Rubrique : République démocratique

Entretien avec Robert Vassoyan : faire de la France la nouvelle « Silicon Valley Européenne »

par Robert Vassoyan le 11 octobre 2022
Robert Vassoyan est un entrepreneur du numérique, ex-président de Cisco France et ex-dirigeant d’ Atos. Depuis 2017, il prône la création d’un « digital business act » pour positionner la France comme la nouvelle « Silicon Valley Européenne » et faire de la digitalisation un nouveau levier de croissance économique. A travers la vente possible du réseau social Twitter, il revient sur les orientations du marché numérique américain pour comprendre les enjeux qui se dressent devant nous en Europe.
Avec cette énième volte-face dans la négociation du rachat de Twitter estimé à 44 milliards de dollars, Elon Musk déclare à nouveau son intérêt pour le réseau social. Cette longue négociation n’exprime-t-elle pas davantage un projet plus vaste de plateforme numérique avec une tout autre ambition ? Robert Vassoyan : Personne ne peut dire ce que pense vraiment Elon Musk, peut-être même pas Elon Musk lui-même ! Mais il y a probablement deux motivations derrière son intérêt passé et peut-être présent : la dimension technologique et la dimension sociétale et politique.Il a des idées très claires, voire une vision et un projet sur le plan technologique. Cela va de la simple amélioration du réseau (sécurité, réduction du nombre de faux comptes, possibilité d’éditer les tweets…) à la transformation radicale de Twitter, avec cette ambition d’en faire la « X app », c’est-à-dire l’application de TOUT ! il avait déjà évoqué, discrètement, cette vision au printemps mais elle semble à présent au cœur du narratif. Elon Musk admire par exemple un réseau comme WeChat qui est devenu une plateforme régissant tout le quotidien des Chinois et il ambitionnerait cela pour Twitter (y adjoindre des outils de travail, d’éducation, de santé, de loisir, des applications de paiement etc…). On retrouve là de vieux projets de son époque Paypal et cet esprit « Moonshot » des entrepreneurs techno américains. Mais il y a aussi la dimension sociétale voire politique. L’idée d’un réseau qui n’entrave pas la liberté d’expression au-delà de ce que la loi américaine prévoit, c’est-à-dire très peu. L’idée peut-être d’un Fox News des réseaux sociaux , c’est à dire un réseau conservateur et anti-woke ? Lubie ou réel projet politique en anticipation des futures présidentielles américaines ? nul ne le sait mais il semble sincèrement convaincu d’une « demande » pour un espace opposé au wokisme et le politiquement correct de la nouvelle gauche américaine soutenue par le reste de la Silicon Valley. Cette saga Twitter a relancé le questionnement sur le pouvoir du réseau social, son influence dans le débat public et le danger de la limitation de la liberté d’expression. Quelles sont les garanties des intentions de l’ homme d’affaire dans ce dossier ? Robert Vassoyan : La question est légitime mais nous n’en sommes pas encore là ! En effet, il ne faut pas oublier les deux autres dimensions du dossier, le financier et le judiciaire. Et aux USA, ces dimensions sont les juges de paix in fine !  En effet, au-delà des visions technologiques, de la X app, du militantisme sincère ou pas pour une certaine liberté d’expression, il ne faut pas oublier que Twitter est une entreprise ! Une Corp. Américaine, ce qui revient à dire qu’ à «la fin de la journée » comme disent les américains, c’est le « business case » qui compte. Et Twitter ne va pas bien, il perd de l’argent, il a fait des économies sur des choses essentielles comme la sécurité. En réalité, il ne vaut probablement pas 44 milliards de dollars ! Et d’ailleurs Elon Musk semble avoir du mal à financer l’opération, avec notamment le retrait des fonds d’investissement qui l’avaient accompagné au printemps. Il est très riche bien sûr, mais il est riche en actions Tesla, laquelle a aussi fortement chuté depuis le début de l’année (près de 50%), du fait de la conjoncture mais aussi de défis intrinsèques. Réalité financière ! et celle-ci semble plaider pour un retrait ou à minima une renégociation du prix d’acquisition. Mais il y a une autre réalité aussi aux USA, le judiciaire, qui dans ce dossier contredit le financier et veut forcer Elon Musk à respecter son engagement de racheter Twitter. Suite à son retrait, Twitter a porté l’affaire auprès de la cour de la Chancellerie du Delaware (le paradis des corp. américaines) et un procès était initialement prévu le 17octobre. Cette cour, vieille de plus de 2 siècles est le juge arbitre ultime des plus grands litiges du monde des big corps. aux USA. Ses juges ultra puissants se positionnent comme arbitres ultimes au nom du droit et de « l’équité », concept utile pour trancher les articles parfois flous des contrats commerciaux.  On oublie souvent en France et en Europe que le garant ultime de la démocratie américaine voire du quotidien des Américains c’est la justice. Tocqueville le disait déjà en résumant la constitution américaine : un système où « la loi est forte et le fonctionnaire faible » ! J’ai tendance, peut-être naïvement à faire confiance à ce garde fou car il est puissant et les US ont démontré dans leur passé leur capacité à remettre en cause y compris les plus puissants. Les tergiversations récentes d’Elon Musk sont peut-être tout simplement le reflet de son impréparation au procès, d’une défense vide, de l’erreur fatale d’avoir sous-estimé le judiciaire. Il est prévu dans l’accord lié à la transaction une amende de 1 milliard de dollars en cas de retrait injustifié. Mais dans un procès ça peut aller beaucoup plus loin et coûter beaucoup plus cher à Elon Musk. Donc deux injonctions contraires, le financier et le judiciaire et Musk va devoir trouver l’équilibre. La juge, Kathleen McCormick, dans sa toute puissance lui a accordé un petit répit. Cela finira peut-être par un deal ou une transaction à l’amiable, nul ne sait. De son côté, Bruxelles vient d’adopter de nouveaux textes, le DMA (Digital Market Act) le Digital Services Act (DSA), qui renforcent la lutte contre les contenus illégaux et la désinformation. Avec ces textes, Elon Musk serait obligé de respecter en Europe nos règles. Ces nouvelles règlementations sont-elles l’expression des leçons tirées du fonctionnement du système judiciaire américain ? Robert Vassoyan : J’aimerais tirer des leçons pour nous, français et européens. Tout d’abord, dans notre « regard » sur les USA, nous ne devons jamais négliger toutes ces dimensions à l’œuvre derrière les manœuvres commerciales américaines. Souvent les dirigeants des grandes entreprises technologiques nous abreuvent de communications messianiques sur leur vision technologique et les bienfaits sociétaux de celle-ci. Mais la réalité c’est qu’ils restent guidés par le judiciaire et le financier, et ce n’est peut-être pas une mauvaise chose ! Au risque de choquer, je fais beaucoup plus confiance à la constitution américaine et à Wall street qu’au messianisme de Mark Zuckerberg ou au transhumanisme des fondateurs de Google ou aux éventuelles ambitions politiques d’Elon Musk ! Ensuite, nous devons nous regarder, nous Européens. Nous réglementons, nous débattons sur Elon Musk et sur Twitter et sur les risques possibles sur la liberté d’expression etc., et nous le faisons sur Twitter ! Le DMA et le DSA sont de très bons textes, qui veulent aligner le monde digital et le monde réel en terme de lois et c’est une excellente chose. Mais la réalité est la suivante : tous nos politiques, figures médiatiques, influenceurs etc. qui passent leurs journées sur Twitter et autre, dépendent de ce que feront un entrepreneur américain et une juge du Delaware !  Au-delà de la réglementation, la véritable indépendance viendra de la réponse à cette question : qu’est ce qui manque chez nous, en France, en Europe, pour créer une plateforme comme Twitter ou Facebook, Snapchat, Wechat, Telegram, Signal…comme tente de le faire OVH par exemple sur le marché du Cloud.

Le parlementarisme interrogé, quelles réponses institutionnelles ?

par Jean-Éric Schoettl le 5 juillet 2022 Assemblée nationale
Le dimanche 19 juin 2022, lors du second tour des élections législatives, les électeurs n'ont donné au président réélu Emmanuel Macron qu'une majorité relative pour gouverner. Certains y voyaient les signes d'un véritable revers pour le camp présidentiel, quand d'autres s'enthousiasmaient de l'ouverture d'une période inédite, espérant une revalorisation du rôle du Parlement. Jean-Éric Schoettl nous livre son analyse sur cette situation politique exceptionnelle.
Rappel : Carte des résultats des élections législatives 2022 : les députés élus, circonscription par circonscription (lemonde.fr) Le Laboratoire de la République : La séquence démocratique du premier semestre 2022 a abouti à une conjoncture politique exceptionnelle. Le Président de la République récemment élu ne peut pas, en effet, s’appuyer sur une majorité absolue à l’Assemblée nationale pour gouverner. Peut-on parler, comme certains l’ont fait, de crise institutionnelle ?  Jean-Éric Schoettl : Si, par crise institutionnelle, on entend un dysfonctionnement des mécanismes représentatifs si grave qu’il remet en cause la règle du jeu démocratique, nous n’en sommes pas là. Personne ne conteste la légitimité des élections présidentielle et législatives, ni la composition du gouvernement, ni celle de l’Assemblée nationale, ni même – en dépit de l’émotion provoquée par telle ou telle désignation - la répartition des postes-clés au sein de la nouvelle assemblée. L’arsenal du parlementarisme rationalisé, même amoindri (bien à tort selon moi) en 2008, reste disponible. Personne n’oppose la rue aux urnes, même si certains suggèrent qu’ils pourraient jouer sur les deux tableaux.  Il n’en reste pas moins que jamais, sous la Vème République, un exécutif n’a été confronté à une Assemblée nationale si problématique. Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, dont on disait qu’il sous-représentait des courants protestataires mais significatifs de l’opinion, s’est pris pour une proportionnelle intégrale. Résultat : l’exécutif ne dispose plus de cette majorité absolue de députés qui faisait de l’Assemblée nationale depuis longtemps - et plus encore depuis l’inversion du calendrier électoral - la courroie de transmission de l’exécutif. Avec 131 députés Nupes et 89 députés RN, l’Assemblée nationale se hérisse de radicalités hostiles au président.  Le Laboratoire de la République : Pour gouverner, quelles options le Président de la République peut-il retenir ? Quels instruments peut-il utiliser ? Jean-Éric Schoettl : Le président de la République est dans son rôle en s’en préoccupant, car il lui appartient, en vertu de l’article 5 de la Constitution, d’« assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État ». N’y suffiront cependant ni l’injonction à coopérer pour le bien du pays, ni la promesse de dialogue et de recherche de compromis, ni les considérations méthodologiques. Tout cela se heurte à une fin de non-recevoir des trois oppositions. Or si les trois unissent leurs votes, le gouvernement tombe à la première motion de censure. L’une au moins de ces oppositions devra donc coopérer, et de façon suffisamment durable, ne serait-ce qu’en s’abstenant. Pour des raisons arithmétiques (la soixantaine de députés LR constitue un groupe charnière), comme qualitatives (c’est de LR qu’Ensemble ! est idéologiquement le moins éloigné), ce ne peut être que LR. Ne tournons donc plus autour de ce pot. L’exécutif n’a d’autre vrai choix, s’il veut assurer aux institutions un minimum de gouvernabilité et redresser le pays partout où le déclin se fait sentir (en provoquant la désaffiliation démocratique que l’on sait), que de s’entendre avec LR. Mais, pour cela, le passé étant ce qu’il est, il faut émettre des signes en sa direction. La main tendue vers les oppositions doit être plus spécifiquement tendue vers LR…  Il est à la fois possible et souhaitable que les trois composantes d’Ensemble ! et LR s’entendent pour rétablir l’ordre dans la cité et dans les finances publiques, revitaliser les services publics (à commencer par la santé et l’éducation), réindustrialiser le pays, faire respecter sans faiblesse le principe de laïcité, lutter contre le communautarisme et maîtriser les flux migratoires. Il s’agirait, au début, d’une convergence tacite, au coup par coup, mais une entente tacite réitérée peut se muer en accord durable. Pour cela, le discours présidentiel et la composition du gouvernement doivent être ajustés à ce qui apparaîtra nécessairement comme un coup de barre à droite. Il faut l’assumer car je ne vois pas d’autre issue à la situation actuelle. Le Laboratoire de la République : Que nous indique le remaniement en matière de pratique des institutions ?  Jean-Éric Schoettl : C’est justement parce que la période est incertaine que l’exécutif doit adopter un cap ferme. Les compromis ne peuvent se bâtir que dans la clarté. Le discours du Chef de l’Etat, comme la composition du gouvernement, doivent participer à cette clarification. Le tout dernier remaniement (avec l’arrivée de Caroline Cayeux et de Christophe Béchu et le retour de Marlène Schiappa et Sarah El Haïri) est un pas dans la bonne direction. Le Laboratoire de la République : La situation actuelle est-elle inédite dans l’histoire de la Vème République ? Que nous apprennent les expériences équivalentes de l’histoire récente des institutions ?   Jean-Éric Schoettl : Jusqu’à ce jour, il y a toujours eu une majorité en faveur de l’exécutif : en faveur du président ou, lors des périodes de cohabitation, en faveur du premier ministre. On cite le précédent de 1988, mais la chambre de 2022 n’est pas celle de 1988. En 1988, l’effectif de députés favorables à l’exécutif était beaucoup plus proche qu’en 2022 de la majorité absolue et le gouvernement pouvait compter sur un groupe centriste charnière substantiel et plutôt bien disposé à son égard.  Aujourd’hui, les extrêmes sont plus nombreux et n’ont nulle envie de négocier avec ceux qu’ils présentent comme responsables de la souffrance populaire. Sauf bien sûr à imposer leurs vues (taxation des «superprofits», retraite à 60 ans, mesures démagogiques sur le pouvoir d’achat …). Y céder, par souci d’égalité de traitement des diverses oppositions, serait semer la confusion. Plus encore si on cherchait artificiellement des confluences avec la Nupes (comme par exemple sur l’inutile constitutionnalisation du droit à l’IVG). Ces compromis, qui seraient des compromissions, ne seraient d’ailleurs pas payés en retour. Pour ne pas s’égarer, il y a des fossés dont il faut accepter de reconnaître l’existence. N’est-ce pas un réflexe conditionné à l’égard du RN ? De toutes façons, il faut s’attendre à une dégradation de la civilité démocratique. Elle se manifeste dès aujourd’hui par le refus de serrer la main de collègues. L’idéal serait évidemment que tous les députés apprennent à se respecter en dépit de leurs divergences et montrent une égale déférence pour les institutions de la République, ne serait-ce que par leur comportement en séance et par leur tenue. C’est à cela que pourrait au moins servir une chambre aussi éclatée. Mais c’est beaucoup demander à ceux qui ont fait de l’insoumission une raison sociale. A cet égard on n’observe pas de symétrie entre les extrêmes… Je crains surtout l’obstruction, phénomène rédhibitoire pour la démocratie. Depuis une quarantaine d’années, l’article 49 (alinéa 3) de la Constitution s’est révélé une arme efficace. D’abord (ce pour quoi il était fait) pour surmonter les blocages inhérents à une opposition majoritaire mais divisée, cas de figure que nous rencontrons aujourd’hui bien plus encore que sous la IXème législature, où l’exécutif avait utilisé l’article 49 (3ème alinéa) 39 fois, dont 28 sous le gouvernement de Michel Rocard. Mais aussi pour contrer l’obstruction. Rappelons que, sous la législature écoulée, l’article 49 (alinéa 3) a été employé pour venir à bout de l’obstruction déchaînée contre le projet de loi instituant un régime universel des retraites (mars 2020). Avec une centaine de députés d’extrême gauche (nous ne savons rien de la pratique qui sera celle de RN à cet égard), la question de l’obstruction va devenir centrale. Le constituant de 2008 a injurié l’avenir en émoussant cette arme constitutionnelle pour en limiter l’emploi (en dehors des lois de finances et de financement de la sécurité sociale) à un texte par session. Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Jean-Éric Schoettl est conseiller d'État et vice-président de la Commission du secret de la défense nationale.

« Interdire le recours à l’avortement va à contre-courant de la majorité des opinions des Américains »

par Vincent Michelot le 23 mai 2022 Cour suprême
L’arrêt historique Roe v. Wade de 1973 reconnaissant l’avortement comme un droit protégé par la Constitution est en danger. Le lundi 2 mai, une fuite révélait qu’une décision à venir de la Cour Suprême américaine entendait revenir sur ce droit, supprimer sa protection constitutionnelle et, par conséquent, redonner le droit aux États de le maintenir ou non. Vincent Michelot, Professeur des universités à Sciences Po Lyon et spécialiste de l'histoire politique des États-Unis, analyse les conséquences que cette décision pourrait avoir, au prisme du fonctionnement de la Cour suprême.
Le Laboratoire de la République : Cette potentielle fragilisation du droit à l'avortement est-elle le résultat direct du fonctionnement de la Cour Suprême, composée de juges nommés à vie ? N’est-ce pas là une manifestation d’un véritable « gouvernement des juges » ? Vincent Michelot : Si la décision finale de la Cour qui sera annoncée en juin confirme effectivement le contenu des attendus qui ont fuité dans la presse (ce qui est en soi un événement assez extraordinaire qui en dit long sur les tensions internes qui agitent la Cour suprême), ce ne sera une surprise pour aucun observateur avisé de la Cour mais bien plutôt le résultat mécanique et inéluctable de la nomination de trois magistrats conservateurs par Donald Trump, Neil Gorsuch (2017), Brett Kavanaugh (2018) et Amy Coney Barrett (2020). Il était clair et public qu’un des principaux critères de sélection par l’ancien président était celle de leur position sur l’arrêt Roe v. Wade. Faut-il pour autant parler de « gouvernement des juges » ? Non pour deux raisons : d’abord le renversement probable de ce monument de la jurisprudence qu’est Roe est d’abord et avant tout le produit d’un concours de circonstances dans lequel un président a l’opportunité, lors d’un mandat unique, de renouveler 3 des 9 membres de la Cour, ce qui s’est très rarement produit dans l’histoire du haut tribunal. Certes, la première des trois nominations a été, pour les Démocrates, « volée », le leader d’alors de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, ayant refusé de tenir des auditions pour remplacer le juge Scalia, décédé en février 2016, avant l’élection présidentielle de cette même année. Mais les deux nominations suivantes sont la conséquence d’une démission, celle d’Anthony Kennedy, et d’un décès Ruth Bader Ginsburg. Dans ce dernier cas il s’agit aussi d’une nomination très controversée car examinée et validée en temps record par le Sénat à la veille de l’élection présidentielle de 2020. S’il existe donc bien une ombre politique sur deux de ces trois nominations, elle est à trouver dans une instrumentalisation partisane de la procédure de confirmation par les Républicains, pas dans une dérive constitutionnelle ou une rupture de l’équilibre des pouvoirs qui mènerait au gouvernement des juges. Qui plus est, si l’on accepte 1/ que les nominations des magistrats fédéraux sont à vie 2 / que la Cour suprême dispose d’un pouvoir de contrôle de constitutionnalité des lois qui n’est que très peu encadré ou limité, une décision comme celle qui s’annonce sur l’avortement est à imputer aux procédures de nomination en premier lieu. Cela ne signifie pas pour autant que les accusations de « gouvernement des juges » ne sont pas justifiées, mais ce pour une raison différente : toutes les enquêtes d’opinion le montrent, interdire le recours à l’avortement va à contre-courant de la majorité des opinions des Américains sur la question. Enfin, il est opportun de le rappeler, si la décision va bien dans le sens qu’indiquent les attendus qui ont fuité la presse, le droit de réguler l’accès à l’avortement reviendra aux États, sachant que 13 d’entre eux ont déjà voté des textes qui, si Roe est effectivement cassé, interdiront tout recours à l’avortement. En dernier lieu, il ne faut pas sous-estimer le choc tectonique qu’une telle décision peut provoquer : le « droit à l’intimité » sur lequel repose toute la logique de Roe est aussi le fondement de multiples autres droits de la personne, notamment en ce qui concerne la contraception, la sexualité ou le mariage. La disparition de Roe irait donc bien au-delà d’un creusement soudain des inégalités face à l’accès à l’avortement. Le Laboratoire de la République : Alors que le président de la Cour Suprême John Roberts rappelait en 2018 « Nous n’avons pas de juges Obama ou de juges Trump… Nous avons un groupe extraordinaire de juges, dévoués qui font de leur mieux », l’ère Trump et la nomination d’Amy Coney Barrett, pro-life, suite au décès de la juge féministe Ruth Bader Ginsburg ne laisse-t-elle pas craindre une polarisation excessive des opinions parmi les neuf juges ? Vincent Michelot : Il ne faut être en l’occurrence, ni innocent, ni naïf. La Cour suprême des États-Unis n’a jamais, dans son histoire, fonctionné dans un espace politique stérile et non partisan. C’est une chambre d’écho des grands débats politiques du moment, parfois en avance sur son temps, parfois en retard. Il faudrait tomber dans une forme inquiétante d’irénisme constitutionnel pour penser que l’extrême polarisation partisane qui s’est emparée de la vie politique américaine depuis les années 1990 ne ferait jamais sentir ses effets jusque dans le « Temple de marbre ». On le sait, les juges qui sont nommés à la Cour ont derrière eux des milliers de pages d’attendus qu’ils ont rédigés dans leurs fonctions précédentes (aujourd’hui, et avant que Kentanji Brown-Jackson ne remplace Stephen Breyer), tous les juges de la Cour étaient magistrats avant leur nomination. Cela signifie que, nonobstant les discours lénifiants face au Sénat de respect du précédent et d’attachement à la règle de droit, ils arrivent à la Cour suprême avec des modèles d’interprétation, une hiérarchie des libertés et une idéologie qui va transparaître dans leurs positions. Tout au long de l’histoire de l’institution, il a fallu trouver un fragile équilibre entre une Cour qui n’a comme seule légitimité que de parler au nom de la Constitution (elle n’est ni élue, ni représentative) d’une part et d’autre part le réalisme constitutionnel qui pose que la Constitution est un document vivant que chaque génération doit s’approprier. Quoi qu’en disent les tenants de « l’originalisme » qui affirment que la Constitution signifie ce que les Constituants ou ceux qui l’ont amendée entendaient, cette appropriation du document organique par les Américains est conduite par des hommes et des femmes qui injectent dans la lecture d’un texte souvent ambigu ou sibyllin leurs préférences, leur hiérarchie des droits ou encore leur histoire personnelle. La polarisation partisane extrême de ces dernières années aura donc simplement contribué, en cassant les normes et les codes de civilité et de courtoisie qui permettaient à conservateurs et progressistes de continuer à se parler, à mettre à nu les apories d’une constitution ratifiée en 1788 et à enlever ses derniers oripeaux de légitimité à ce discours d’une Cour au-dessus des partis et des majorités partisanes. Le Laboratoire de la République : Augmenter le nombre de juges, limiter la durée de leur mandat et le mode de sélection des affaires sur lesquelles ils statuent… : une refonte de l’institution de cet ordre serait-elle une attaque directe contre cette institution judiciaire indépendante ou permettrait-elle au contraire de garantir des droits déjà acquis ? Vincent Michelot : Le Président Biden, dès son entrée en fonctions, a nommé une commission indépendante qui avait pour objet de réfléchir sur l’avenir du pouvoir judiciaire aux États-Unis et sur le fonctionnement des tribunaux. Il a effectivement été question d’augmenter le nombre des juges (qui n’est fixé que par la loi et non pas par la Constitution et qui peut donc être modifié par la loi), de limiter la durée de leur mandat (ce qui signifierait d’amender la Constitution car la nomination à vie des magistrats fédéraux y est inscrite), d’encadrer par la loi le périmètre du contrôle de constitutionnalité ou encore de modifier les processus de décision de la Cour, dans la saisine ou encore dans l’exigence de majorités qualifiées lorsque la jurisprudence est renversée. Si le rapport de la commission est intéressant à consulter, il faut pourtant bien affirmer qu’il s’agit là essentiellement d’un exercice de « droit constitutionnel fiction ». Il est en effet totalement illusoire de penser que l’on trouvera au Congrès une majorité qualifiée des 2/3 (qui doit elle-même être suivie d’une majorité qualifiée des 3/5ème des États pour la ratification d’un mandement constitutionnel) pour par exemple mettre fin aux nominations à vie. De même, une majorité simple au Congrès pour porter le nombre de juges à 11, 13 ou 15 ou modifier le périmètre du contrôle de constitutionnalité, dans l’état actuel du rapport de forces partisan dans l’une et l’autre des deux chambres, relève du rêve éveillé.Au total donc, l’avenir de la Cour suprême et de sa jurisprudence, notamment l’édifice de droits construit par la Cour Warren dans les années 1960, dépend exclusivement des urnes : qui sera le prochain président des États-Unis en 2025 ? Lequel des deux partis aura la majorité dans l’une et l’autre des deux chambres ? A quel degré les décisions de la Cour seront-elles des facteurs de mobilisation, côté démocrate comme républicain ? Vincent Michelot est Professeur des universités à Sciences Po Lyon, qu'il dirige de 2014 à 2016, et spécialiste de l'histoire politique des États-Unis.

« L’intronisation présidentielle : un sacre monarchique »

par Jean Garrigues le 23 mai 2022 Macron
Le 7 mai dernier, le Président Emmanuel Macron, réélu le 24 avril avec 58,54% des voix, a été investi pour son second mandat lors d’une cérémonie à l’ambiance protocolaire. Plus sobre qu’en 2017 mais non moins symbolique, cette cérémonie apparaît, aux yeux de certains, comme le sacre du « monarque républicain ». Jean Garrigues, historien et professeur émérite à l’université d’Orléans, nous livre son analyse sur ce rituel quasi monarchique.
Le Laboratoire de la République : L'intronisation d'Emmanuel Macron pour son second quinquennat le 7 mai dernier s'est voulu d'une facture plus modeste que la précédente. Les rites attachés à l'imaginaire et aux séquences importantes de la Vème République restent néanmoins particulièrement fastueux. Qu'en pensez-vous ? Jean Garrigues : Il est certain que notre histoire politique pluriséculaire a installé un certain nombre de rites républicains, qui d’ailleurs sont en correspondance avec les rituels d’Ancien régime. C’est évidemment le cas de l’intronisation présidentielle, rendez-vous majeur de cette ritualisation, et qui apparaît comme une résurgence du sacre monarchique. D’une certaine façon, la remise du cordon de grand maître de la Légion d’honneur fait écho au couronnement royal et à la remise du sceptre. Mais les cérémoniaux du 14 Juillet, avec le défilé militaire et la garden party, sont spécifiques de notre histoire républicaine, de même que les rituels du 8 mai ou du 11 novembre sur la tombe du soldat inconnu. Sur un terrain plus politique, le conseil des ministres obéit lui aussi à un protocole, installé par le général de Gaulle, et qui fait figure de rituel, de même que les grandes réceptions à l’Élysée etc…. Le Laboratoire de la République : On dit des Français que, s'ils ont étêté leur monarque, ils restent aujourd'hui attachés à une certaine "pompe" et à des symboles proches d'une monarchie républicaine. A la lumière des récentes contestations et des critiques relatives à l'exercice du pouvoir, est-ce toujours vrai ? Jean Garrigues : Il y a une forme de schizophrénie typiquement française qui superpose à la fois l’attachement à un forme de pouvoir personnel et surplombant de type monarchique et une tradition de rébellion et de contestation permanente contre les abus de ce pouvoir personnel. Les manifestations des gilets jaunes l’ont clairement démontré : le monarque républicain était leur cible quasi-unique, en tout cas privilégiée (les comparaisons avec Louis XVI étaient d’ailleurs explicites), mais c’est aussi du chef de l’État que l’on attendait la résolution du conflit. Cette dialectique entre la verticalité du pouvoir et l’horizontalité de la participation démocratique, voire l’aspiration à la démocratie directe, est caractéristique de notre histoire politique. Depuis les débuts de la Troisième République, les mouvements populistes, de Boulanger à Le Pen ou Mélenchon, ont toujours fait de la dénonciation des privilèges leur cheval de bataille. La « pompe » monarchique des rituels présidentiels ou les avantages consentis aux anciens chefs d’État font partie à leurs yeux de ce monde des privilèges à abattre, d’autant plus que plus personne n’en connaît les origines historiques. Le Laboratoire de la République : Les différents modes d'exercice et de représentation du pouvoir exécutif, notamment dans les pays scandinaves, contrastent fortement avec le modèle français. Pensez-vous que des évolutions de celui-ci sont envisageables, souhaitables ? Si oui, lesquelles ? Jean Garrigues : Le modèle scandinave nous a incontestablement donné l’exemple en matière de transparence et de régulation des liens entre l’argent et le pouvoir. Le train de vie des ministres par exemple, le contrôle minutieux des dépenses, des patrimoines, de l’enrichissement et des conflits d’intérêt potentiels des ministres ou des parlementaires sont autant d’avancées vers cette transparence, marquées par les lois de 2013 et 2017. On aboutit parfois à des excès contestables, comme par exemple dans l’affaire du « homard » qui a poussé un ancien président de l’Assemblée nationale à abandonner sa fonction, ce qui n’avait pas lieu d’être à mon avis. Mais la demande sociale est telle aujourd’hui, sur fond de défiance entre les citoyens et leurs représentants, que l’exigence d’intégrité et de frugalité est devenue incontournable pour les détenteurs du pouvoir. A tort, la plupart des Français estiment encore que leurs députés et sénateurs sont sur-indemnisés (ils disent « payés ») par rapport à leur efficacité politique. Chaque signe donné dans le sens de la frugalité et de la transparence peut donc apparaître comme une petite contribution à la réhabilitation du personnel politique français. On peut aller plus loin dans la réduction du train de vie des élus, des hauts fonctionnaires, y compris par des stratégies de mutualisation ou tout simplement en réduisant leur nombre, comme le prévoyait le projet de révision constitutionnelle du premier quinquennat Macron. Mais réduire le nombre des députés et des sénateurs, c’est aussi affaiblir un contre-pouvoir démocratique qui aurait besoin au contraire d’être raffermi. Jean Garrigues est historien, professeur émérite à l’université d’Orléans et président du Comité d’histoire parlementaire et politique depuis 2022. Il dirige notamment la revue Parlement(s), Revue d’histoire politique.

Quelles sont les raisons de la défiance en politique ?

par Luc Rouban le 20 mai 2022 Manifestation
Alors que la France connaît son plus important rendez-vous démocratique au travers des élections présidentielle et législatives, plusieurs indicateurs montrent qu’une partie des français exprime de la défiance. A l’approche du premier tour des élections législatives, entretien avec Luc Rouban, enseignant à Sciences Po Paris et auteur de l’ouvrage "Les raisons de la défiance" (2022), qui nous éclaire sur ce phénomène sociétal.
Le Laboratoire de la République : Comment analysez-vous la défiance au prisme de cette élection présidentielle ? Luc Rouban : Le résultat de l’élection présidentielle démontre ce qui se passe profondément dans la société française depuis des années. On observe une fracture qui produit presque deux camps. Le premier, composé d’un électorat qui a confiance dans les institutions, dans la représentation, dans les élus, mais aussi dans les institutions sociales comme la science. Il s’inscrit dans une rationalité économique et dans le temps long. Le second exprime beaucoup de méfiance à l’égard du système en place, des élus actuels mais aussi de la représentation en elle-même. Un camp qui s’exprime plus dans l’affect et la passion. Il exige des changements immédiats, donc dans le temps court. Le Laboratoire de la République : Les jeunes développent-ils une forme singulière de défiance ? Luc Rouban : On a souvent tendance à considérer que la jeunesse est une catégorie sociale en soit. La jeunesse serait homogène, uniforme, univoque. C’est une erreur. Le débat autour de la jeunesse est trompeur car c’est une fausse sociologie. Le « jeune » n’existe pas car il y a beaucoup de disparités. Quand on regarde uniquement les classes d’âge, on voit que les 18-24 ans et les 25-35 ans n’ont pas les mêmes comportements, pourtant ce sont des générations très proches qui ont connu le même contexte sociopolitique. Il y a tout un imaginaire autour de la jeunesse. Cependant, quand on regarde les résultats du baromètre de la confiance du CEVIPOF, c’est net : la confiance dans les acteurs politiques, donc les médias, les syndicats, les partis politiques, etc. est plus forte chez les jeunes que chez les séniors. En fait, il faut comparer ce qui est comparable. On retrouve des clivages clairs dans les classes d’âge quand on les juxtapose à la catégorie sociale. Les catégories supérieures des 18-24 ans sont 65% à exprimer de la confiance pour le système, quand pour les classes populaires et moyennes le ratio est nettement plus faible. Globalement, on remarque que l’âge est moins un facteur déterminant en soi que l’appartenance à la classe sociale et ce qui en découle, c’est-à-dire, entre autres, les valeurs et les considérations sur l’anticipation de sa mobilité sociale. Le Laboratoire de la République : À l’approche des législatives, doit-on craindre une accentuation de la défiance ? Luc Rouban : Ce n’est pas impossible. On observe des manœuvres purement politiciennes. Je pense notamment à cet accord de la gauche autour du bloc populaire. Il gomme des points essentiels comme le rapport au nucléaire, l’Europe, la guerre en Ukraine, la laïcité. La dimension programmatique est éludée au profit d’un moment politique électoral. On revient sur un entre soi politicien fermé, qui ne rend pas de comptes. Le spectacle de cet accord donne l’image que le fond ne compte pas, l’essentiel étant de contester le résultat de l’élection présidentielle. C’est un mauvais signal qui peut dissuader d’aller voter. Du côté de l’extrême droite, on voit que le parti d’Éric Zemmour cherche tant bien que mal d’exister aux législatives. Or, c’est une élection qui exige un ancrage local solide. Des gens totalement inconnus qui se présentent sur des thématiques nationales peuvent passer à côté des attentes des citoyens. Ce calcul politique qui profite d’une image nationale supposée peut se révéler être un échec. En somme, les stratégies politiques des leaders politiques nationaux peuvent envoyer le signal d’un mépris de l’ancrage local qui risque de réduire le sentiment d’adhésion et donc de renforcer la défiance. Les raisons de la défiance - Presses de Sciences Po Luc Rouban est directeur de recherche au CNRS et travaille au CEVIPOF depuis 1996. Il est enseignant à Sciences Po Paris.

« Il faut trouver une forme d’exercice du pouvoir qui permette d’associer davantage la société »

par Gilles Clavreul le 9 mai 2022
Gilles Clavreul, haut fonctionnaire et cofondateur du Printemps républicain, répond aux questions du Laboratoire de la République au sujet des potentielles réformes institutionnelles de l'exécutif et évoque les relations entre le président et le premier ministre à l'aube du nouveau quinquennat.
Le Laboratoire de la République Dans la plupart des démocraties, le rôle et les pouvoirs du chef du gouvernement sont très grands, tandis que ceux du chef de l’État, là où le poste existe séparément, sont très limités (Italie, Allemagne), voire inexistants (reine d’Angleterre). Pourquoi en va-t-il différemment chez nous ? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose, à vos yeux ? Gilles Clavreul : Les systèmes politiques sont les héritiers de nos histoires nationales. Le modèle parlementaire, suivant l’exemple britannique, s’est répandu en Europe à la fois parmi les nations qui ont conservé la monarchie, et parmi ceux qui ont eu à pâtir d’une expérience autoritaire ou totalitaire. La France elle aussi, ne l’oublions pas, a vécu de longues décennies de régime parlementaire stable sous la IIIème République. Cependant, le traumatisme de la défaite de 1940 et les excès du régime d’assemblée de la IVème, empêtrée dans les guerres de décolonisation, ont achevé de convaincre les Français qu’une forme de rééquilibrage au profit de l’exécutif devait être recherché. Cela a donné les institutions de la Vème, non sans de vives controverses, puisque certaines des plus éminentes figures de la République parlementaire, à commencer par Pierre Mendès-France, s’y sont vigoureusement opposées. Il est courant d’expliquer cette voie française par une sorte d’inguérissable nostalgie pour l’absolutisme monarchique, ou pour cet hybride empruntant à la fois à l’idée républicaine et au principe monarchique qu’a été le bonapartisme. On peut en faire une lecture disons moins psychologisante : la démocratie, c’est toujours la recherche d’un équilibre. Équilibre entre les pouvoirs, équilibre entre exigence d’unité et expression de la pluralité, équilibre entre délibération et action. Aucune solution n’est parfaite, toutes aboutissent à des résultats très différents. Ainsi l’Allemagne connait une stabilité politique remarquable, marquée à la fois par la propension à créer de vastes coalitions, et par la longévité exceptionnelle des chanceliers : Olaf Scholz n’est que le neuvième chef du gouvernement depuis 1949 ! A l’autre extrémité, l’Italie a longtemps connu une instabilité chronique ; plus près de nous dans le temps, le président israélien a dû convoquer les électeurs à quatre reprises en deux ans, faute de dégager une majorité, structurellement difficile à constituer compte tenu de la proportionnelle intégrale. Notre régime présidentiel, ou semi-présidentiel comme l’ont appelé certains publicistes, nous distingue-t-il radicalement des autres ? Oui, à une grosse exception près : les États-Unis. Mais à partir d’une expérience politique aux antipodes de la nôtre, dépourvue de référence absolutiste et aussi éloignée que possible de notre infrastructure politico-administrative centralisatrice. Le Laboratoire de la République : La Constitution prévoit que le Premier ministre « dirige l’action du gouvernement » (21) et « dispose de l’administration et de la force armée » (20). Dans les faits, beaucoup de présidents ont traité le Premier ministre comme un simple « collaborateur » (Sarkozy sur Fillon), ou comme un fusible. A l’aube de ce second quinquennat d’Emmanuel Macron, quel conseil lui donneriez-vous quant au choix d’un Premier ministre ? Gilles Clavreul : Dans la première version de la Constitution de 1958, le Président est élu par un collège de grands électeurs : il dispose d’une légitimité démocratique et institutionnelle, mais c’est la révision de 1962, dans les conditions controversées d’un référendum par le moyen de l’article 11, qui lui donne une légitimité populaire. Dans ces conditions, comment le Premier ministre, qu’il nomme, pourrait-il être autre chose que le premier de ses collaborateurs ? Réponse : en cas de cohabitation. Là, bien que les textes ne l’y obligent pas, le président est contraint, dans les faits, à choisir un Premier ministre issu des rangs de la majorité parlementaire. Mais la réforme du quinquennat a réduit très fortement la probabilité d’une cohabitation – sans l’annihiler complètement, cela dit. En tout cas, de 2012 à 2017, les Français ont mis quatre fois de suite le Palais-Bourbon en cohérence avec l’Élysée – d’ailleurs, l’habitude a été prise de parler de « majorité présidentielle », et ce dès avant le quinquennat. Dans ces conditions, le Premier ministre a la place que le Président lui donne, ni plus ni moins. Le choix des termes (« collaborateur », « fusible », etc.) est secondaire. Le problème que cela pose est facile à saisir : c’est celui de l’expression de la diversité des opinions, indispensable à la respiration démocratique, et à sa prise en compte par l’exécutif. Notre pays souffre incontestablement d’un manque de représentation, beaucoup de nos concitoyens ne s’estimant pas entendus. Il faut trouver une forme d’exercice du pouvoir qui, sans compromettre l’efficacité de l’action de l’État – que les citoyens attendent aussi -, permette d’associer davantage la société. Le Laboratoire de la République : Dans sa récente interview au Point, E Macron distingue « l’exécutif gouvernemental » de « l’exécutif présidentiel » et dit être à la recherche de moyens visant à désynchroniser le rythme des élections qui les sanctionnent (retour éventuel au septennat, élections de midterms, à l’américaine…). Qu’en pensez-vous ? Gilles Clavreul : Le quinquennat raccourcit tout. Il place, de fait, le Président en première ligne sur tous les sujets. Ce schéma n’est pas celui de la Vème à son origine, qui place le Président en surplomb, garant des intérêts fondamentaux de la Nation et maître des décisions ultimes. Je suis pour ma part favorable à ce qu’on revienne à cette formule, qui distingue – plus qu’il ne dissocie, car il doit toujours y avoir une certaine cohérence – le temps long présidentiel et le temps court de l’action gouvernemental. Pour cela, on peut en effet revenir au septennat voire, pourquoi pas, envisager un mandat encore plus long, mais non renouvelable. Cela dégagerait totalement la fonction présidentielle de la contingence partisane. En revanche, cela laisse pendante la question de l’animation de la vie démocratique. On peut envisager des solutions comme des élections intermédiaires, mais on pourrait aussi se dire que la pratique politique est d’abord en cause, et non les institutions : les partis politiques ne jouent plus le rôle de catalyseurs d’hommes et d’idées, ils sont devenus des machines électorales froides, dont les citoyens se défient ; la démocratie locale s’affaiblit en raison de l’enchevêtrement des responsabilités et du centralisme ; le champ médiatique est saturé par la commentocratie et menacé par les fake news. C’est l’ensemble de notre vie démocratique qu’il faut repenser à nouveaux frais. Il faut la repenser par le bas, c’est-à-dire par le citoyen : à quoi aspire-t-il ? quelles sont ses moyens d’agir ? comment s’informe-t-il ? comment se fait-il entendre ? etc. Le citoyen n’est pas le consommateur qui se trouve au bout du dernier kilomètre : il est le kilomètre-zéro de la démocratie, son point de départ, avant d’être son point d’arrivée. Le Laboratoire de la République : Seriez-vous favorable à un régime de type présidentiel pur, qui supposerait la suppression du poste de Premier ministre et l’irresponsabilité politique du Président de la République devant l’Assemblée nationale ? Pourquoi ? Gilles Clavreul : Ce serait aller au bout de la logique du quinquennat, or je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure. Gilles Clavreul est haut-fonctionnaire, cofondateur du mouvement Printemps républicain et délégué général du thinktank L'Aurore. De 2015 à 2017, il est délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme.

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