Rubrique : République démocratique

Témoignage : Poutine face à l’effondrement, par Nina Khrushcheva, petite-fille de Nikita Khrouchtchev

par Nina Khrushcheva le 4 janvier 2023
Petite fille adoptive de Nikita Khrouchtchev, professeur en Affaires Internationales à la New School de New York, contributrice du Project Syndicate, Nina Khrushcheva a accepté de répondre, depuis Moscou où elle est de retour depuis quelques mois, aux questions du Laboratoire de la République. Un témoignage exceptionnel qui met en perspective les enjeux politiques russes dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous parler de votre histoire personnelle ?  Nina Khrushcheva : C’est une très longue histoire... J'ai vécu aux États-Unis pendant plus de 30 ans. En fait, j'ai vécu aux États-Unis plus longtemps que je n'ai vécu en Russie. Je suis le produit de la Perestroïka de Gorbatchev qui a fait de l’Union Soviétique un pays libre, qui a dit aux Russes d’être libres et de faire ce qu’ils veulent dans la vie. Suivant ses recommandations, j’ai fait mes études supérieures aux États-Unis, à Princeton. J'y ai étudié la littérature comparée mais j'ai toujours été intéressée par la politique. J'ai pu travailler comme chercheuse en post-doctorat, en littérature, avec Jack Matlock, le dernier ambassadeur des Etats-Unis en Union Soviétique. J’ai également travaillé avec George Kennan, le grand diplomate et politologue à l’origine du concept de containment. Après avoir travaillé avec ces deux géants de la diplomatie et de l'analyse politique, j’ai fait de leurs disciplines mon métier et mon thème de recherche et d’écriture.  Pourquoi êtes-vous à Moscou en ce moment ? Nina Khrushcheva : Vous savez, je n’ai jamais quitté la Russie, je suis simplement partie vivre ailleurs. Quand Gorbatchev a déclaré que la Russie était un pays libre, quand il a dit : « faites ce que vous voulez », il nous a ouvert l’opportunité d’être expatrié. Je me suis toujours considérée comme une expatriée Russe aux États-Unis. Et aujourd’hui, je suis revenue à Moscou pour assister à la fin, à la fin de cette histoire, à la fin de la période d’ouverture que Gorbatchev avait initiée. Beaucoup de gens sont en train de quitter la Russie, mais il faut bien que quelqu’un reste pour témoigner de ce qu’il se passe.  Qu'en est-il de vos origines familiales, de votre histoire familiale ? Quel lien de parenté avez-vous avec Nikita Khrouchtchev ? Nina Khrushcheva : Je suis sa petite-fille adoptive et son arrière-petite-fille naturelle. Mon grand-père maternel, Leonid, était le fils naturel de Nikita Khrouchtchev. A la mort de Leonid, pendant la Seconde Guerre mondiale, Nikita Khrouchtchev a adopté sa fille Julia, qui n’est autre que ma mère. Elle avait alors deux ans.  Quelles sont vos relations avec le pouvoir en Russie ?  Nina Khrushcheva : Lors d’une réunion récente du club de discussion Valdaï à Moscou, Vladimir Poutine a confirmé que Nikita Khrouchtchev ne faisait en aucun cas partie de ses modèles. On lui a demandé s'il avait déjà eu l'impression de ressembler à Khrouchtchev et il a été totalement effrayé par cette question, presque dégoûté. Je n'ai donc – vous le comprenez – aucune relation avec le Kremlin, et je n'ai jamais eu de relation avec le pouvoir à l'exception de Gorbatchev, après sa retraite du pouvoir.  La crise des missiles de Cuba a au 60 ans au mois d’octobre. Pensez-vous qu'il y a des leçons à tirer de la façon dont Khrouchtchev et Kennedy ont réussi à sortir de cette crise, notamment en matière de négociation ?  Nina Khrushcheva : Oui, je pense que nous pouvons en tirer des leçons. Quand Khrouchtchev a défendu Fidel Castro et le régime de Cuba, que les Américains essayaient de faire tomber, il estimait qu’il était dans son bon droit : pourquoi l’Union Soviétique n’aurait pas, comme les Etats-Unis en Italie ou en Turquie, des armes nucléaires à Cuba ? Du point de l’équilibre des pouvoirs et de la parité, il pensait présenter une proposition valable. Mais Kennedy ne pouvait pas imaginer que quelqu’un puisse demander l’égalité dans ce domaine : il a réagi, de manière excessive à une proposition de Khrouchtchev qui était essentiellement défensive. Quand Khrouchtchev a compris qu’il avait mal anticipé la réaction de Kennedy, il a changé de posture. C’est là qu’ils ont commencé à échanger des notes et à entretenir des relations continues grâce à de multiples canaux secondaires.  A contrario, je ne pense pas que le Kremlin soit aujourd’hui capable de modifier son comportement. Dans une certaine mesure, Pourtine est contraint de le faire : les remarques sur les armes nucléaires se font de plus en plus rares. Ce changement de comportement n’est néanmoins pas orienté vers une sortie de conflit par la recherche de la paix, mais vers la destruction des infrastructures ukrainiennes par des forces militaires conventionnelles.   Poutine a reproché en 2014 à Khrouchtchev d’avoir cédé la Crimée à l’Ukraine en 1954. Pourquoi ? Nina Khrushcheva : Khrouchtchev est une bonne cible pour Poutine parce qu’il a été en quelque sorte un transfuge du système. Il s’est écarté de la formule despotique socialiste de fidélité à la ligne du parti. Les négociations avec Kennedy, les relations avec d’autres pays capitalistes, sont des éléments qui démontrent une forme de liberté par rapport à la ligne du parti. Bien sûr, les pays capitalistes étaient ses adversaires. Mais des événements démontrent une forme de liberté à la ligne. Lorsque Molotov lui reproche d’avoir partagé un sauna avec le président finlandais Kekkonen, Khrouchtchev répond : « C’est un chef d’État. Il va au sauna, et c’est comme cela qu’on crée de bonnes relations. » En somme, avec Gorbatchev, Khrouchtchev est une cible facile parce qu’il n’était pas comme les membres classiques du parti. Il pouvait par exemple se montrer très critique de certains agents du renseignement soviétique, mais continuer de les rencontrer. Imaginez Poutine critique de certains agents et entretenir des relations avec eux ! Ils sont au mieux arrêtés ou mis dehors. Après le XXème Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique en 1956, quand l’URSS a écrasé l’Insurrection de Budapest, Khrouchtchev n’arrêtait pas d’expliquer sa politique. C’est donc dans ce sens qu’il est une cible facile pour le Kremlin aujourd’hui. Il passe pour un faible parce qu’il a toujours voulu expliquer ce qu’il faisait, rationnalisé ce qu’il faisait.  S’agissant de la Crimée, ce n’est pas lui qui a décidé du don du territoire à l’Ukraine. A ce moment-là, en 1954, il n’avait pas assez de pouvoir pour décider de cela tout seul. Il y avait d’autres personnes au gouvernement. Il a néanmoins, probablement, été à l’initiative de cette cession, parce qu’il pensait, en gestionnaire, que c’était une bonne décision.  Enfin, je crois que Poutine n’aime pas Khroutchev parce que Khrouchtchev a été le premier à endommager le renseignement soviétique. Il l’a endommagé parce qu’il a placé le KGB sous le contrôle du Parti communiste. C’est une décision que Poutine ne peut pas respecter, parce qu’il considère que le KGB doit tout contrôler.  Khrouchtchev serait un contre-modèle pour Poutine parce qu’il représenterait une version plus « libérale » de l’exercice du pouvoir ?  Nina Khrushcheva : Je ne peux pas dire que Khrouchtchev était un « libéral », bien sûr que non. Mais on peut dire qu’en tout cas, il essayait d’exercer différemment le pouvoir. C’était un despote, parce qu’il agissait de manière despotique dans le régime qu’il dirigeait. Il a dû agir en despote en Hongrie et dans d’autres cas. Mais je ne pense qu’il était un dictateur : il entretenait des formes de dialogue. La différence entre la guerre en Ukraine et la crise des missiles de Cuba, c’est notamment qu’il y avait encore un débat à l’époque. Certains avaient averti Khrouchtchev que c’était une mauvaise idée d’envoyer des missiles à Cuba. Il l’a fait, mais il y avait du dialogue. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, il n’y a pas eu de dialogue. Personne n’a dit à Poutine que l’invasion ne se passait pas du tout comme prévu. Poutine critique Khrouchtchev parce que selon lui, il n’était pas assez fort, il ressemblait trop à un humain. Quand Khrouchtchev allait parler à une foule, il le faisait réellement, cela ne ressemblait pas un à show de télévision. Il était trop accessible et simple pour quelqu’un qui est assis au Kremlin et dont la seule activité est d’envoyer des ordres et des décrets. Khrouchtchev a négocié avec les États-Unis, au risque d’endommager sa réputation. Lorsque l’URSS a retiré les fusées de Cuba, les États-Unis ont également retiré leurs fusées de la Turquie. Mais personne ne l’a jamais su, jusqu’à la toute fin. Poutine ne peut pas imaginer mettre en jeu sa réputation. Conserver sa réputation le conduit à d’horribles extrémités.  Quand Khrouchtchev a quitté le pouvoir, il a prononcé la phrase suivante, en se référant à la mort de Staline et à la transmission du pouvoir en 1953 : « La peur a disparu et nous pouvons parler d’égal à égal. » Cette « peur » est-elle revenue en Russie ? Le pouvoir peut-il à nouveau être transmis sans violence ?  Nina Khrushcheva : Je ne peux pas répondre à cette question. Le pouvoir a été transmis sans violence mais jamais démocratiquement depuis 1964. En revanche, il y a une violence autour du pouvoir. Le changement de direction du pouvoir est violent. Ce qu’il s’est passé en février 2022, c’est un changement violent dans la direction du pouvoir, comme nous n’en avons jamais vu. Poutine dirigeait une autocratie fonctionnelle à la construction de laquelle il avait concouru. Et soudain, il se dit : « Le monde ne me respecte pas, ne me prend pas au sérieux. Ils vont utiliser l’Ukraine pour me faire la même chose qu’à Saddam Hussein, qu’à Milosevic. Je vais donc attaquer ce pays. » Ce qui est donc remarquable, c’est le changement violent dans la conduite du pouvoir. Vous êtes à Moscou, que se passe-t-il aujourd'hui ? Comment les moscovites réagissent-ils aux derniers événements ? Nina Khrushcheva : Il y a eu un virage. J’étais à Moscou en juin et juillet et je me disais : peut-être que dans un mois nous aurons commencé à trouver des solutions raisonnables à la situation. Je veux dire : le Poutinisme ne va pas tomber du jour au lendemain, mais je me disais que d’une certaine manière, ils arriveraient à trouver des solutions raisonnables. C’était sans doute une idée dans la tête de Poutine. Il est extrêmement chanceux depuis 22 ans et c’est pour cela que je me disais que d’une manière ou d’une autre, il arriverait à surpasser tout le monde et à s’en sortir en arrangeant les choses, en trouvant des solutions raisonnables.  Mais le contexte a changé, contre toute attente. Je n’y attendais pas. L’Ukraine a commencé à avancer, à reprendre des territoires. Les Ukrainiens ont rapidement appris à utiliser les armes livrées par l’OTAN. Avec ces victoires ukrainiennes, et encore plus depuis le 21 septembre et la mobilisation des civils réservistes, s’est installé un sentiment très étrange. Il y a ces messages à la télévision qui nous disent que nous sommes unis, ensemble, une nation unie et puissante engagée dans la guerre. Il y a ce récit et puis il y a la réalité qui paralyse tout le monde. Je ne sais pas si c’est de la peur ou du désespoir. Nous ne savons pas comment cela va se passer, comment la Russie va s’en sortir sans s’effondrer. Personne ne sait ce que demain apportera. Ce désespoir est encore plus grand et plus fort que la peur du Kremlin. On n’a jamais vu autant de policiers dans les rues : un tiers des personnes dans la rue sont des policiers. Bien sûr, la Russie a toujours été un Etat où la police est très présente, mais jamais à ce point. J’ai lu George Orwell et j’ai enseigné la critique de la littérature de propagande. 1984 a toujours été une référence pour moi mais je n’ai jamais vécu dans 1984. Cela a toujours été une œuvre de fiction mais aujourd’hui, Moscou ressemble à un 2022 de George Orwell. Propos recueillis le 8 décembre 2022. 

Jean-François Cervel : quelles visions de l’ordre mondial s’affrontent au travers de la guerre en Ukraine ?

par Jean-François Cervel le 22 décembre 2022
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République, analyse le nouvel ordre mondial en place depuis le début de la guerre en Ukraine. Il s'attache, dans cette tribune, à révéler le projet plus ambitieux de Vladimir Poutine de redistribuer les cartes du jeu géopolitique et géostratégique mondial afin de mettre en marche une véritable "révolution mondiale".
La décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine le 24 février 2022 n’est pas seulement la manifestation d’un impérialisme territorial classique souhaitant retrouver une partie de l’empire soviétique défunt. Elle s’inscrit dans un projet beaucoup plus ambitieux d’instaurer un nouvel ordre mondial. Le projet est global, relevant de la géostratégie et de l’idéologie. Il s’agit de mettre fin à la domination occidentale sur le monde et de faire disparaître, du même coup, la pensée libérale qui caractérise l’occident depuis le 18eme siècle. Cette « révolution mondiale » a été clairement affirmée par Vladimir Poutine. Elle est partagée par une grande partie des pays du monde et, au premier chef, par les dirigeants chinois. Ces pays s’organisent, aujourd’hui, dans une alliance plus ou moins formalisée contre l’occident afin d’établir ce nouvel ordre du monde. Il s’agit, d’une part, de s’attaquer à la position dominante américaine et, d’autre part, de détruire les fondements du système libéral occidental. En dépit des deux guerres mondiales qui ont ravagé l’Europe, la domination occidentale sur le monde a perduré. Victorieux en 1918, encore davantage en 1945 puis en 1989, les États-Unis d’Amérique ont dominé le monde. Le dollar règne en maître sur les échanges internationaux et sur la finance mondiale, les États-Unis, avec leurs alliés de l’OTAN, britanniques et français, ont trois sièges de membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU, l’armée américaine possède des bases sur tous les continents, les grandes entreprises américaines dominent largement les marchés des technologies les plus avancées, les standards et le droit étasuniens tendent à s’imposer partout... C’est d’abord à cette domination historique que nombre de pays veulent mettre fin. Mais, par-delà cette remise en cause de puissances dominantes, c’est aux fondements du système occidental qu’ils veulent s’attaquer. Qu’est-ce que le système occidental ? Le système occidental se définit fondamentalement par la défense de l’individu et de sa liberté, la gestion démocratique de l’intérêt général, la limitation de l’arbitraire du pouvoir dans le cadre d’un Etat de droit, le règlement pacifique des conflits, l’universalisme des valeurs des droits de l’homme et du citoyen, le progrès de la connaissance et de l’éducation de tous. C’est donc un système libéral, démocratique, progressiste et universaliste. Le système libéral n’est ni la licence, ni l’anarchie, ni le libertarisme que certains dénoncent. Le système libéral c’est la gestion d’un équilibre permanent entre les droits de l’individu et l’organisation de l’intérêt général. C’est la destruction de ce corpus de valeurs qui forment un tout et qui constituent le « système libéral », qui est l’objectif central de l’alliance des pays anti-libéraux qui contestent chacun des éléments de cet ensemble.  Au fil du temps, les ennemis de ce système de valeurs ont été nombreux. Les intégrismes religieux, les idéologies fasciste, national-socialiste et communiste ont affirmé leur volonté de détruire ce système de la liberté. Les mêmes sources idéologiques affichent à nouveau, aujourd’hui, avec une force particulière, leur volonté de destruction. Comme le dit clairement Pierre Servent, il suffit de lire les textes des idéologues islamistes, russes et plus encore chinois pour comprendre que c’est sur ce registre que se situe le combat.  Bien entendu, il est parfaitement légitime de contester la domination des puissances occidentales et, au premier chef, la domination américaine et de souhaiter une organisation plus équilibrée de la gestion du monde, faisant appel à tous les acteurs, sur tous les continents. Bien entendu, il est parfaitement légitime de dénoncer les excès du système libéral et de souhaiter une régulation plus ferme de ses dérives, environnementales, financières ou sociales.  Mais le « nouvel ordre mondial » doit-il, sous prétexte de rééquilibrage, faire disparaître la liberté et la démocratie ? C’est la question que l’on doit se poser en examinant ces propositions de nouvel ordre mondial que prônent un certain nombre de dirigeants alors que, selon une analyse récente (citée par Pierre Buhler, dans Le Monde, le 10 novembre 2022 ), seuls 34 pays relèvent, aujourd’hui, de la catégorie des démocraties libérales ! Le « nouvel ordre mondial » peut-il être celui préconisé par nombre d’intégristes de toutes les religions et notamment islamistes qui veulent imposer leurs croyances et leur organisation traditionnelle de la société ? Le nouvel ordre mondial peut-il être l’ordre autocratique et militaire que Vladimir Poutine veut imposer à l’Ukraine en détruisant ses infrastructures et en martyrisant sa population civile en la livrant à une soldatesque qui, comme toute soldatesque au long de l’histoire, détruit, massacre, viole et pille ? Le nouvel ordre mondial peut-il être l’ordre totalitaire du Parti communiste chinois qui veut imposer partout son despotisme prétendument éclairé dans une société totalement contrôlée, uniformisée, enrégimentée, sous l’autorité d’une oligarchie auto-désignée dans la plus totale opacité ? Les textes adoptés par le Parti communiste chinois parlent d’un monde idyllique de prospérité, de développement harmonieux, de défense d’un véritable multilatéralisme, de réforme du système de gouvernance mondiale. Ils affirment que « la Chine aide à la stabilisation d’un monde changeant et troublé ». Ils prônent le partage et la coopération gagnant-gagnant.  Peu importe les changements dans le monde, la Chine dans la nouvelle ère sera toujours un bâtisseur de la paix mondiale, un contributeur au développement mondial, un défenseur de l’ordre international. La Chine ne va bien que lorsque le monde va bien et le monde va encore mieux lorsque la Chine va bien.  Le concept de construction de la communauté de destin pour l’humanité relie le rêve chinois aux rêves des peuples du monde entier.  Texte affiché lors d’une exposition chinoise dans les locaux de l’UNESCO à Paris le 15 novembre 2022. Derrière ces propos lénifiants de prospérité partagée et de développement mondial harmonieux, il y a la réalité du rouleau compresseur de la dictature communiste chinoise et de sa main mise progressive sur de nombreux pays devenus économiquement et financièrement dépendants. Le multilatéralisme prétendument égalitaire peut-il être développé avec des pays autoritaires dont les dirigeants n’ont aucune légitimité démocratique ?  C’est toute la question qui est posée aujourd’hui. La « révolution mondiale » que Vladimir Poutine appelle de ses vœux doit-elle être la victoire de l’alliance des régimes autoritaires visant à vaincre enfin les tenants du système libéral ? L’union des régimes autoritaires de la Chine, de la Russie, de l’Iran, manipulant les états vassaux de la Corée du Nord ou de la Syrie serait-elle plus efficace et plus satisfaisante pour la gouvernance du monde que le système libéral ? Bien sûr, le nouvel ordre mondial ne doit pas être non plus l’ordre insidieux que veulent mettre en place les sociétés multinationales du Net ou les détenteurs de la puissance financière qui s’organisent pour échapper à toute réglementation et à tout contrôle au service de leurs seuls profits. La liberté des puissances économiques ne doit évidemment pas l’emporter sur la bonne gouvernance de l’intérêt général. Le nouvel ordre mondial devrait donc être un ordre collectif supra national garantissant la liberté individuelle et organisant le pilotage de l’intérêt général planétaire. Il devrait être l’ordre d’une véritable République-Monde en charge d’un développement harmonieux de l’espèce humaine respectant l’environnement naturel dont elle procède. Il ne devrait être l’ordre d’aucun pays ni d’aucun groupe d’intérêts mais il devrait être celui de l’intérêt général de l’humanité. C’est cet ordre-là qui devrait l’emporter sur les logiques d’affrontement, de guerre et de mort qui sont affichées aujourd’hui par l’alliance des puissances totalitaires. Evidemment, une telle définition paraît totalement utopique aujourd’hui alors que la réalité est celle de l’affirmation généralisée d’intégrismes exacerbés et belliqueux. Mais il faut continuer à affirmer ce projet qui est le seul à même d’éviter des dérives tragiques pour tous.  L’Europe, porteuse de ces valeurs de paix, de respect et de liberté doit continuer à défendre cette ambition collective que demandent tous les peuples à travers le monde.   Jean-François Cervel Jean-François Cervel a été directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires). Agrégé d'histoire, il a effectué la quasi-totalité de sa carrière au sein de l'administration, notamment en tant qu'inspecteur général de l'administration de l'Éducation nationale. Il est membre de la commission "Géopolitique" du Laboratoire.

États-Unis : clivage du parti Républicain entre isolationnistes et interventionnistes moins décisif que prévu

par Frédéric Encel le 15 novembre 2022 Frédéric Encel
La large victoire républicaine aux élections américaines de mi-mandat, espérée par Donald Trump, n’a pas eu lieu la semaine dernière. Quelles conséquences sur la politique étrangère américaine ? Analyse de Frédéric Encel.
Rappel : Midterms 2022 : cinq choses à retenir des élections américaines (lemonde.fr) Le Laboratoire de la République : La large victoire républicaine aux élections américaines de mi-mandat, espérée par Donald Trump, n’a pas eu lieu. La politique des Etats-Unis sur le conflit ukrainien va-t-elle rester inchangée malgré l’apparent statu quo ? Frédéric Encel : J’en suis convaincu ! D’abord car la majorité des Républicains ont déjà condamné fermement l’invasion de l’Ukraine – certains d’entre eux s’inscrivant de longue date dans une défiance à l’encontre de la Russie de façon générale –, et soutiennent donc Joe Biden dans sa politique de fermeté vis-à-vis du Kremlin. Et si l’on ajoute à ce pôle républicain, d’autant plus majoritaire que la plupart des trumpistes ont échoué, la majorité des représentants démocrates, on retrouve un fort consensus, notamment au sein de l’incontournable Sénat. Ensuite, le président américain a toujours affirmé qu’il ne dépêcherait pas le moindre soldat en Ukraine, et cela dès décembre 2021. Or la hantise de l’opinion publique, ce n’est pas tant l’ouverture de lignes de crédit à Kiev – indolores et assez théoriques pour le citoyen – que le retour de cercueils recouverts de drapeaux sur des tarmacs d’aéroports militaires. Du reste, même le coût financier de l’engagement militaire des États-Unis sera largement compensé par l’achat massif de matériels militaires flambant neuf dans ses arsenaux par les États européens de l’OTAN. Je ne vois ainsi aucune raison de croire à un infléchissement de la politique russo-ukrainienne de Biden suite à ce scrutin, sachant celle-ci scrutée par… la Chine.  J’ajoute que de toute façon, les prérogatives présidentielles américaines, en matière de défense et d’affaires étrangères, sont telles qu’elles permettent à un locataire de la Maison-Blanche une large autonomie décisionnelle. Le Laboratoire de la République : On s’attendait à une redite de la situation électorale de 2020, avec de nombreuses contestations du scrutin. Ce n’est pas le cas. Est-ce de nature à redorer le blason du modèle démocratique américain au niveau international ? Frédéric Encel : Le « redorer »… pour celles et ceux qui crurent naïvement à l’effondrement de la démocratie US, surtout après l’épisode du Capitole le 6 janvier 2021 ! Pour ma part, je ne cesse de dire et d’écrire que si, effectivement, une part importante de la société américaine exprime un haut degré de rejet de l’État fédéral, des médias et/ou du parti démocrate, les institutions, elles, tiennent fort bien. Tous les corps constitués, de l’armée à la diplomatie en passant par la justice, la vice-présidence (avec Mike Pence, pourtant républicain et évangélique), la police, l’éducation et, last but not least, la Cour suprême (bien qu’ultra-conservatrice), ont immédiatement fait allégeance au nouveau président régulièrement élu dès avant sa prestation de serment en janvier 2021. Et je crois d’ailleurs que l’une des variables principales de prises de décision de nombre de votants – y compris républicains – de voter démocrate (ou de s’abstenir) lors de ces Midterms, aura relevé de cette volonté du plus grand nombre de préserver la démocratie par-delà les sensibilités et convictions politiques. Vous savez, George Washington, James Madison et les autres concepteurs de la remarquable constitution américaine, à la fin du XVIIIème siècle, étaient des protestants (pour certains francs-maçons) profondément méfiants à l’égard des penchants populistes et autoritaristes de l’homme dans l’exercice du pouvoir ; ils voulurent prémunir le nouvel État de cette tendance atavique en bâtissant des institutions solides, un calendrier électoral rigoureux, et un équilibre (« checks and balances ») entre pôles de pouvoir. Nul ne peut sérieusement contester l’efficacité de ce système ! Combien de guerres civiles et/ou de coups d’État se seraient produits ailleurs après un tel déni démocratique d’un candidat sortant au poste suprême ponctué d’un assaut par ses partisans au cœur des institutions ?... Le Laboratoire de la République : Ron De Santis a été élu largement gouverneur de Floride, une victoire qui le propulse comme principal concurrent de Donald Trump dans la course à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2024. La doctrine républicaine est-elle homogène sur les questions internationales ? Frédéric Encel : Oui et non. Je dirais pour schématiser qu’un clivage passe entre nationalistes-isolationnistes à la Trump, et interventionnistes façon, ici, néoconservateurs, là, réalistes à l’image de Kissinger. Mais une fois franchie cette ligne mouvante et poreuse, et lorsqu’un sénateur ou un président républicain élu doit assumer ce que Max Weber appelait « l’éthique de responsabilité », on retrouve une certaine cohérence autour des thèmes suivants : grande fermeté vis à vis de la Russie, de la Chine et de l’Iran avec, corrélativement, soutien à l’Ukraine (et au renforcement de l’OTAN), à Taïwan, et à Israël ainsi qu’aux alliés arabes sunnites du Golfe. Pour le reste, les circonstances géopolitiques d’une part, des sensibilités d’autre part (évangéliques, par exemple), guident ce que vous nommez la « doctrine républicaine », soit en réalité un corps de schéma global. Attention toutefois au prisme des affaires étrangères ; dans l’isoloir, au sein des États démocratiques, les citoyens n’accordent que très rarement la priorité aux questions géopolitiques extérieures, et c’est tout particulièrement le cas aux États-Unis, y compris lors des présidentielles. Le pouvoir d’achat, l’accès aux soins, la sécurité, l’éducation et, le cas échéant, de grands débats sociétaux et éthiques comme l’avortement ; tout cela prime largement l’Ukraine, l’Iran voire la Chine… Docteur en géopolitique habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris et professeur à la Paris School of Business. Fondateur/animateur des Rencontres géopolitiques de Trouville sur Mer et des Assises nationales contre le négationnisme, Frédéric Encel a en outre créé la collection « Géopolitiques » aux Presses universitaires de France, et vient de publier Les Voies de la puissance (éd. Odile Jacob, Prix du Livre géopolitiques 2022).

Touche pas à mon poste : la culture de l’invective est passée des réseaux sociaux à la télévision, selon Nathalie Sonnac

par Nathalie Sonnac le 14 novembre 2022
Jeudi dernier, 10 novembre, Cyril Hanouna, animateur de Touche pas à mon poste, diffusé sur la chaîne C8, a violemment pris à partie Louis Boyard, député LFI du Val-de-Marne, le traitant d'"abruti", alors que ce-dernier évoquait la fortune de Vincent Bolloré, propriétaire du groupe Canal +. Cet évènement a été abondamment relayé et critiqué. L’Arcom est saisie.
Le Laboratoire de la République : Cet évènement brutal a beaucoup fait réagir. Est-il inédit ? Nathalie Sonnac : L'altercation entre Cyril Hanouna et Louis Boyard est extrêmement violente, c'est sans doute ce qui rend d'abord l'évènement exceptionnel. Le comportement de l'animateur sur cette séquence est totalement délirant. Il faut néanmoins rappeler que ce n'est pas la première fois que Cyril Hanouna déborde. Rappelons qu'il y a à peine un mois, suite au meurtre atroce de la petite Lola, il a appelé à un procès expéditif de la principale suspecte, à sa condamnation à la perpétuité, en interpellant directement le ministre de la Justice. On observe d’ailleurs que si la réaction des réseaux sociaux à l’altercation n’est pas en faveur de l’animateur, elle s'explique en premier lieu par la violence et la vulgarité des propos : dans une cour d'école, on n'accepterait même pas ce type d'altercation qui n'a rien à faire sur un plateau de télévision. Ce qui rend la séquence également inédite, c'est que Cyril Hanouna s’adresse à un élu de la République, et lui tient des propos injurieux. C'est particulièrement inquiétant. Les représentants de la Nupes et de LFI ont saisi l'Arcom, qui a probablement dû recevoir par ailleurs de nombreux signalements. C'est inadmissible de s'adresser à un représentant de la Nation de cette manière, quel que soit l'âge dudit député et même si celui-ci fut un temps chroniqueur de l’émission. Cyril Hanouna ne fait pas ici la part des choses. C'est de l'ordre de l'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique, et c'est peut-être ce qui sera retenu par les juges si l'affaire va au tribunal, comme on peut le prévoir. Le Laboratoire de la République : que peut faire l'Arcom, le gendarme de l'audiovisuel, contre ce type de débordements ? Nathalie Sonnac : L'Arcom dispose d’une échelle de sanctions allant de la mise en garde à la mise en demeure, une sanction sur la base de la convention qui a été signée entre l'Autorité et la chaîne. C'est donc la convention, et notamment les obligations générales de la chaîne en matière de maîtrise d’antenne (et ici de non-maîtrise), qui va être regardée et opposée à cette séquence. L'Arcom va également étudier la jurisprudence en la matière : c'est ce qui va rendre sa décision particulièrement intéressante, puisque nous aurons d'autres éléments sur des précédents de ce type à la télévision ou sur cette chaîne. Le Laboratoire de la République : Les élus sont-ils moins bien traités à la télévision qu'avant ? En particulier les députés ? Nathalie Sonnac : Ce qui est sûr, c'est que depuis plus d'une vingtaine d'années, on voit qu'il y a un mélange de genre, c'est à dire qu'il y a de plus en plus de politiques qui vont dans des émissions qui ne sont pas des émissions de débat public, mais des émissions de divertissement. Cela date à peu près du début des années 2000, et des premiers développements du genre de l'infotainment. De plus en plus d'élus, que ce soient des députés, des sénateurs, des ministres, des maires, etc. participent à des émissions dans lesquelles on voit bien que la composante récréative ou de divertissement est dominante. D'ailleurs, dans le cas de Touche pas à mon poste, l'Arcom regardera le format de l'émission.  N’est-elle qu’une émission de divertissement ? Comment qualifiez-vous une émission dans laquelle un député vient parler de sujets de société ? Nous sommes dans un entre-deux qui n'a rien de nouveau, qui est même de plus en plus courant. Bien sûr, les élus de la République y trouvent leur intérêt. C'est une façon pour eux aussi de se faire connaître, d'améliorer leur popularité, d'apparaître comme des gens sympathiques avec qui on peut discuter comme si on les connaissait, comme des copains. C'est du Drucker moderne. Sauf que Michel Drucker, il y a 20 ans, il était en costume cravate et s'exprimait normalement, avec respect. On constate sur 20 ans, qu’il y a de moins en moins d'espace de débat politique pur sur les chaînes de télévision. Cette séquence est le résultat de cette évolution. La fameuse émission, diffusée sur une chaîne publique, lors de laquelle Thierry Ardisson avait demandé à Michel Rocard : "est-ce que sucer, c'est tromper ?" date de 2001. Elle a marqué le début de quelque chose de nouveau. Le Laboratoire de la République : Comment en est-on arrivé aux insultes et à l'outrage ? Nathalie Sonnac : Ce type d'émission a beaucoup évolué ces vingt dernières années, essentiellement parce qu'elles se nourrissent de buzz fait sur les réseaux sociaux. C'est très caractéristique de ce qu'il se passe avec Hanouna, même si on retrouve peut-être la même recette chez Pascal Praud. Cyril Hanouna a un énorme fan club sur les réseaux sociaux et cherche à faire du buzz. Et le buzz s'importe dans l'émission télévisée. Auparavant, si quelqu'un dérapait dans une émission de télévision, cela faisait effectivement du bruit sur les réseaux. Aujourd'hui, il y a une communication permanente entre l'émission télé et les réseaux, dans un sens comme dans l'autre. Le buzz des réseaux nourrit le contenu de l'émission. C'est ce qui explique en partie la tonalité et le style de Cyril Hanouna, et ce dérapage en direct. C’est la violence que l’on retrouve sur les réseaux sociaux, caractérisés par l'invective, le non-débat, le manque de respect, la non-écoute qui se retrouvent malheureusement pêle-mêle à la télévision. Sur les réseaux sociaux ceci est renforcé par l'anonymat. Le Laboratoire de la République : La jeunesse est très perméable à ce type de formats. Comment s'assurer qu'elle se socialise à la politique par d'autres contenus ? Nathalie Sonnac : Effectivement, mais je ne crois pas que la jeunesse ait besoin de ce type d'émission pour s'informer, et c’est ici un très mauvais exemple donné aux plus jeunes qui regardent. Ce qui me semble particulièrement grave dans cette séquence, c'est, au-delà de l'insulte, l'absence d'échange. Il n'y a aucune écoute de part et d‘autre, aucune discussion, aucun débat entre Louis Boyard et Cyril Hanouna. Heureusement, d'autres formats existent. Les médias en France sont largement diversifiés et nous vivons dans un régime de liberté d'expression, on peut ne pas être d’accord mais on ne peut pas accepter cette violence verbale et ce manque d’écoute réciproque.  Il faut protéger le débat démocratique à la télévision. La force de ce média est sa capacité à réunir les gens à un moment donné, de favoriser une forme de vivre ensemble. La télévision garde la capacité de réunir une très large audience pendant un temps long. On sait qu’Internet favorise et renforce la polarisation des opinions, et joue sur une fragmentation des audiences et une segmentation de la population bien plus forte. La sphère médiatique traditionnelle est très violemment percutée par cette nouvelle donne, elle doit pouvoir réagir, s’adapter et rester attractive auprès des plus jeunes sans utiliser les stigmates des médias sociaux. Nathalie Sonnac est professeure en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Panthéon-Assas et ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Elle est l'auteure de nombreux ouvrages et articles scientifiques sur l’économie de la presse écrite, de l’audiovisuel et du numérique.

Relations franco-allemandes : l’Allemagne tentée de faire cavalier seul en Europe ?

par Christian Lequesne le 14 novembre 2022
Depuis quelques semaines, notamment dans le contexte de la visite d'Olaf Scholz en France le 26 octobre dernier, de nombreux commentateurs ont évoqué l'existence de tensions dans la relation franco-allemande. Christian Lequesne, ancien directeur du CERI et professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris, évoque pour le Laboratoire de la République les doutes qui planent sur l’avenir du leadership franco-allemand.
Le Laboratoire de la République : De nombreux commentateurs ont évoqué l’existence de tensions dans la relation franco-allemande. De quoi parle-t-on exactement ? Christian Lequesne : Ce sont des tensions liées à deux problèmes : d'abord les questions de dépendance énergétique, et par ailleurs des difficultés à se mettre d'accord sur les questions de défense. Sur les questions énergétiques, les Allemands, comme vous le savez, sont beaucoup plus dépendants que nous ne le sommes du gaz russe. Ils ont été très peu raisonnables ces dernières années puisque, à l'époque de Madame Merkel, ils ont encore négocié la construction d’un nouveau pipeline avec les Russes, le fameux Nord Stream II, qui finalement n'est pas entré en fonction (Nord Stream I a par ailleurs été saboté, sans que l'on sache avec certitude si ce sont les services russes qui sont à l'origine de ce sabotage). Ils ménagent un peu cette question de la dépendance à l'égard de la Russie, parce que leur industrie a besoin d'énormément de ressources. Les Allemands ont donc tendance à faire cavalier seul. Ils se sont par exemple opposés à une proposition française qui était très largement soutenue par l'ensemble des pays européens qui consistait à fixer un seuil au prix des importations en provenance d'autres pays que la Russie, parce qu'ils ont peur que cela amène le Qatar, la Norvège, l'Azerbaïdjan à ne pas vouloir vendre à l'Europe. Du côté de la France, du côté de la Belgique, du côté de l'Italie, on est très soucieux de la question des prix. Deuxièmement, les Allemands ont pris une série de mesures, un paquet d'aides aux consommateurs, qui représente quand même 200 milliards d'euros, sans véritable consultation préalable de Paris et des autres Européens. Et il est évident que ces aides faussent d'une manière ou d'une autre la concurrence puisqu'on est dans un système de libre marché. Les Allemands étaient aussi très favorables au développement d'un pipeline entre l'Espagne et la France qui permettrait d'alimenter l'Allemagne à partir des ports espagnols. Des problèmes environnementaux se posaient côté français, pour la Catalogne française notamment. Ce projet a été abandonné, mais cela a été aussi un élément de tension. Deuxième sujet : la défense. Sur les questions de défense, le chancelier allemand a annoncé il y a plusieurs mois un plan de modernisation de l'armée de 100 milliards d'euros. En même temps, les Allemands ne jouent pas le jeu de la coopération industrielle, et cela énerve un peu la France. Il y a en particulier deux sujets de contentieux qui sont la construction d'un avion de combat (SCAF) et la construction d'un char (le projet MGCS). Par ailleurs, les Allemands ont souscrit à l'idée de l'autonomie stratégique européenne très chère au Président de la République, mais en même temps, ils restent très classiquement otanien et ont, par exemple, accepté de faire partie d'un consortium de quatorze pays de l'OTAN auxquels il faut ajouter la Finlande, simplement candidate, pour développer un bouclier antimissile. La France n'a pas vu cela d'un très bon œil parce que nous avons notre propre système antimissile sol-air développé avec des Italiens. Il y a donc beaucoup de sujets de contentieux. Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences ces contentieux peuvent avoir dans les prochains mois et les prochaines années ? Christian Lequesne : il y a un effet d'entraînement politique au sein de l'Union Européenne. La capacité de leadership des deux pays est forcément entamée par ces contentieux bilatéraux. Or, d'un point de vue empirique, on constate qu'il est difficile de faire progresser l'agenda de l'Union Européenne, c'est à dire les politiques de l'Union européenne, s’il n'y a pas d'accord franco-allemand. C'est une sorte de condition structurelle de l'évolution européenne. Quand le couple franco-allemand est en désaccord, les dossiers n'avancent pas aussi vite que nécessaire. Le Laboratoire de la République : ces tensions peuvent-elles avoir des conséquences sur la politique européenne relative au conflit ukrainien ? Christian Lequesne : Je ne pense pas que les Français et les Allemands soient divisés sur le conflit ukrainien. Les lignes de clivage sont ailleurs. La vraie question qui se pose sur la doctrine de l'Union européenne à l'égard de la paix par exemple, c'est de savoir si on peut accepter une paix sans vainqueur et sans perdant, ou si l'on doit considérer que la paix n'est acceptable que s'il y a une défaite de la Russie. La France, comme l'Allemagne et comme l'Italie, est plutôt du premier avis : j’ai l’impression que ces pays sont prêts à accepter les conditions d'une paix, comme on l'a fait pour la Crimée, qui tienne compte de l'annexion des quatre territoires. En revanche, pour les Polonais, pour les Baltes, pour les Finlandais, pour les Suédois, cette option est totalement inacceptable. Ils estiment qu'il ne peut y avoir de paix qu'à partir du moment où la Russie aurait perdu la guerre contre l’Ukraine. C'est une vraie ligne de clivage. Les Français et les Allemands sont donc plutôt dans le même camp qui souhaite ménager la Russie au nom d'un principe de réalisme. Le Laboratoire de la République : cette situation est-elle conjoncturelle ou peut-elle durer ? Christian Lequesne : Pour vous répondre, il faudrait savoir si, véritablement, les Allemands se soucient moins aujourd'hui de la relation avec la France en Europe, ou si ce ne sont que des évènements conjoncturels. Pour l'instant, je crois qu'aucun analyste sérieux ne peut répondre à cette question. Mais il y a des tendances qui montrent qu'à Berlin, on est moins sensible aujourd'hui à la recherche de compromis systématique avec la France, pour progresser en Europe, qu'on ne l'était dans le passé. Alors que du côté français, on sent bien dans le discours du Président de République, que la relation avec l'Allemagne reste fondamentale. Cela traduit aussi une forme d'asymétrie de puissance entre les deux pays qui s'est installée et qui rend la relation bilatérale plus compliquée, dès lors qu'on parle d'effet d'entraînement dans l'Union européenne. Ce n’est pas la première fois qu’il n’y a pas d’accord entre les Français et les Allemands sur des sujets importants. Mais le couple franco-allemand a tout de même une caractéristique invariable, c’est la recherche du compromis : on arrivait jusqu’à présent à mettre les sujets de contentieux sur la table et à trouver des compromis. Plus les positions de départ sont opposées, plus il y a une capacité à trouver un compromis final. Si ce schéma se vérifie encore, ce qui se passe n’est pas très inquiétant. En revanche, la condition du compromis, c’est une volonté commune de faire avancer l’Europe avec l’Allemagne. Il y a un point d’interrogation sur ce sujet côté allemand : n’est-il plus forcément nécessaire de s’entendre avec les Français pour faire progresser l’Europe ?  Le Laboratoire de la République : les Allemands imaginent donc d’autres formes de relations partenariales ? Christian Lequesne : Les Allemands ont des soutiens importants en Europe du Nord. Les Pays-Bas, le Danemark, la Suède par exemple sont des pays qui considèrent qu’il y a un modèle allemand vertueux, le modèle de l’économie allemande. Dans l’ensemble, les Allemands ont des soutiens, alors que du côté français, c’est plus compliqué. L’Europe du Sud, la Grèce et l’Espagne, oui, mais ça ne pèse pas énormément dans le de processus de décision.

Tribune d’Olivia Leboyer : Les sentiments démocratiques

par Olivia Leboyer le 28 octobre 2022
Docteur en science politique, Olivia Leboyer enseigne la science politique à Sciences po Paris. Elle est l’auteur de l’ouvrage Élite et Libéralisme, (Éditions du CNRS, 2012, prix de thèse de la Maison d'Auguste Comte). Elle travaille sur la confiance, et a notamment publié "La confiance au sein de l'armée" (Laboratoire de l'IRSEM, n°19), “L'énigme de la confiance" et "Littérature et confiance" (co-écrit avec Jean-Philippe Vincent) dans la revue Commentaire (n°159 et 166). Elle est également critique cinéma pour le webzine Toutelaculture.
Vers la fin de De la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville a cette remarque frappante : « Les citoyens qui vivent dans les siècles démocratiques (...) aiment le pouvoir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce »[1]. Comme si les citoyens aimaient le pouvoir pour sa grandeur, pour ce qu'il a, pour eux, d'inaccessible et haïssaient les élus pour le démenti que leur présence apporte à cette croyance. Le terme élite renvoie à la face cachée de la représentation, à la dimension symbolique du pouvoir. L’élite politique est-elle assimilable à une sorte de précipité, au sens chimique, de toutes les ambiguïtés de la démocratie ? On voit bien, aujourd'hui, que les hommes politiques inspirent une certaine défiance, et que la personne du président de la République Emmanuel Macron concentre même, sporadiquement, une haine disproportionnée. Dans un article de Commentaire, l'économiste Jean-Philippe Vincent rappelait que l'envers de la confiance, plus que la méfiance, est, plus profondément, l'envie[2]. Récemment, la sociologue Dominique Schnapper abondait dans ce sens en voyant dans le rejet de la figure présidentielle par les citoyens un exemple de la haine démocratique identifiée par Tocqueville, fondée sur l'envie[3]. Et plus l'élu possèderait de qualités distinctives, jeunesse, brio, comme Emmanuel Macron par exemple, plus il apparaîtrait distant et susciterait jalousie et ressentiment. La distinction de l’élite politique s’accompagne nécessairement d’une relation avec la majorité gouvernée. Ce rapport peut être pensé selon des perspectives très différentes, selon l’idée que l’on se fait d’une « bonne représentation ». De fait, on peut estimer primordial de préserver la distance entre les représentés et des représentants choisis pour leur supériorité sur ces derniers. Mais il est également possible de privilégier un idéal de ressemblance. Où l’on considère que les membres de l’élite ne peuvent comprendre les intérêts et besoins des citoyens qu’en étant, pour ainsi dire, « comme eux »[4]. Quels critères conduisent les électeurs à choisir leurs représentants ? Il semble que, de plus en plus, une tendance s’affirme qui les porte à rechercher une plus grande ressemblance entre des hommes politiques et des citoyens ordinaires. Mais est-ce si sûr ? La notion de ressemblance est elle-même très complexe, et toujours partielle. On ne ressemble jamais à une « communauté » que par un ou deux aspects. Intuitivement, l’on pourrait analyser la notion de ressemblance non pas tant comme le désir de voir les gouvernants « être comme » les gouvernés, que comme la hantise de voir les gouvernants se ressembler tous entre eux, au point de former une sorte de caste. Ainsi, le désir de ressemblance serait l’autre nom pour désigner, sur un mode plus positif, la peur de la domination. De la même manière, la passion de l’égalité se fonde également sur une profonde aversion des inégalités. Il semble que le désir de ressemblance obéisse à des ressorts assez ambigus, puisque l’on souhaite distinguer celui qui nous ressemble et qui, de ce fait, ne nous ressemblera plus autant. Mais, précisément, il s’agit de porter au pouvoir quelqu’un qui, en définitive, pourrait être nous. S’opérerait ainsi une sorte de processus de transposition, le candidat élu renvoyant à ses électeurs une image hautement valorisante d’eux-mêmes et représentant l’un de leurs possibles. Dans le désir de voir le lien entre l’élu qui leur ressemble et le groupe dont ils se sentent partie, les électeurs conjurent, en quelque sorte, la hantise de l’élite politique dans ce qu’elle a de plus menaçant, soit la constitution d’un corps privilégié, dont les membres se sentent véritablement semblables les uns aux autres. Le « sentiment du semblable »[5] analysé par Tocqueville comme le cœur et l’impulsion du processus démocratique trouverait ici une réalisation restreinte. Il se développerait, non pas entre tous les citoyens indifféremment, mais au sein d’un petit « entre soi », contrariant ainsi le mouvement de la démocratie. En d’autres termes, le désir de ressemblance exprime également, sur un plan plus inconscient, la peur de l’indifférence, de l’oubli, de l’absence de considération. C'est cette appréhension qui s'est fait sentir vivement au moment de la crise des gilets jaunes. Le désir de ressemblance peut recouvrir une peur de la domination, de l’envie, comme un amour de l’égalité et de la justice, tous ces mouvements n’étant pas exclusifs les uns des autres. Mais, à quelque profondeur que se cachent les raisons, le développement du sentiment du semblable produit un effet quasiment évident : en effet, il exige la réciprocité. Pour restaurer un lien de confiance, les femmes et les hommes politiques doivent pratiquer l'écoute attentive de leurs concitoyens, expliquer leurs décisions et leurs actes mais aussi savoir reconnaître quand ils se sont trompés. Le Grand débat national, les conventions citoyennes, les récentes interventions télévisées du chef de l'état manifestent ce souci de l'autre, essentiel à la vie démocratique. Olivia Leboyer [1] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. II (1840), chap. III « Que les sentiments des peuples démocratiques sont d'accord avec leurs idées pour concentrer le pouvoir ». [2] Jean-Philippe Vincent, « La confiance et l'envie », revue Commentaire, n°150, été 2015. [3] Dominique Schnapper, « Emmanuel Macron : Pourquoi cette haine ? », Telos, 28 janvier 2019. [4] C’est la position des Anti-Fédéralistes, dans le débat de Philadelphie pour la ratification (1787) qui les a opposés aux Fédéralistes. Là où les Fédéralistes insistaient sur la nécessité de préserver la distinction d’une élite nettement supérieure aux gouvernés, les Anti-Fédéralistes privilégiaient un idéal de ressemblance et même, plus exactement, de similitude entre les représentés et leurs représentants. [5] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, op.cit., en particulier t. II , II, 1 ; III, 1 et III, V.

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