elles sont aussi vitales pour sauver le communisme alors que les bolchéviks sont attaqués de toute part, y compris de l’étranger (interventions occidentales), dans le cadre d’une violente guerre civile qui dure jusqu’en 1921 et qui fait plusieurs millions de morts : les Russes se voient comme assiégés par les Occidentaux et les bolchéviks se construisent dans l’adversité. C’est cependant la période stalinienne (1928-1953) qui est fondamentale. Les frontières deviennent à l’image du régime stalinien : le lieu de toutes les obsessions et répressions d’un système devenu paranoïaque. Staline, en effet, voit des dangers partout : l’URSS serait, selon lui, envahie d’espions occidentaux, de capitalistes, de saboteurs, de trotskystes, qui peuvent former potentiellement des cinquièmes colonnes. Il accuse notamment les minorités nationales qui vivent dans les régions frontalières et met en œuvre une répression à grande échelle, s’apparentant à un véritable nettoyage ethnique : par des déportations et des exécutions de masse qui visent des millions d’individus, notamment pendant la « Grande terreur » de 1937-1938, Staline fait vider des régions entières. Allemands, Finnois, Lettons, Lituaniens, Polonais, mais aussi Coréens, Arméniens, Tatars, Tchétchènes ou encore Juifs : tous sont victimes d’une xénophobie d’État associée à une idéologie frontalière paranoïaque. Les frontières occidentales se ferment alors complètement. Au lendemain de sa victoire en 1945, l’URSS est en position de force en Europe, et, désormais, elle dispose d’une puissance militaire comme elle n’en a jamais eu, avec en outre la force nucléaire à partir de 1949. Les Russes font le choix de prendre le contrôle militaire, politique et idéologique de toute la moitié orientale du continent européen : de la Bulgarie à la RDA, les États deviennent, de gré ou de force, des « démocraties populaires ». Un véritable « rideau de fer » qui passe à travers l’Allemagne, selon une expression que popularise Churchill, coupe désormais le continent en deux blocs : aux yeux de Staline, il s’agit d’une frontière complètement fermée mais nécessaire pour protéger à la fois l’URSS et ses satellites des Occidentaux. Son ministre de l’Intérieur en 1949 la décrit avec minutie : « une bande labourée de 10-15 m sur 2855 km, soit 70 % de la frontière terrestre occidentale ; 1410 km de fer barbelés ; 1337 miradors ; 560 postes d’observation ; 1217 blockhaus ; 63 km de tranchées ; une moyenne de 10 gardes-frontières par kilomètre ». Paul-Henri Spaak, le Premier ministre belge, se fait le porte-parole de l’inquiétude de l’Europe de l’Ouest dans un célèbre discours à l’ONU en 1948 : « Quelle est la réalité historique de ces dernières années ? Il n’y a qu’un seul grand pays qui soit sorti de la guerre ayant conquis d’autres territoires, et ce grand pays c’est l’URSS ». Les Européens de l’Ouest n’hésitent alors pas à se placer sous la protection du parapluie américain : ils adhèrent au plan Marshall en 1947 et surtout à l’OTAN, créée en 1949 puis élargie en 1952 à la Grèce et à la Turquie. Les Américains installent des centaines de bases militaires sur le continent. Le sentiment d’encerclement de l’URSS s’en trouve exacerbé pour toute la durée de la guerre froide. Se présentant au monde comme le pays de la paix et de l’anti-impérialisme, l’URSS a systématiquement accusé les Occidentaux et les États-Unis d’être des « impérialistes », des « militaristes » ou encore des « revanchards ». C’est une rhétorique que l’on retrouve encore aujourd’hui, sous d’autres formes, chez les dirigeants russes. L’Ukraine, une « forteresse » pour les Russes C’est dans ce cadre que l’on comprend donc mieux la politique menée aujourd’hui par Vladimir Poutine contre l’Ukraine. Dans une lettre secrète adressée en 1932 à Kaganovitch, un de ses bras-droits, Staline lui donnait l’ordre de faire de l’Ukraine une « forteresse de l’URSS », en utilisant tous les moyens répressifs disponibles, ce qui aboutira à une terrible famine délibérément orchestrée et faisant des millions de morts. Vladimir Poutine, aujourd’hui, avec d’autres moyens, reprend en quelque sorte à son compte cette politique de la « forteresse ». Il voit l’Ukraine comme un indispensable État tampon entre la Russie d’une part et le monde occidental d’autre part, et ne peut donc pas accepter qu’elle devienne un allié des Occidentaux. Pour lui, l’encerclement occidental n’a jamais cessé et le soutien européen à l’Ukraine n’en serait qu’une preuve supplémentaire. C’est aussi, en quelque sorte, le retour d’une politique du « cordon sanitaire », qui, là aussi, a structuré au XXe siècle les relations entre les Russes et les Européens. D’abord expérimentée par les Occidentaux au lendemain de la Première Guerre mondiale pour se protéger d’un risque de propagation communiste vers l’Ouest (d’où la création de nouveaux États anti-communistes comme la Pologne), cette politique a été reprise à son compte par Staline, à front renversé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Auréolé de sa victoire contre le nazisme et en position de force face aux Alliés, il exige et obtient de prendre le contrôle militaire et politique de toute l’Europe orientale, qu’il constitue en un bloc monolithique pour se protéger des Occidentaux (les « démocraties populaires »). Poutine s’inscrit dans cette vision historique de très longue durée qui a toujours été celle des dirigeants russes et soviétiques, depuis les tsars. Les territoires qui forment aujourd’hui les marges occidentales de la Russie, de la Finlande à l’Ukraine, sont considérés comme étant historiquement et ethniquement russes. C’est pour cela qu’ils avaient fait l’objet, dès la fin du XIXe siècle par les tsars, d’une politique de russification, pour les intégrer et même complètement les assimiler à l’empire russe, politique ensuite poursuivie par les bolcheviks (création de l’URSS en 1922, dans laquelle est intégrée l’Ukraine) et menée à son paroxysme par Staline. La décennie 1930 est en effet extrêmement violente pour toutes les minorités nationales, systématiquement réprimées par le dictateur. Les Ukrainiens sont, à ses yeux, des dangers par nature et doivent donc être impitoyablement combattus, d’où la famine sciemment organisée, d’où aussi les déportations massives vers les camps de concentration du Goulag. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine devient une république modèle de l’URSS, complètement russifiée et intégrée au système communiste. Mais avec l’éclatement de l’URSS en 1991, tout change : elle devient un État indépendant, et, surtout, elle prend ses distances avec Moscou dont elle veut éviter la tutelle. Un nationalisme ukrainien très puissant se développe, notamment dans la partie ouest du pays qui a toujours regardé vers l’Occident, au grand agacement de la Russie. C’est ce qui explique l’acharnement de Moscou à nier toute identité ukrainienne et à accuser les dirigeants ukrainiens d’être des « nazis ». La lutte contre le nazisme reste dans la mémoire nationale russe comme une étape importante dans la reconstitution de sa puissance à la faveur de la Seconde Guerre mondiale et des années d’après-guerre. La stratégie de Poutine, engagée depuis deux décennies, est donc bien de reconstituer une forme de « cordon sanitaire » ou de glacis défensif face à un Occident jugé menaçant et dangereux. Il est peu probable que Poutine recherche l’annexion pure et simple de l’Ukraine, au risque de s’y enliser comme les Russes l’avaient douloureusement expérimenté en Afghanistan dans les années 1980. Mais l’objectif est de faire rentrer l’Ukraine dans le rang, en la transformant politiquement et idéologiquement à l’image de la Biélorussie voisine, sous la tutelle de la Russie, grand frère protecteur et ours qui reste, décidément, menaçant. Encore aujourd’hui, la vision frontalière des Russes demeure largement héritière de cette longue histoire aux XIXe et XXe siècles. À la station « Place de la Révolution » du métro de Moscou, trône en majesté la statue d’un garde-frontière avec son chien, érigée en 1938 : toucher le museau du berger allemand porterait chance et bonheur.

Covid et santé mentale

par Anne de Danne le 28 février 2022
Comme partout dans le monde, l’impact de la Covid sur la santé mentale et psychiatrique d’un nombre considérable de personnes appelle des politiques publiques volontaristes. Anne de Danne, directrice déléguée de la Fondation FondaMental, dresse pour le Laboratoire un bilan de la situation et formule des propositions concrètes pour faire face à l’urgence.
Comme chacun le sait, et parce que « Gouverner, c’est prévoir », alors il est plus que temps de mettre en œuvre une politique publique de santé mentale et de psychiatrie. Depuis mars 2020 et le début visible de la pandémie de Covid-19 en France, l’exécutif a multiplié les actions économiques et sociales et les mesures sanitaires découlant directement du nombre de malades en réanimation. Il est évidemment trop tôt pour évaluer cette action. C’est en revanche le moment pour alerter sur ce qui n’a pas été fait pour la partie immergée de l’iceberg de la Covid qu’est la santé mentale. Pendant que la politique nationale de santé se résumait à l’action contre la Covid-19, des milliers de jeunes, d’adultes, de personnes âgées commençaient à sombrer moralement, les troubles anxieux et dépressifs augmentaient de 30 à 40%, les addictions de 50%, les « burn out » de 66%, et les services de pédopsychiatrie devaient refuser des jeunes filles de 10 ans en dépression. Dans le même temps, la consommation d’antidépresseurs et de psychotropes augmentait de 20% et les arrêts maladie de longue durée de 30%. (Source Santé Publique France). Mais, parce que le plus souvent, les maladies psychiatriques restent souvent et longtemps sous les radars sanitaires, parce que les symptômes sont plutôt des signaux faible, et qu’en plus, notre pays est culturellement mal à l’aise avec ce sujet, tels Tartuffe, nous cachons ces malades ne savons et surtout ne voulons pas voir. Mais, la science et l’analyse des crises et des pandémies qui ont précédé celle-là nous disent que nous retrouverons ces malades, après en moyenne 15 ans d’errance diagnostique et thérapeutique, non pas dans les statistiques de la Direction Générale de la Santé mais dans celle de Pôle Emploi ou de l’aide sociale. Même si les chiffres ne disent pas tout et notamment pas la souffrance des malades et de leurs proches, ils méritent qu’on s’y arrête un peu. En France, les maladies psychiatriques c’est 1 personne sur 4 concernée et 1 sur 3 qui le sera au cours de sa vie, 13 ans d’espérance de vie en moins en moyenne, 8,8 millions de personnes qui souffrent de dépression, 1,6 million de troubles bipolaires et 600 000 de schizophrénie, des taux de mortalité de 2 à 5 fois supérieurs à ceux de la population générale, la première cause de handicap acquis… et 160 milliards de coûts directs et indirects par an. Et ça, c’était avant la Covid, avant que 44% des français considèrent que la crise sanitaire a des conséquences négatives sur leur santé mentale, avant que 47% soient concernés par des symptômes dépressifs plus ou moins graves, avant que 42% aient des troubles de l’anxiété, dont 26% avec une suspicion de trouble d’anxiété généralisée et même 41% chez les 18-24 ans (Source IPSOS). De fait, en France, on n’a jamais autant parlé de santé mentale que depuis la Covid. 53% des français l’ont noté, et c’est très bien. Mais ce n’est pas pour autant qu’on a amélioré la connaissance de la population et brisé les préjugés attachés à des maladies qui, contrairement à ce que pensent 2 français sur 3, sont des maladies comme les autres qui se préviennent, se traitent et même se guérissent. Cela n’a pas non plus suffi à déclencher un effort sur la recherche qui, pour sa part publique, représente moins de 30 centimes d’€ par français et par an, et ce pour la première maladie chronique et le premier poste de dépense pour l’assurance maladie.. Il est plus que temps de faire ce qui a été une réussite pour des maladies qui présentent beaucoup de similitudes avec les pathologies psychiatriques, que sont les cancers. Les 2 ont de nombreuses formes, des causes multiples, des premiers symptômes « à bas bruit », des liens souvent étroits entre le sanitaire et le social, une tendance à la chronicisation.. Reprenons donc le modèle qui a fonctionné, celui du plan cancer, et appliquons le à la psychiatrie et à la santé mentale. Lançons un plan quinquennal, de la recherche au soin personnalisé et de précision, allant jusqu’aux règles d’hygiène de vie, la formation et la communication. Confions en la gestion à un Institut dédié, multidisciplinaire, piloté par une équipe en mission, avec des objectifs clairs, une évaluation et la transparence sur les résultats. Certes, il faudra un effort financier, mais quand la Nation dépense 160Mds pour des résultats aussi mauvais, investir dans la recherche, le soin, la formation et l’information est forcément rentable. En plus, et c’est en France absolument rarissime, il y a consensus sur le constat et le caractère de « parent pauvre » historique d’une « psychiatrie sinistrée et en état d’urgence », comme sur les solutions. Il manque « juste » l’ambition politique pour passer des paroles aux actes et traduire dans les faits et sur un sujet essentiel pour l’avenir de notre société que l’est la santé mentale et donc la santé globale de sa population, les mots d’Auguste Comte, « Savoir pour prévoir afin de pouvoir ». Nous avons le savoir, nous avons les moyens de prévoir, nous pouvons donc agir », et c’est maintenant qu’il faut commencer. Anne de Danne

Scientia ad civitatem ; pour un nouveau pacte social entre la communauté scientifique et la cité

par Claudio Galderisi le 4 février 2022 Allégorie de la Science - Louvre Collections
Jamais la science n’a été aussi centrale dans l’histoire de la civilisation occidentale, jamais la res publica n’a autant compté sur elle pour concevoir de nouveaux horizons, créer un avenir qui apparaisse comme un progrès, façonner une destinée commune.
Jamais la science n’a été aussi centrale dans l’histoire de la civilisation occidentale, jamais la res publica n’a autant compté sur elle pour concevoir de nouveaux horizons, créer un avenir qui apparaisse comme un progrès, façonner une destinée commune. Et pourtant la tour d’ivoire de la recherche paraît ébranlée et ses fondements épistémiques sont attaqués de l’intérieur comme de l’extérieur. Or une science qui féconde la société est une science consciente de sa valeur patrimoniale, de ce que les savoirs du passé charrient de l’esprit humain, de sa faculté à édifier ce lieu sublimé d’humanité qu’est la cité. La science s’inscrit par essence dans un espace-temps sans fin, jalonné de vérités provisoires, sur lesquelles s’édifient selon des continuités ou des ruptures épistémiques les connaissances de demain. La mise en cause de l’éthique du vrai et de la rationalité scientifique entraîne une forme nouvelle de rejet des savoirs constitués, de l’expertise intellectuelle ou technique, de la parole d’autorité, et parfois de la possibilité même d’un dialogue argumenté, du partage des acquis, d’un langage commun. Cette tentation d’une vérité alternative, sujette à la subjectivité et à perméable à l’écume du temps comme aux projections identitaires, laisse entrevoir le risque d’un reniement de la part d’un pan croissant de la société du contrat social, par conséquent du pacte qui relie idéalement la cité scientifique et la polis. Nombreuses sont donc les raisons qui justifient que la relation entre science et société, entre recherche et enseignement, d’un côté, divulgation et profit social, de l’autre, soit au cœur d’une réflexion qui se veut à la fois analytique et épistémique, tout en proposant des orientations pouvant offrir des perspectives à un débat public et à une loi qui paraissent urgents. C’est ce contrat de moyens et de finalités que les trente propositions cherchent à redéfinir, renforcer, ancrer dans une éthique partagée du vrai, de la connaissance comme vertu, pour nourrir une nouvelle paideia. La présente réflexion collégiale s’appuie sur les analyses de spécialistes représentant les grands secteurs disciplinaires1. 1 Groupe coordonné par Claudio Galderisi, avec les contributions de Pierre Caye, Philippe Dulbecco, Bénédicte Durand, Gabriele Fioni, Philippe Hoffmann, Alain Laquièze, Didier Moreau, Franck Neveu, Jean-François Sabouret, Pierre Schapira, Carole Talon-Hugon, Jean-Jacques Vincensini, Philippe Walter. Vous pouvez consulter la totalité des travaux du groupe ci-dessous et en téléchargement : Scientia ad civitatem - Pour un nouveau pacte social - Janvier 2022Télécharger

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