Rubrique : Défi géopolitique

Jean-François Cervel : Les Empereurs

par Jean-François Cervel le 21 mars 2025 Chine USA Russie
Jean-François Cervel, ancien directeur du CNOUS et co-responsable de la commission géopolitique, s'interroge sur la place de l'Europe dans un paysage géopolitique où les trois grands empires semblent vouloir se partager le monde. Il insiste sur la nécessité pour l’Union Européenne de mettre en place en urgence les différents moyens institutionnels, scientifiques et économiques qui lui permettront de rivaliser.
Pour les trois empereurs, l’Union européenne est l’ennemi à abattre. Depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, à la tête des Etats-Unis d’Amérique pour un second mandat, le paysage géopolitique mondial change à vitesse accélérée. Et dans ce maelstrom, l’Union européenne semble être devenue l’ennemi public numéro un, l’ennemi qu’il convient d’abattre. Jusque-là le monde apparaissait divisé en trois grands ensembles, le bloc des systèmes totalitaires, le bloc des démocraties libérales et le bloc des non-alignés, nouvellement appelés pays du Sud-global. Le premier de ces blocs était organisé autour de l’alliance entre la Russie et la Chine augmentée de leurs vassaux immédiats, Biélorussie, Corée du Nord, et de quelques états clients, Iran, Vénézuéla, Cuba, Erythrée .…. Le deuxième était organisé autour des Etats-Unis d’Amérique, de la plupart des pays de l’Europe et d’un certain nombre d’autres pays du monde, de la région pacifique, Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande plus le cas particulier d’Israël, ces différents pays étant liés par des alliances diverses et notamment l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord qui avait assuré, pendant des décennies,  la protection de l’Europe de l’Ouest par les Etats-Unis contre l’URSS communiste et le pacte de Varsovie. Les pays du premier bloc étaient caractérisés par une idéologie nationaliste, identitariste, autoritaire-autocratique, profondément anti-libérale et diffusaient cette vision du monde et de la société au sein de l’ensemble des pays du sud global. Le bloc des pays libéraux défendait au contraire une vision du monde articulée autour de la liberté individuelle, des droits de l’homme et de l’universalisme, de l’état de droit et de la démocratie et tendait à soutenir les mouvements défendant cette idéologie à travers le monde, contre les pouvoirs autoritaires et les différentes idéologies totalitaires qu’elles soient communiste, religieuses ou nationalisto-militaires. Les pays du « sud-gloabal » étaient soumis à une forte pression du bloc des pays totalitaires pour les pousser à le rejoindre dans une logique d’opposition au bloc des pays de démocratie libérale, qualifié de bloc « occidental » constitué des anciennes puissances coloniales et porteur d’une idéologie présentée comme celle de l’individualisme décadent, totalement étrangère aux diverses cultures du reste du monde. Le bloc des pays totalitaires avait réussi à associer un nombre très significatif de ces pays dans l’ensemble dit des « BRICS élargi » composé d’une dizaine de membres très importants, les deux grandes puissances totalitaires, Russie et Chine d’une part, de grands acteurs du « Sud-global », dont l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et divers associés en voie d’intégration d’autre part. Ce dispositif, qui prolongeait celui connu pendant la période de la « guerre froide » ( bloc communiste, bloc occidental, « non-alignés ») connaissait certes diverses variantes et nuances mais il caractérisait assez bien l’état du monde d’après la phase de la « mondialisation » ayant suivi l’effondrement de l’union soviétique et l’ouverture de la Chine post-maoïste.  Aujourd’hui ce paysage mondial est profondément bouleversé par un contexte idéologique nouveau qui voit s’affirmer tous les mouvements divers qui ont en commun leur hostilité à l’idéologie des droits de l’Homme et leur volonté de combattre les sociétés de démocratie libérale, ouvertes et pluralistes. Le nouveau pouvoir à la tête des Etats-Unis affiche clairement qu’il n’est pas là pour défendre le corpus des valeurs de la démocratie libérale mais qu’il est au seul service de la puissance des Etats-Unis. Les conséquences de ce choix sont immédiates pour ses alliés traditionnels européens qui sont vus comme des « exploiteurs » des Etats-Unis. L’Union européenne est présentée, contre toute réalité historique, comme une création destinée à « e…..der » et exploiter les Etats-Unis, en outre porteuse d’une idéologie progressiste hostile aux « vrais valeurs » traditionnelles de la famille, de la religion et de la patrie. D’où le rapprochement immédiat du président Trump avec le pouvoir poutinien dans un pacte qui ressemble furieusement au pacte germano-soviétique d’août 1939 conclu alors par-dessus la tête de la France et du Royaume-Uni, au détriment immédiat des pays de l’Europe orientale, hier la Pologne, la Finlande et les Pays Baltes, aujourd’hui l’Ukraine au premier chef, en attendant les suivants. Les Etats-Unis votent, à l’ONU, avec la Russie et la Corée du Nord contre ses alliés traditionnels des démocraties libérales. Et  le président Trump choisit d’affaiblir les capacités de résistance de l’Ukraine et d’humilier son président démocratiquement élu. Il veut ainsi se venger du Parti démocrate à l’intérieur des Etats-Unis, des pays de démocratie libérale en Europe et du président Zelenski en Ukraine, tous coupables de s’être opposés à lui, plus ou moins directement, lors de son premier mandat puis lors de ses campagnes pour sa réélection. Les Etats-Unis du président Trump affichent désormais sans pudeur vouloir s’inscrire dans la logique des puissances impériales, dans une idéologie où seuls comptent les rapports de forces tant à l’échelle individuelle et sociale qu’à l’échelle géopolitique et qui n’ont que mépris pour les valeurs issues de la philosophie des Lumières comme le répètent tous les idéologues du pouvoir poutinien et les dirigeants du Parti communiste chinois. Et dans ce contexte, l’Union européenne devient l’ennemi à abattre pour chacun des trois grands empires. Il s’agit, d’une part, de l’empêcher de devenir une réelle puissance qui pourrait porter ombrage à leur primauté et, d’autre part, de détruire le corpus de valeurs qu’elle défend. Trois empereurs dominent aujourd’hui le monde. Par ordre d’ancienneté, il s’agit de Vladimir Poutine, empereur de Russie depuis plus de 25 ans, Xi Jin Ping, empereur de Chine depuis plus de 12 ans, l’un et l’autre s’étant organisés pour continuer à régner pendant encore de longues années, et Donald Trump, à nouveau dirigeant des Etats-Unis d’Amérique, après déjà un premier mandat et qui souhaite agir comme un véritable empereur. Comme dans tout pouvoir impérial, ces trois souverains s’appuient sur une forte oligarchie. Bien que les modèles ne soient pas identiques en raison de l’histoire particulière de chacune des trois puissances concernées, ces oligarchies sont, avant tout, des oligarchies scientifico-technologico-économiques. Il s’agit, en effet, pour cette nouvelle aristocratie de maîtriser tous les outils de la puissance, tant en matière économique qu’en matière militaire, et ceux-ci dépendent, aujourd’hui plus que jamais, des avancées des technosciences. Chacun de ces trois empereurs a, évidemment, comme ambition de dominer le monde. A tout le moins, et pour l’instant, ils veulent se le partager. Il s’agit d’abord de conquêtes territoriales comme lors des guerres d’antan. Ainsi, l’empereur russe veut reconstituer, au moins, l’empire tel qu’il existait du temps des tsars puis des soviets, l’empereur chinois qui a définitivement annexé le Tibet et le Xin Jiang en conduisant un ethnocide des populations d’origine, veut étendre sa domination sur l’Asie du sud-est et le Pacifique, et l’empereur états-uniens veut étendre sa domination sur toute l’Amérique du nord et centrale. Dans toutes les régions du monde on les voit se situer dans une logique à la fois de compétition et de partage, en utilisant tous les moyens de la guerre hybride. Dans cette situation d’affrontement des empires, tous les autres pays du monde essaient de se situer au mieux de leurs intérêts propres. Dans les régions qui ne sont pas directement sous emprise de l’un ou l’autre des empires, des royaumes tentent de jouer leur jeu propre. Ils sont dirigés soit par des souverains en titre, issues de dynasties installées, soit par des autocrates qui tentent eux-mêmes de créer des dynasties en fonction des circonstances locales et de leurs rapports avec les grands empires. Des potentats locaux profitent des circonstances pour étendre leur pouvoir, comme le montrent les exemples de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, d’Israël ou du Rwanda. A l’exception sans doute des plus grands, Inde ou Brésil, tous se trouveront à un moment ou à un autre, en fonction des circonstances, dans des situations de vassalisation, plus ou moins heureuse, plutôt moins que plus…. Certains ensembles essaient de s’organiser pour tenter de faire le poids par rapport aux trois puissances et à leur volonté de domination. Ainsi le monde arabo-islamique tente depuis longtemps d’organiser le panarabisme. Ses mouvements religieux intégristes, Al-Qaïda puis l’Etat islamique, essaient de reconstituer le califat dont ils rêvent. Mais les divisions multiples de ce grand ensemble ont, pour l’instant, empêché son unification. De même, les tentatives d’union en Afrique subsaharienne, en Amérique latine ou en Asie centrale, ne se sont pas, pour l’instant, concrétisées. Reste l’Europe, un ensemble géographique pas totalement unifié et pas totalement homogène. L’Union européenne qui regroupe 27 des 46 pays du Conseil de l’Europe a certes beaucoup progressé depuis quelque 75 ans. Avec 450 millions d’habitants, 17% du PIB mondial et un modèle socio-politique trouvant un équilibre entre la liberté individuelle et la défense de l’intérêt général, elle reste une zone très attractive pour tous ceux qui ne se résignent pas à vivre sous le joug de systèmes totalitaires, prédateurs et bellicistes. Elle est, de ce fait, la cible de tous les régimes et de toutes les idéologies totalitaires du monde, qu’elles soient religieuses et notamment islamiste, communistes ou nationalistes. Mais elle n’a pas voulu se donner les moyens de devenir une véritable puissance capable de se mesurer aux trois grands empires parce que la volonté politique a manqué pour créer véritablement les Etats-Unis d’Europe indispensables. Tous les Etats qui constituent l’Union n’ont pas voulu choisir entre souveraineté nationale et souveraineté européenne. Face à des puissances hostiles, ils sont désormais au pied du mur. Il s’agit de franchir le pas d’une véritable Europe fédérale dont il faut définir les modalités. Comme lors des grandes étapes précédentes, marché unique, élection des députés du Parlement européen au suffrage universel, monnaie unique, il faut définir un pouvoir politique européen qui puisse faire le poids face aux grands empereurs mondiaux. Les modalités de désignation d’un Président des Etats-Unis d’Europe ayant un réel pouvoir en matière diplomatique et militaire doivent être débattues et arrêtées au plus vite. Les opinions publiques des pays de l’Union sont-elles prêtes à ce débat alors que les différents pays sont affaiblis, avec une population vieillissante, qu’ils sont socialement et politiquement divisés, avec des communautés issues de l’immigration récente mal intégrées car souvent originaires de cultures très différentes de celle de l’Europe, avec des populations jeunes très perturbées par l’influence des réseaux sociaux et des substances addictives ? Alors que les régimes totalitaires n’hésitent pas à endoctriner et enrégimenter leurs populations – et notamment les plus jeunes - et n’hésitent pas à les envoyer à la guerre et à la mort, les démocraties libérales répugnent toujours à le faire parce qu’elles sont porteuses de valeurs de liberté, pacifistes et universalistes. Les populations européennes sont-elles prêtes à aller se battre et à mourir pour défendre leurs valeurs et leur système socio-politique ? Plutôt rouge que mort disait-on, autrefois, à propos de la menace de la Russie communiste… Face à des régimes impériaux qui rêvent de la coloniser enfin en jouant sur l’éparpillement des différents Etats-Nations qui la constituent, l’Union Européenne doit décider de mettre en place en urgence les différents moyens institutionnels, scientifiques et économiques qui lui permettront de devenir une véritable puissance. C’est le sujet vital qui doit être soumis à l’ensemble des citoyens de l’Europe.

Lettre d’Amérique latine (2) : la Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d’embûches

par Erévan Rebeyrotte le 18 mars 2025
Après le Mexique, la Colombie se trouve sous le regard attentif du Laboratoire, grâce à la présence de l’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, en Amérique du Sud. Ce pays, riche de son histoire et de sa culture, est souvent perçu à travers le prisme de ses luttes internes. La Colombie, démocratique et résolument attachée à ses principes républicains, a toujours été une république intacte, un contraste frappant avec des nations comme la France, où la république est parfois remise en question. Mais, malgré ses fondements solides, la Colombie a dû faire face à un défi majeur : pacifier ses différents conflits internes. La paix ici prend de multiples visages : la paix urbaine, la paix sociale, la paix internationale, et bien sûr, la paix avec un passé lourd de violence. C’est dans ce cadre que je me suis entretenu avec Yves Basset, professeur de sciences politiques à l’Université de La Riota à Bogotá, dont les paroles résonnent encore dans ma réflexion sur la pacification du pays.
Photo/droite: président Gustavo Petro /gauche: Atanas Mockus Faut-il s'habiller en « carotte » ou exhiber son « arrière-train » pour promouvoir la paix et le retour à l'ordre républicain ? Une question étonnante mais non dénuée de sens à la lumière des actions d'Atanas Mockus, ancien maire de Bogotá, ancien sénateur et candidat à la présidence. Au début du siècle, sa victoire électorale fut une surprise, et sa réélection, un véritable phénomène. Dans une capitale en proie à la violence et à l'anarchie, il introduisit la « loi des carottes », une série d'initiatives ludiques et symboliques visant à sensibiliser les citoyens à la nécessité du civisme. Des mimes en blanc, des panneaux de signalisation insolites et des gestes simples comme des pouces levés ou baissés ont transformé Bogotá, la ville où plus de 1 100 personnes mourraient chaque année sous les roues des voitures, en un modèle de pacification. En 2003, ce chiffre était descendu à moins de 600, prouvant qu'un autre chemin était possible. Mais la pacification de la Colombie ne se limite pas à des exemples isolés comme celui de Bogotá. Le pays a connu une transition nationale intéressante. Après des décennies de gouvernements de droite réfractaires à tout changement, le pays a élu en 2022 son premier président de gauche, Gustavo Petro. Ce fut un tournant majeur, non sans turbulences. L’histoire récente du pays a été marquée par des crises sociales, la répression violente des manifestations et la gestion difficile des accords de paix. La gauche au pouvoir, en dépit de ses promesses de transformation, a dû faire face à la réalité d’une majorité parlementaire insuffisante et à des réformes difficilement réalisables. Les attentes étaient élevées, notamment concernant la "paix totale", un programme ambitieux de négociation avec tous les groupes armés, anciens guérilleros et anciens paramilitaires. Pourtant, entre 2016 et 2020, plus de mille militants colombiens, écologistes, syndicalistes, et défenseurs des droits indigènes ont perdu la vie. Le pays s’enfonçait encore davantage dans un cycle de violence, malgré les promesses de pacification. Dans ce contexte, Yves Basset soulignait l'importance de ne pas voir la paix comme une simple négociation avec les groupes armés, mais comme un véritable travail de réconciliation sociale, incluant des réformes profondes sur les droits humains et la répartition des terres. En dépit des échecs de réformes, il existe des avancées notables. Le gouvernement a pu faire passer sa réforme des retraites (qui risque prochainement d’être censurée par le Conseil constitutionnel à cause de débats houleux jugés trop rapides au Congrès). Un autre exemple, la réforme agraire, clé dans les accords de paix signés avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a permis de formaliser la propriété de vastes étendues de terre et de commencer à redistribuer ces biens dans un pays où la violence des inégalités foncières était une source constante de conflit. Il y a également eu des progrès significatifs dans la gestion des manifestations sociales. Alors que les gouvernements précédents de droite les réprimaient très violemment, suspectant que les guérilleros se cachaient dans les cortèges, les manifestations à partir de 2022 ont été globalement pacifiques et gérées de manière plus sereine. Concernant les FARC, après leur démobilisation, le groupe s’est transformé en un parti politique appelé "Comunes". Bien que cinq sièges au Sénat et à l’Assemblée aient été accordés, la situation politique reste fragile pour l'ex-guérilla, qui peine à s’intégrer pleinement dans le paysage politique colombien. Un autre groupe dissident, l’État-major central, continue d’être actif, et les tentatives de négociation n’ont pas donné de résultats concrets. Lors de mon séjour à Bogotá, Maria-Emilia, une militante pour les droits des femmes et des LGBTQIA+, m’a expliqué que l’intégration des anciens guérilleros dans la société colombienne reste une tâche complexe. Les femmes, maltraitées dans le cadre de leur ancienne vie de guérillères, doivent réapprendre à vivre en société. Quant aux ex-membres des FARC, beaucoup d’entre eux peinent à se reconvertir, notamment à cause des compétences acquises dans des activités illégales comme la contrebande ou le narcotrafic où ils gagnaient bien mieux leur vie. Sur le plan social, des progrès ont également été réalisés pour les minorités, notamment afro-colombiennes, même si de nombreux défis demeurent. La montée en puissance de la première vice-présidente afro-colombienne a marqué un tournant dans la reconnaissance de ces populations, mais la route reste semée d’embûches, comme l’atteste l’incident de "blackface" que j’ai vu lors du Carnaval de Barranquilla. Il reste encore beaucoup à accomplir pour déconstruire les stéréotypes, notamment racistes. Le débat sur l'histoire du pays demeure largement fermé à cause des récents déboulonnages des statues de conquistadors. La violence de cet acte, couplée à son héritage historique, n'a pas encore suffi à mobiliser la population vers des actions concrètes. Le président, dans la dernière année de son mandat, envisage de tenir des référendums afin de clarifier l'opinion publique et d'ouvrir un espace de réflexion sur ces questions. À l’international, la Colombie navigue avec prudence dans ses relations diplomatiques, notamment avec les États-Unis. Bien qu’il existe une coopération étroite entre les deux pays, particulièrement en matière de lutte contre le narcotrafic, le climat politique de la région reste instable. L'élection de Donald Trump, qui a généré des tensions sur la question des immigrés, a incité le gouvernement colombien à prendre des mesures pour protéger ses citoyens. Mais les relations restent tendues et le pays doit gérer ses alliances avec prudence. Les deux présidents ont une fâcheuse habitude à s’envoyer des « piques » par l’intermédiaire du réseau social X. Cela ne procure rien de bons dans les relations entre les deux pays notamment en septembre lorsque les Etats-Unis devront choisir de redonner un blanc-seing visant à continuer les relations pour lutter contre les narcotrafiquants. Malgré les épreuves et les échecs, la Colombie avance sur son chemin de pacification. Les promesses de réconciliation sont souvent retardées par des obstacles politiques, sociaux et économiques, mais elles ne sont pas abandonnées. Yves Basset nous rappelle que la paix en Colombie est un processus complexe et multifacette, qui nécessite la participation de tous les acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Et tandis que le processus de pacification continue de se déployer, la Colombie se transforme lentement, avec l'espoir que, finalement, la paix soit plus qu'une simple négociation : un véritable changement social et politique. Lire la « Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump » : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/ Autres sources : Infobae El Espectador Libération

Un nouveau gouvernement à Berlin : quelles implications ?

par Christian Lequesne le 7 mars 2025 photo de Christian Lequesne
Quatre questions à Christian Lequesne, membre du Conseil scientifique du Laboratoire de la République, co-animateur de la commission géopolitique et professeur de science politique à Sciences Po.
Quelles leçons tirer des élections allemandes ? Il y en quatre essentiellement. D'abord, il y a en Allemagne, comme dans tous les pays européens d’ailleurs, un éclatement des votes. Le bipartisme CDU-SPD est révolu. On assiste aussi à une montée claire et nette de l’extrême droite (20%), ce qui n’est pas banal pour Allemagne compte tenu de son histoire. La social-démocratie s’écroule alors que la gauche radicale (Die Linke) fait un bon score et que les écologistes (Die Grüne) se maintiennent. Enfin, le parti chrétien-démocrate de centre-droit, CDU/CSU, malgré la baisse de ses scores, reste un parti fort, puisqu’il recueille 28% des voix. Ceci signifie que l’Allemagne possède encore un grand parti de masse de centre-droit qui appelle à une politique centriste, pro-européenne et modérée. Quelle coalition sera formée ? Le leader de la CDU/CSU, Friedrich Merz, qui arrive en tête des élections, sera le futur chancelier. Il n’a guère d’autre choix que de s’allier avec le Parti social-démocrate (SPD). On continue de parler en Allemagne d’une « grande coalition » bien que le terme soit impropre puisque le SPD n’est que le troisième parti après la CDU/CSU et l’AFD. Les écologistes ont fait un score trop bas pour pouvoir être l’allié des chrétiens-démocrates. C’est dommage, car ce parti aurait été complémentaire de la CDU-CSU. Au niveau régional, l’attelage entre les chrétiens-démocrates et les Verts fonctionne généralement très bien. Il est vrai que les Verts ne sont plus du tout ce qu’ils étaient à leur création dans les années 80. Ce parti, s’il considère prioritaire la décarbonisation de l’économie, est aussi très favorable à un développement des dépenses en matière de défense. Qui l’eût cru ? Il n’y aura pas de coalition avant avril 2025. En Allemagne, les partis qui gouvernent doivent conclure un accord de coalition et cela prend du temps, car c’est une feuille de route détaillée à laquelle le gouvernement se tient généralement. Que peut-on attendre de la coalition entre la CDU/CSU et le SPD ? Au plan interne, ce n’est pas l’attelage qui sera le plus réformiste, alors même que le modèle économique allemand qui reposait sur un gaz russe peu cher et des exportations fortes vers la Chine et les Etats-Unis, est essoufflé. On n’assistera guère à une volonté de transformer le modèle mais de plutôt à le faire fonctionner le mieux possible. Les chrétiens-démocrates se concentreront sur la libéralisation de l’économie (moins de régulation, moins de taxes pour les entreprises) et les sociaux-démocrates essayeront de sauver un Etat-Providence réformé. Il y a de fortes chances pour que les deux partis s’accordent sur une utilisation plus flexible du fameux « frein à la dette ». Ce principe constitutionnel empêche les investissements par la dette publique, alors qu’il y a un cruel besoin de renouveler les infrastructures, notamment dans la partie ouest du pays. Pour ce qui concerne la politique européenne et étrangère, le nouveau chancelier jouera la carte de la coopération avec la France. Il est aussi prêt, et c’est assez remarquable pour un chrétien -démocrate, à considérer que l’Europe s’affranchisse de la seule garantie de sécurité américaine. Il l’a dit ouvertement et c’était courageux de le faire. Les Allemands ne veulent pas laisser tomber l’Ukraine mais ils doivent aussi dépenser plus pour la défense. Sur ce plan, les sociaux-démocrates sont plus conservateurs. Et il faut espérer qu’ils n’empêchent pas l’Allemagne d’augmenter ses dépenses militaires. De même, une partie du SPD est traditionnellement très « compréhensif » à l’égard de la Russie. Il faut espérer que cela ne nuise pas à la coopération absolument nécessaire entre Européens pour essayer de lancer un plan de paix qui ne soit pas complètement aux conditions de Poutine, alors même ce dernier se sent désormais protéger par la nouvelle politique étrangère de Washington. Quelles implications pour la coopération de l’Allemagne avec la France ? Le futur chancelier Merz est attaché à la construction européenne, dans la tradition des chrétiens-démocrates rhénans (il est originaire de la Rhénanie du nord Westphalie). Emmanuel Macron devrait s’entendre mieux avec lui qu’avec son prédécesseur Olaf Scholz. Merz comprend le sens du concept d’autonomie stratégique soutenu par le président français depuis plus années. Il devra toutefois composer avec les sociaux-démocrates. Ce sera certainement l’occasion de batailles internes tant ces derniers restent sur des positions traditionnelles en matière de sécurité. On verra donc, mais Merz ouvre au moins la possibilité d’un soutien au changement que Macron appelle de ses voeux. En matière de défense européenne, rien n’est possible sans un triangle Paris-Berlin-Varsovien, auquel est associé la Grande-Bretagne malgré le Brexit. La réunion de Londres a montré le 2 mars 2025 que les Allemands étaient solidaires des autres Européens, bien qu’ils ne soient pas prêts encore à dire ouvertement qu’ils enverraient des troupes en Ukraine.

Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump

par Erévan Rebeyrotte le 18 février 2025
Le Laboratoire de la République saisit chaque opportunité pour enrichir sa réflexion et élargir son réseau à l’international. Profitant de la présence en Amérique latine d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, l’association engage une série de rencontres avec des acteurs politiques, intellectuels et économiques du continent.
Pour cette première lettre d’Amérique latine, nous nous rendons à la ciudad de Mexico pour rencontrer Jorge Castañeda, intellectuel et homme politique mexicain de premier plan. Ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique (2000-2003) et représentant du pays aux Nations unies, il a également enseigné dans plusieurs universités prestigieuses, dont la Universidad Nacional Autónoma de México, Princeton, New York, Cambridge et Sciences Po Paris. Figure influente de la diplomatie latino-américaine, il partage son analyse sur les relations internationales du Mexique, notamment avec les États-Unis, l’Europe et la France, dans un contexte marqué par des tensions économiques, migratoires et diplomatiques. Erévan Rebeyrotte : Avec la réélection de Donald Trump, le Mexique doit affronter des tensions commerciales accrues, notamment avec l’imposition de nouveaux droits de douane sur l’acier et l’aluminium. Comment le Mexique peut-il répondre à ces défis et préserver sa souveraineté économique et territoriale ? Jorge Castañeda : Les défis sont dangereux et difficiles à surmonter. S’il s’agissait d’un simple différend commercial, on pourrait adhérer ou non aux théories de Donald Trump. Les déséquilibres commerciaux résultent souvent de subventions. En 2024, les États-Unis et le Mexique affichent un déficit commercial de 171 milliards de dollars, une somme relativement modeste par rapport à leur produit national, mais néanmoins conséquente. Cependant, la question dépasse le cadre strictement économique. Trump utilise les droits de douane non seulement à des fins commerciales, mais aussi pour obtenir des concessions du Mexique sur des sujets tels que l’immigration, la sécurité et le trafic de drogue. Le Mexique se voit ainsi contraint de répondre aux exigences de Trump dans ces domaines. Les observateurs étrangers sont frappés par le sentiment et l’identité nationale des Mexicains, mais ils sous-estiment souvent la vulnérabilité du pays face aux États-Unis. Par exemple, environ 60 % de notre électricité provient de centrales alimentées au gaz naturel, dont 70 % est importé des États-Unis. Notre capacité de réserve est d’un jour et demi seulement, ce qui limite considérablement notre marge de manœuvre face à Trump. Toutefois, le Mexique possède quelques leviers de négociation, notamment le pouvoir de décider d’accepter ou non les déportés non nationaux. C’est une carte diplomatique, mais son utilisation est délicate. Sous le premier mandat de Trump, le gouvernement mexicain a cédé sur toute la ligne. La situation risque de se répéter avec la nouvelle administration. Il en va de même pour la Chine : une part significative des exportations mexicaines vers les États-Unis sont en réalité des produits chinois déguisés, transitant par d’autres pays ou entrant clandestinement au Mexique. Trump souhaite un contrôle renforcé de ces marchandises. Erévan Rebeyrotte : Trump a symboliquement rebaptisé le golfe du Mexique en « golfe d’Amérique », un geste interprété par certains comme une tentative d’affirmation de l’hégémonie américaine. Qu’en pensez-vous ? Jorge Castañeda : Cela n’a aucune importance. Il est inutile de se battre avec Trump sur ce genre d’absurdités. Le fleuve qui sépare les États-Unis et le Mexique porte déjà deux noms : « Rio Grande » côté américain et « Rio Bravo » côté mexicain. Ce n’est pas un sujet de contentieux. Chaque pays, comme la France, décidera librement de la manière dont il nomme le golfe. Cela ne change rien. Erévan Rebeyrotte : En réponse aux menaces commerciales de Donald Trump, l’Union européenne et le Mexique ont récemment signé un accord visant à renforcer leurs liens économiques. Pensez-vous que cet accord marque le début d’un réalignement stratégique du Mexique vers l’Europe ? Jorge Castañeda : Cet accord élargi remplace celui de 1998 en l’améliorant et en l’approfondissant. Cependant, le Mexique en a exclu le chapitre sur l’énergie, ce qui a déçu l’Europe. Il reste encore à obtenir l’approbation des 27 États membres, bien que l’accord soit déjà appliqué. Erévan Rebeyrotte : Alors que plusieurs pays d’Amérique latine traversent des crises démocratiques et connaissent des dérives autoritaires, quel rôle le Mexique peut-il jouer sous la présidence de Claudia Sheinbaum ? Le pays a-t-il encore suffisamment d’influence pour défendre la démocratie et les droits de l’homme dans la région ? Jorge Castañeda : La vraie question est de savoir si le gouvernement mexicain actuel et le précédent sont réellement des défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie, ou s’ils y sont hostiles. Regardez les dictatures en place à Cuba, au Venezuela, au Nicaragua, et maintenant au Salvador. [Que pensez vous de Javier Milei ?] Pour l’Argentine, il est encore trop tôt pour juger Javier Milei. Il multiplie les décisions extravagantes, mais pour l’instant, la démocratie n’est pas menacée. L’économie, en revanche, est dans une situation critique. Le Mexique lui-même connaît une dérive autoritaire. Le gouvernement a supprimé l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que les organismes autonomes du pays. Dans quelques mois, il supprimera même les autorités électorales qui ont joué un rôle essentiel dans l’instauration de la démocratie. Il adopte aussi une posture hostile envers les intellectuels et les médias. Dans ces conditions, le Mexique est mal placé pour donner des leçons en matière de droits de l’homme. Les gouvernements actuels et précédents ne se préoccupent pas tant de la démocratie et des droits fondamentaux que de la souveraineté nationale. Erévan Rebeyrotte : Vous avez représenté le Mexique en tant que ministre des Affaires étrangères lorsqu’il siégeait au Conseil de sécurité de l’ONU. Aujourd’hui, face aux conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, l’ONU semble incapable d’imposer des solutions durables. L’organisation est-elle devenue un simple spectateur impuissant face aux rivalités entre grandes puissances ? Jorge Castañeda : L’ONU a toujours été un spectateur, et pas toujours puissant. Pendant la guerre froide, les États-Unis et la Russie ont souvent utilisé leur droit de veto pour servir leurs intérêts. Aujourd’hui, la rivalité oppose les États-Unis à la Chine, alliée de la Russie. La Russie joue un rôle clé dans la guerre en Ukraine, mais le véritable affrontement à long terme est entre les États-Unis et la Chine. La question essentielle est de savoir si le monde se porterait mieux sans l’ONU et d’autres institutions internationales comme l’OMC, l’OMS, l’UNESCO ou la Cour pénale internationale. Je ne le crois pas. Contrairement aux revendications du Sud global, qui réclame une réforme des institutions pour les rendre plus représentatives du nouvel ordre mondial, je pense qu’il faut améliorer et renforcer l’ordre existant. Les États-Unis, par exemple, devraient ratifier la cinquantaine d’instruments internationaux qu’ils ont toujours refusé d’adopter, comme la Cour pénale internationale, la Convention sur le droit de la mer ou la Convention sur les armes conventionnelles. Cela changerait beaucoup de choses. Mais le Sud global, lui, cherche surtout à accroître le poids de la Chine. Erévan Rebeyrotte : Quel est le lien entre le Laboratoire de la République et les enjeux communs entre la France et le Mexique ? Jorge Castañeda : Il est essentiel de réfléchir ensemble au nouvel ordre mondial. Le sommet européen du 17 février à l’Élysée a été un moment clé pour discuter des ambitions renouvelées des États-Unis, notamment sur Gaza, l’Ukraine, le Groenland, le canal de Panama, et peut-être même certaines parties du Mexique. La France joue un rôle central dans la définition d’une réponse européenne aux crises internationales. Cela inclut bien sûr l’Ukraine, mais aussi l’intelligence artificielle, avec le sommet qui s’est tenu récemment, et les accords de Paris sur le climat, que Trump va quitter dans un an. Il est crucial de s’unir et de décider d’une stratégie commune. L’essor de l’extrême droite en Europe et aux États-Unis représente une menace majeure, tout comme le régime autoritaire de gauche au Mexique. Enfin, bien que le Mexique soit plus proche des États-Unis, la France est plus perméable au wokisme mais cette idéologie arrive dans le pays. Il est donc nécessaire de bâtir un dialogue stratégique entre la France, le Mexique et les États-Unis, en excluant les trumpistes et en s’appuyant sur une alliance de citoyens engagés.

Syrie : « L’islamisme modéré, cela n’existe pas »

par Omar Youssef Souleimane le 12 décembre 2024 Omar Youssef souleimane
Dans cet entretien, l'écrivain franco-syrien Omar Youssef Souleimane livre sa vision de la chute du régime de Bachar al-Assad. Il brosse le portrait sensible d'une société syrienne partagée entre l'euphorie de s'être débarrassée du joug d'un tyran, et l'inquiétude de la menace islamiste portée paradoxalement par les artisans de sa libération : les rebelles d'Hayat Tahrir Al-Cham, mouvement islamiste qui rêve de s'acheter une respectabilité politique. Une société qu'il juge néanmoins suffisamment forte pour faire face au défi de la reconstruction démocratique.
Le Laboratoire de la République : Après des décennies de souffrance et de cauchemar, la Syrie s’est libérée du joug de Bachar al-Assad. Omar Youssef Souleimane, vous étiez de ceux qui criaient « Liberté ! » lors du printemps arabe en 2011. Vous avez connu la répression sanglante et le régime de terreur avant votre exil en France. Quelle a été votre première pensée en réalisant que le gouvernement de Bachar al-Assad allait tomber ? Omar Youssef Souleimane : L’incrédulité d’abord, puis la joie. Comme tous les Syriens, j’ai la sensation d’avoir besoin d’un peu de temps pour réaliser complètement l’ampleur de l’évènement. J’ai parfois l'impression de marcher comme dans un rêve.  Il faut mesurer à quel point le destin de la Syrie est enchaîné à celui de cette famille depuis 50 ans : j’ai grandi dans ce que le monde entier appelait la « Syrie d’al-Assad ». Aujourd’hui elle a cessé d’exister. L’élan de 2011 s’était écrasé contre la brutalité du régime de Bachar al-Assad et l’infiltration des islamistes, aujourd’hui c’est une nouvelle fenêtre d’opportunité qui s’ouvre pour penser une Syrie libérale, démocrate et laïque. Mais cette chute de la dictature, je la vis aussi dans ma chair de citoyen français. Pour moi, ce renversement marque par certains aspects une victoire de mon pays, la France. Celle des valeurs universalistes, qui n’accepte pas les bafouements de tous les droits de l’homme et les massacres sur son propre peuple. Le Laboratoire de la République : Vous avez pu parler à votre famille, vos proches ? Dans quel état d’esprit sont-ils ? Omar Youssef Souleimane : Après près de 12 ans sans communication ou presque, j’ai pu les appeler, c’était très émouvant. J’avais oublié le son de leurs voix, il m’était impossible de les contacter sans les mettre en danger tant que le régime avait le contrôle total de toutes les communications. Ils sont fous de joie, il y a une sorte de soulagement général, d’euphorie collective. Bien sûr, il faut attendre de voir comment la situation va évoluer, la Syrie est un pays dont le futur est plus que jamais incertain, à la fois dans son évolution interne mais aussi parce que la région est extrêmement mouvante.   Le Laboratoire de la République : Vous parlez très justement d’une fenêtre d’opportunité. On imagine que les sensations d’espoir de pouvoir construire une société démocratique et de joie de s’être débarrassé de Bachar al-Hassad sont tempérées par la peur d’une islamisation du pays, sous l’impulsion des rebelles islamistes d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC) ? Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, la partie sera compliquée. Mais il faut bien mesurer l’étendue du soulagement d’un peuple qui se débarrasse d’une histoire faite uniquement pendant ces dernières années d’angoisse et de terreur. Les prisons comme celle de Saydnaya, qui étaient de vrais abattoirs humains et dont la perspective terrorisait tous les Syriens dès leur enfance, s’ouvrent aujourd’hui. Il va falloir lutter pour ne pas laisser l’islamisme gangréner cette libération, mais il faut d’abord laisser le peuple panser ses plaies et profiter de cette bouffée d’air qui lui a été refusée pendant si longtemps. Il faudra beaucoup de temps pour mesurer l’ampleur du sadisme du régime de Bachar al-Assad, et bien plus de temps encore pour se remettre des centaines de milliers de morts qui ont déchiré des familles entières. Tout l’enjeu sera ensuite bien sûr de construire une Syrie libérale, démocrate et laïque. Une Syrie fédérale, où les Kurdes sont amenés à jouer un rôle, et qui puisse nous mette à l’abri de l’abus de l’ultracentralisation du pouvoir qui a favorisé les dictateurs. Le Laboratoire de la République : Le leader d’HTC, l’islamiste Abou Mohammed al-Joulani, a tenté de rassurer les opinions publiques en parlant de la « diversité syrienne » notamment. Est-ce que vous y croyez ? Omar Youssef Souleimane :  J’ai un principe simple :  on ne peut jamais, au grand jamais, faire confiance à un islamiste. Un islamiste qui vous parle de diversité, c’est une chimère. L'islamisme modéré, ouvert, c’est comme un imam athée : cela n’existe pas.  Par ailleurs, Abou Mohammed al-Joulani est un expert de la taqîya (dissimulation de la foi dans un but de conquête, NDLR), il a par exemple repris son nom civil - Ahmed Hussein al-Chara - pour inspirer la confiance de la communauté internationale et du peuple syrien. Mais il porte évidemment avec lui le projet d’une société islamique radicale. Les Syriens connaissent ces stratégies par cœur, il est hors de question de rentrer dans ce jeu-là.  Il faut systématiquement les dévoiler, et montrer l’ampleur de leurs contradictions.  Le Laboratoire de la République : Vous croyez au renouveau démocratique de la Syrie ? Omar Youssef Souleimane : Je suis optimiste : les Syriens ont vécu toutes les horreurs ces dernières années : la guerre civile, Daesh, l’occupation en tout genre… Ils en ont tiré des leçons. Ils n’accepteront pas l’imposition d’un état islamique. De plus, la diversité ethnique et communautaire en Syrie, qui a servi jusqu’ici à attiser les braises de la guerre civile, peut jouer à l’inverse un rôle de garde-fou contre l’islamisme radical. Gardons en tête que presque 40% de la population syrienne est constituée de minorités, c’est une mosaïque qui peut faire obstacle à l’établissement d’un islam tout puissant. Il faut compter sur les militants, les démocrates syriens qui existent encore et doivent porter un projet de l’intérieur. Aujourd’hui ils sont très mal organisés, mais la peur a quitté leur camp. Le Laboratoire de la République : Vous vous engagerez personnellement dans cette reconstruction ? Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, mais d’abord en tant qu’écrivain et que citoyen français, porteur des valeurs universalistes que ce pays charrie. Je serai dans le premier avion pour Damas, dès la réouverture de l’aéroport. Je veux retrouver ma famille, et redécouvrir la Syrie, la comprendre de nouveau après toutes ces années. J’ai parfois la sensation d’avoir une dette à rembourser ainsi que des moments à vivre qui m’ont été confisqués. Ma mission d’écrivain c’est aussi de chercher ce soulagement de la mémoire et de donner ma voix pour une reconstruction démocratique de la Syrie.

Syrie : « Ce sont les ennemis de l’Occident qui ont gagné »

par Patrice Franceschi le 11 décembre 2024 franceschi noir blanc
Après la chute du régime de Bachar al-Assad, l'écrivain et aventurier français met en garde contre tout enthousiasme autour de l'arrivée au pouvoir des rebelles islamistes d'Hayat Tahrir al-Cham. Patrice Franceschi nous alerte en particulier sur la situation des Kurdes en Syrie. Il décrypte aussi la stratégie de communication déployée par leur leader Abou Mohammed al-Joulani, nouvel homme fort de la Syrie, et le jeu de dupes qui risque de se mettre en place avec la communauté internationale.
Le Laboratoire de la République : Quelle est votre analyse de la chute éclair du régime de Bachar al-Assad, renversé en une dizaine de jours par les rebelles islamistes du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS) mené par Abou Mohammed al-Joulani ? Patrice Franceschi :  Vous utilisez le terme de « rebelles islamistes », d’autres médias sont moins prudents et utilisent simplement le terme de « rebelle » avec ce qu’il charrie de positif. Le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) est un groupe islamiste, il convient de le répéter. Il suffit de regarder la situation dans la poche d’Idleb qui est sous leur contrôle : c’est un petit califat totalitariste, sous influence turc à la mode Daesh. HTC n’a pas changé magiquement de nature en trois semaines. Toute cette affaire me rappelle ce qu’il s’était passé en Iran en 1979 : la haine du Shah d’Iran était telle qu’en France tous les journaux encensaient l’ayatollah Khomeini, y compris les intellectuels comme Michel Foucault. Puisque Khomeini était contre le tyran reconnu, il avait le blanc-seing de la communauté internationale. Bachar al-Assad est un criminel devant l’Histoire, qui a du sang sur les mains jusqu’aux coudes. D’un point de vue moral, il est normal de se réjouir de sa chute. Mais d’un point de vue politique, il n’est pas impossible que celui qui le remplace aujourd’hui soit pire que lui, comme l’ayatollah Khomeini a été pire pour le peuple iranien que le Shah Mohammad Reza Pahlavi : il est donc hors de question de se réjouir de l’arrivée d’al-Joulani au pouvoir. Le Laboratoire de la République : La Syrie pourrait donc tomber de Charybde en Scylla ? Patrice Franceschi : Il ne faut avoir aucune confiance dans HTC. Ce sont les ennemis de l’Occident qui ont gagné, de nos démocraties et de toutes nos valeurs d’égalité et de liberté. Des islamistes téléguidés par la Turquie et financés par les Qataris. Ce groupe est morcelé, instable, mais tenu dans équilibre fragile par les Turcs. Ce sont les Turcs qui sont à la manœuvre depuis le début : ce sont eux qui contrôlent indirectement la poche d’Idleb, ce sont eux encore qui ont amalgamé les résidus des groupes islamistes après l’éclatement de Daesh, du front Al-Nostra, d’Al-Qaeda et de dizaines d’autres groupes terroristes pour les réunir sous cette unité un peu factice d’HTC. Sans oublier les brigades islamistes étrangères, notamment les brigades françaises dont on estime qu’ils sont environ 200 avec al-Joulani, les islamistes ouighours, turkmènes et bien d’autres. Enfin ce sont eux qui ont fabriqué l’armée nationale syrienne (ANS), qui la contrôlent et la financent, notamment pour persécuter les Kurdes. Tout cela forme une sorte de confédération islamiste plus ou moins bien contrôlé par la Turquie d'Erdoğan qui a deux objectifs clairs : chasser Bachar al-Assad du pouvoir et éliminer les Kurdes afin de pouvoir être les seuls maîtres du jeu dans la région. Or il me semble que cet agenda, pourtant assez bien établi, est souvent passé sous silence dans les médias. Le Laboratoire de la République : Vous estimez que les Kurdes sont abandonnés par la communauté internationale ? Patrice Franceschi : Oui, les Kurdes sont une fois de plus abandonnés par la communauté internationale, en particulier par les Américains.  Ce sont les premières victimes des deals économiques des Etats-Unis avec les Russes, les Iraniens et les Turcs, exactement comme en octobre 2019 quand Donald Trump avait donné le feu vert à Erdogan pour s’emparer d’une partie des territoires libérés de Daesh par les Kurdes, où se retrouve aujourd’hui une partie de l’armée nationale syrienne qui les attaque et les persécute sans relâche.   Le Laboratoire de la République : Quid des chrétiens de Syrie ? Patrice Franceschi : L’immense majorité est déjà partie, l’autre est soit du côté des forces démocratiques kurdes, soit est restée à Damas ou Alep. Ils n’ont rien à craindre dans l’immédiat, car la politique des islamistes menés par al-Joulani est de faire le moins d’esclandre possible pour faire croire qu’ils sont des partenaires démocratiques avec qui l’on peut discuter : il n’y aura probablement aucune exaction dans les premières semaines, voire les premiers mois. Mais ils ont tout à craindre dans l’avenir. Le Laboratoire de la République : En parlant de stratégie de communication, le leader des islamistes, Abou Mohamed al-Joulani, a délaissé sa tenue traditionnelle pour le costume ou le treillis militaire, et depuis l’offensive qui a mené à la chute de Bachar al-Assad, il demande désormais qu’on l’appelle par son patronyme civil, Ahmed Hussein al-Charaa, et non plus par son nom de guerre. Faut-il y voir des signes positifs pour le futur de la Syrie ou est-ce de la poudre aux yeux ? Patrice Franceschi : C’est toute la force de la taqîya (dissimulation de la foi dans un but de conquête, NDLR). Il s’agit de faire baisser la garde aux ennemis potentiels, c'est à dire à l'Occident, leur faire croire que l'on a complètement changé, que l'on est en réalité un groupe parfaitement raisonnable, fréquentable, compatible avec les valeurs humanistes. Abou Mohammed al-Joulani n’imposera pas la sharia dès les premières semaines, la stratégie est pensée à long terme. HTC va simplement tromper la communauté internationale et attendre le moment opportun pour établir son régime totalitaire, une fois qu’ils se sentiront suffisamment solidifiés au pouvoir. Les islamistes qui viennent de renverser Bachar al-Assad ne commettront pas les mêmes erreurs que les talibans qui se sont décrédibilisés trop vite sur la scène internationale. Le Laboratoire de la République : Jean-Noël Barrot, le chef de la diplomatie française démissionnaire a annoncé après la chute de Bachar al-Assad que l’appui de la France à la transition politique « dépendra du respect des droits des femmes, des minorités et du droit international ». Or, vous soulignez avec justesse que ces droits seront respectés dans le cadre de la taqîya, au moins pendant les premiers mois du nouveau régime. A quoi faut-il conditionner l’appui de la France dans ce cas-là ? Patrice Franceschi : Il ne faut pas être dupe et intégrer le fait que les signes positifs que l’on risque de constater dans les premiers mois en Syrie - notamment pour les femmes - font partie d’une communication soigneusement orchestrée et pensée en amont. Il faut donc bien sûr renouer des liens diplomatiques, s’impliquer et discuter avec les pouvoirs en place mais sans naïveté. On peut imaginer par exemple imposer à al-Joulani que les Kurdes – qui contrôlent un tiers des territoires et qui sont pour l’instant les seuls vrais démocrates de la région - soient une composante des discussions, et non pas seulement des cibles à éliminer pour l’armée nationale syrienne. Il est nécessaire que l’on conditionne le soutien de la France à la garantie de sécurité des Kurdes et à leur intégration dans la construction d’une solution politique : si les nouvelles forces politiques en Syrie se plient à ces exigences, alors ce sera un gage de sérieux, sinon c’est de la pure taqîya qu’il faudra dénoncer. Reste aussi l’inconnue de la stabilité réelle de la coalition islamiste d’HTC : il ne faut pas oublier que tous ces groupuscules issus de Daesh, des différentes milices, d’Al-Nostra etc. se détestent entre eux. Il n’est pas impossible que la Turquie ne parvienne pas à contenir les rivalités de pouvoir qui vont se faire jour dans les prochaines semaines et que cet épisode ne se termine à la libyenne.  

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