Rubrique : République démocratique

« Interdire le recours à l’avortement va à contre-courant de la majorité des opinions des Américains »

par Vincent Michelot le 23 mai 2022 Cour suprême
L’arrêt historique Roe v. Wade de 1973 reconnaissant l’avortement comme un droit protégé par la Constitution est en danger. Le lundi 2 mai, une fuite révélait qu’une décision à venir de la Cour Suprême américaine entendait revenir sur ce droit, supprimer sa protection constitutionnelle et, par conséquent, redonner le droit aux États de le maintenir ou non. Vincent Michelot, Professeur des universités à Sciences Po Lyon et spécialiste de l'histoire politique des États-Unis, analyse les conséquences que cette décision pourrait avoir, au prisme du fonctionnement de la Cour suprême.
Le Laboratoire de la République : Cette potentielle fragilisation du droit à l'avortement est-elle le résultat direct du fonctionnement de la Cour Suprême, composée de juges nommés à vie ? N’est-ce pas là une manifestation d’un véritable « gouvernement des juges » ? Vincent Michelot : Si la décision finale de la Cour qui sera annoncée en juin confirme effectivement le contenu des attendus qui ont fuité dans la presse (ce qui est en soi un événement assez extraordinaire qui en dit long sur les tensions internes qui agitent la Cour suprême), ce ne sera une surprise pour aucun observateur avisé de la Cour mais bien plutôt le résultat mécanique et inéluctable de la nomination de trois magistrats conservateurs par Donald Trump, Neil Gorsuch (2017), Brett Kavanaugh (2018) et Amy Coney Barrett (2020). Il était clair et public qu’un des principaux critères de sélection par l’ancien président était celle de leur position sur l’arrêt Roe v. Wade. Faut-il pour autant parler de « gouvernement des juges » ? Non pour deux raisons : d’abord le renversement probable de ce monument de la jurisprudence qu’est Roe est d’abord et avant tout le produit d’un concours de circonstances dans lequel un président a l’opportunité, lors d’un mandat unique, de renouveler 3 des 9 membres de la Cour, ce qui s’est très rarement produit dans l’histoire du haut tribunal. Certes, la première des trois nominations a été, pour les Démocrates, « volée », le leader d’alors de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, ayant refusé de tenir des auditions pour remplacer le juge Scalia, décédé en février 2016, avant l’élection présidentielle de cette même année. Mais les deux nominations suivantes sont la conséquence d’une démission, celle d’Anthony Kennedy, et d’un décès Ruth Bader Ginsburg. Dans ce dernier cas il s’agit aussi d’une nomination très controversée car examinée et validée en temps record par le Sénat à la veille de l’élection présidentielle de 2020. S’il existe donc bien une ombre politique sur deux de ces trois nominations, elle est à trouver dans une instrumentalisation partisane de la procédure de confirmation par les Républicains, pas dans une dérive constitutionnelle ou une rupture de l’équilibre des pouvoirs qui mènerait au gouvernement des juges. Qui plus est, si l’on accepte 1/ que les nominations des magistrats fédéraux sont à vie 2 / que la Cour suprême dispose d’un pouvoir de contrôle de constitutionnalité des lois qui n’est que très peu encadré ou limité, une décision comme celle qui s’annonce sur l’avortement est à imputer aux procédures de nomination en premier lieu. Cela ne signifie pas pour autant que les accusations de « gouvernement des juges » ne sont pas justifiées, mais ce pour une raison différente : toutes les enquêtes d’opinion le montrent, interdire le recours à l’avortement va à contre-courant de la majorité des opinions des Américains sur la question. Enfin, il est opportun de le rappeler, si la décision va bien dans le sens qu’indiquent les attendus qui ont fuité la presse, le droit de réguler l’accès à l’avortement reviendra aux États, sachant que 13 d’entre eux ont déjà voté des textes qui, si Roe est effectivement cassé, interdiront tout recours à l’avortement. En dernier lieu, il ne faut pas sous-estimer le choc tectonique qu’une telle décision peut provoquer : le « droit à l’intimité » sur lequel repose toute la logique de Roe est aussi le fondement de multiples autres droits de la personne, notamment en ce qui concerne la contraception, la sexualité ou le mariage. La disparition de Roe irait donc bien au-delà d’un creusement soudain des inégalités face à l’accès à l’avortement. Le Laboratoire de la République : Alors que le président de la Cour Suprême John Roberts rappelait en 2018 « Nous n’avons pas de juges Obama ou de juges Trump… Nous avons un groupe extraordinaire de juges, dévoués qui font de leur mieux », l’ère Trump et la nomination d’Amy Coney Barrett, pro-life, suite au décès de la juge féministe Ruth Bader Ginsburg ne laisse-t-elle pas craindre une polarisation excessive des opinions parmi les neuf juges ? Vincent Michelot : Il ne faut être en l’occurrence, ni innocent, ni naïf. La Cour suprême des États-Unis n’a jamais, dans son histoire, fonctionné dans un espace politique stérile et non partisan. C’est une chambre d’écho des grands débats politiques du moment, parfois en avance sur son temps, parfois en retard. Il faudrait tomber dans une forme inquiétante d’irénisme constitutionnel pour penser que l’extrême polarisation partisane qui s’est emparée de la vie politique américaine depuis les années 1990 ne ferait jamais sentir ses effets jusque dans le « Temple de marbre ». On le sait, les juges qui sont nommés à la Cour ont derrière eux des milliers de pages d’attendus qu’ils ont rédigés dans leurs fonctions précédentes (aujourd’hui, et avant que Kentanji Brown-Jackson ne remplace Stephen Breyer), tous les juges de la Cour étaient magistrats avant leur nomination. Cela signifie que, nonobstant les discours lénifiants face au Sénat de respect du précédent et d’attachement à la règle de droit, ils arrivent à la Cour suprême avec des modèles d’interprétation, une hiérarchie des libertés et une idéologie qui va transparaître dans leurs positions. Tout au long de l’histoire de l’institution, il a fallu trouver un fragile équilibre entre une Cour qui n’a comme seule légitimité que de parler au nom de la Constitution (elle n’est ni élue, ni représentative) d’une part et d’autre part le réalisme constitutionnel qui pose que la Constitution est un document vivant que chaque génération doit s’approprier. Quoi qu’en disent les tenants de « l’originalisme » qui affirment que la Constitution signifie ce que les Constituants ou ceux qui l’ont amendée entendaient, cette appropriation du document organique par les Américains est conduite par des hommes et des femmes qui injectent dans la lecture d’un texte souvent ambigu ou sibyllin leurs préférences, leur hiérarchie des droits ou encore leur histoire personnelle. La polarisation partisane extrême de ces dernières années aura donc simplement contribué, en cassant les normes et les codes de civilité et de courtoisie qui permettaient à conservateurs et progressistes de continuer à se parler, à mettre à nu les apories d’une constitution ratifiée en 1788 et à enlever ses derniers oripeaux de légitimité à ce discours d’une Cour au-dessus des partis et des majorités partisanes. Le Laboratoire de la République : Augmenter le nombre de juges, limiter la durée de leur mandat et le mode de sélection des affaires sur lesquelles ils statuent… : une refonte de l’institution de cet ordre serait-elle une attaque directe contre cette institution judiciaire indépendante ou permettrait-elle au contraire de garantir des droits déjà acquis ? Vincent Michelot : Le Président Biden, dès son entrée en fonctions, a nommé une commission indépendante qui avait pour objet de réfléchir sur l’avenir du pouvoir judiciaire aux États-Unis et sur le fonctionnement des tribunaux. Il a effectivement été question d’augmenter le nombre des juges (qui n’est fixé que par la loi et non pas par la Constitution et qui peut donc être modifié par la loi), de limiter la durée de leur mandat (ce qui signifierait d’amender la Constitution car la nomination à vie des magistrats fédéraux y est inscrite), d’encadrer par la loi le périmètre du contrôle de constitutionnalité ou encore de modifier les processus de décision de la Cour, dans la saisine ou encore dans l’exigence de majorités qualifiées lorsque la jurisprudence est renversée. Si le rapport de la commission est intéressant à consulter, il faut pourtant bien affirmer qu’il s’agit là essentiellement d’un exercice de « droit constitutionnel fiction ». Il est en effet totalement illusoire de penser que l’on trouvera au Congrès une majorité qualifiée des 2/3 (qui doit elle-même être suivie d’une majorité qualifiée des 3/5ème des États pour la ratification d’un mandement constitutionnel) pour par exemple mettre fin aux nominations à vie. De même, une majorité simple au Congrès pour porter le nombre de juges à 11, 13 ou 15 ou modifier le périmètre du contrôle de constitutionnalité, dans l’état actuel du rapport de forces partisan dans l’une et l’autre des deux chambres, relève du rêve éveillé.Au total donc, l’avenir de la Cour suprême et de sa jurisprudence, notamment l’édifice de droits construit par la Cour Warren dans les années 1960, dépend exclusivement des urnes : qui sera le prochain président des États-Unis en 2025 ? Lequel des deux partis aura la majorité dans l’une et l’autre des deux chambres ? A quel degré les décisions de la Cour seront-elles des facteurs de mobilisation, côté démocrate comme républicain ? Vincent Michelot est Professeur des universités à Sciences Po Lyon, qu'il dirige de 2014 à 2016, et spécialiste de l'histoire politique des États-Unis.

« L’intronisation présidentielle : un sacre monarchique »

par Jean Garrigues le 23 mai 2022 Macron
Le 7 mai dernier, le Président Emmanuel Macron, réélu le 24 avril avec 58,54% des voix, a été investi pour son second mandat lors d’une cérémonie à l’ambiance protocolaire. Plus sobre qu’en 2017 mais non moins symbolique, cette cérémonie apparaît, aux yeux de certains, comme le sacre du « monarque républicain ». Jean Garrigues, historien et professeur émérite à l’université d’Orléans, nous livre son analyse sur ce rituel quasi monarchique.
Le Laboratoire de la République : L'intronisation d'Emmanuel Macron pour son second quinquennat le 7 mai dernier s'est voulu d'une facture plus modeste que la précédente. Les rites attachés à l'imaginaire et aux séquences importantes de la Vème République restent néanmoins particulièrement fastueux. Qu'en pensez-vous ? Jean Garrigues : Il est certain que notre histoire politique pluriséculaire a installé un certain nombre de rites républicains, qui d’ailleurs sont en correspondance avec les rituels d’Ancien régime. C’est évidemment le cas de l’intronisation présidentielle, rendez-vous majeur de cette ritualisation, et qui apparaît comme une résurgence du sacre monarchique. D’une certaine façon, la remise du cordon de grand maître de la Légion d’honneur fait écho au couronnement royal et à la remise du sceptre. Mais les cérémoniaux du 14 Juillet, avec le défilé militaire et la garden party, sont spécifiques de notre histoire républicaine, de même que les rituels du 8 mai ou du 11 novembre sur la tombe du soldat inconnu. Sur un terrain plus politique, le conseil des ministres obéit lui aussi à un protocole, installé par le général de Gaulle, et qui fait figure de rituel, de même que les grandes réceptions à l’Élysée etc…. Le Laboratoire de la République : On dit des Français que, s'ils ont étêté leur monarque, ils restent aujourd'hui attachés à une certaine "pompe" et à des symboles proches d'une monarchie républicaine. A la lumière des récentes contestations et des critiques relatives à l'exercice du pouvoir, est-ce toujours vrai ? Jean Garrigues : Il y a une forme de schizophrénie typiquement française qui superpose à la fois l’attachement à un forme de pouvoir personnel et surplombant de type monarchique et une tradition de rébellion et de contestation permanente contre les abus de ce pouvoir personnel. Les manifestations des gilets jaunes l’ont clairement démontré : le monarque républicain était leur cible quasi-unique, en tout cas privilégiée (les comparaisons avec Louis XVI étaient d’ailleurs explicites), mais c’est aussi du chef de l’État que l’on attendait la résolution du conflit. Cette dialectique entre la verticalité du pouvoir et l’horizontalité de la participation démocratique, voire l’aspiration à la démocratie directe, est caractéristique de notre histoire politique. Depuis les débuts de la Troisième République, les mouvements populistes, de Boulanger à Le Pen ou Mélenchon, ont toujours fait de la dénonciation des privilèges leur cheval de bataille. La « pompe » monarchique des rituels présidentiels ou les avantages consentis aux anciens chefs d’État font partie à leurs yeux de ce monde des privilèges à abattre, d’autant plus que plus personne n’en connaît les origines historiques. Le Laboratoire de la République : Les différents modes d'exercice et de représentation du pouvoir exécutif, notamment dans les pays scandinaves, contrastent fortement avec le modèle français. Pensez-vous que des évolutions de celui-ci sont envisageables, souhaitables ? Si oui, lesquelles ? Jean Garrigues : Le modèle scandinave nous a incontestablement donné l’exemple en matière de transparence et de régulation des liens entre l’argent et le pouvoir. Le train de vie des ministres par exemple, le contrôle minutieux des dépenses, des patrimoines, de l’enrichissement et des conflits d’intérêt potentiels des ministres ou des parlementaires sont autant d’avancées vers cette transparence, marquées par les lois de 2013 et 2017. On aboutit parfois à des excès contestables, comme par exemple dans l’affaire du « homard » qui a poussé un ancien président de l’Assemblée nationale à abandonner sa fonction, ce qui n’avait pas lieu d’être à mon avis. Mais la demande sociale est telle aujourd’hui, sur fond de défiance entre les citoyens et leurs représentants, que l’exigence d’intégrité et de frugalité est devenue incontournable pour les détenteurs du pouvoir. A tort, la plupart des Français estiment encore que leurs députés et sénateurs sont sur-indemnisés (ils disent « payés ») par rapport à leur efficacité politique. Chaque signe donné dans le sens de la frugalité et de la transparence peut donc apparaître comme une petite contribution à la réhabilitation du personnel politique français. On peut aller plus loin dans la réduction du train de vie des élus, des hauts fonctionnaires, y compris par des stratégies de mutualisation ou tout simplement en réduisant leur nombre, comme le prévoyait le projet de révision constitutionnelle du premier quinquennat Macron. Mais réduire le nombre des députés et des sénateurs, c’est aussi affaiblir un contre-pouvoir démocratique qui aurait besoin au contraire d’être raffermi. Jean Garrigues est historien, professeur émérite à l’université d’Orléans et président du Comité d’histoire parlementaire et politique depuis 2022. Il dirige notamment la revue Parlement(s), Revue d’histoire politique.

Quelles sont les raisons de la défiance en politique ?

par Luc Rouban le 20 mai 2022 Manifestation
Alors que la France connaît son plus important rendez-vous démocratique au travers des élections présidentielle et législatives, plusieurs indicateurs montrent qu’une partie des français exprime de la défiance. A l’approche du premier tour des élections législatives, entretien avec Luc Rouban, enseignant à Sciences Po Paris et auteur de l’ouvrage "Les raisons de la défiance" (2022), qui nous éclaire sur ce phénomène sociétal.
Le Laboratoire de la République : Comment analysez-vous la défiance au prisme de cette élection présidentielle ? Luc Rouban : Le résultat de l’élection présidentielle démontre ce qui se passe profondément dans la société française depuis des années. On observe une fracture qui produit presque deux camps. Le premier, composé d’un électorat qui a confiance dans les institutions, dans la représentation, dans les élus, mais aussi dans les institutions sociales comme la science. Il s’inscrit dans une rationalité économique et dans le temps long. Le second exprime beaucoup de méfiance à l’égard du système en place, des élus actuels mais aussi de la représentation en elle-même. Un camp qui s’exprime plus dans l’affect et la passion. Il exige des changements immédiats, donc dans le temps court. Le Laboratoire de la République : Les jeunes développent-ils une forme singulière de défiance ? Luc Rouban : On a souvent tendance à considérer que la jeunesse est une catégorie sociale en soit. La jeunesse serait homogène, uniforme, univoque. C’est une erreur. Le débat autour de la jeunesse est trompeur car c’est une fausse sociologie. Le « jeune » n’existe pas car il y a beaucoup de disparités. Quand on regarde uniquement les classes d’âge, on voit que les 18-24 ans et les 25-35 ans n’ont pas les mêmes comportements, pourtant ce sont des générations très proches qui ont connu le même contexte sociopolitique. Il y a tout un imaginaire autour de la jeunesse. Cependant, quand on regarde les résultats du baromètre de la confiance du CEVIPOF, c’est net : la confiance dans les acteurs politiques, donc les médias, les syndicats, les partis politiques, etc. est plus forte chez les jeunes que chez les séniors. En fait, il faut comparer ce qui est comparable. On retrouve des clivages clairs dans les classes d’âge quand on les juxtapose à la catégorie sociale. Les catégories supérieures des 18-24 ans sont 65% à exprimer de la confiance pour le système, quand pour les classes populaires et moyennes le ratio est nettement plus faible. Globalement, on remarque que l’âge est moins un facteur déterminant en soi que l’appartenance à la classe sociale et ce qui en découle, c’est-à-dire, entre autres, les valeurs et les considérations sur l’anticipation de sa mobilité sociale. Le Laboratoire de la République : À l’approche des législatives, doit-on craindre une accentuation de la défiance ? Luc Rouban : Ce n’est pas impossible. On observe des manœuvres purement politiciennes. Je pense notamment à cet accord de la gauche autour du bloc populaire. Il gomme des points essentiels comme le rapport au nucléaire, l’Europe, la guerre en Ukraine, la laïcité. La dimension programmatique est éludée au profit d’un moment politique électoral. On revient sur un entre soi politicien fermé, qui ne rend pas de comptes. Le spectacle de cet accord donne l’image que le fond ne compte pas, l’essentiel étant de contester le résultat de l’élection présidentielle. C’est un mauvais signal qui peut dissuader d’aller voter. Du côté de l’extrême droite, on voit que le parti d’Éric Zemmour cherche tant bien que mal d’exister aux législatives. Or, c’est une élection qui exige un ancrage local solide. Des gens totalement inconnus qui se présentent sur des thématiques nationales peuvent passer à côté des attentes des citoyens. Ce calcul politique qui profite d’une image nationale supposée peut se révéler être un échec. En somme, les stratégies politiques des leaders politiques nationaux peuvent envoyer le signal d’un mépris de l’ancrage local qui risque de réduire le sentiment d’adhésion et donc de renforcer la défiance. Les raisons de la défiance - Presses de Sciences Po Luc Rouban est directeur de recherche au CNRS et travaille au CEVIPOF depuis 1996. Il est enseignant à Sciences Po Paris.

« Il faut trouver une forme d’exercice du pouvoir qui permette d’associer davantage la société »

par Gilles Clavreul le 9 mai 2022
Gilles Clavreul, haut fonctionnaire et cofondateur du Printemps républicain, répond aux questions du Laboratoire de la République au sujet des potentielles réformes institutionnelles de l'exécutif et évoque les relations entre le président et le premier ministre à l'aube du nouveau quinquennat.
Le Laboratoire de la République Dans la plupart des démocraties, le rôle et les pouvoirs du chef du gouvernement sont très grands, tandis que ceux du chef de l’État, là où le poste existe séparément, sont très limités (Italie, Allemagne), voire inexistants (reine d’Angleterre). Pourquoi en va-t-il différemment chez nous ? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose, à vos yeux ? Gilles Clavreul : Les systèmes politiques sont les héritiers de nos histoires nationales. Le modèle parlementaire, suivant l’exemple britannique, s’est répandu en Europe à la fois parmi les nations qui ont conservé la monarchie, et parmi ceux qui ont eu à pâtir d’une expérience autoritaire ou totalitaire. La France elle aussi, ne l’oublions pas, a vécu de longues décennies de régime parlementaire stable sous la IIIème République. Cependant, le traumatisme de la défaite de 1940 et les excès du régime d’assemblée de la IVème, empêtrée dans les guerres de décolonisation, ont achevé de convaincre les Français qu’une forme de rééquilibrage au profit de l’exécutif devait être recherché. Cela a donné les institutions de la Vème, non sans de vives controverses, puisque certaines des plus éminentes figures de la République parlementaire, à commencer par Pierre Mendès-France, s’y sont vigoureusement opposées. Il est courant d’expliquer cette voie française par une sorte d’inguérissable nostalgie pour l’absolutisme monarchique, ou pour cet hybride empruntant à la fois à l’idée républicaine et au principe monarchique qu’a été le bonapartisme. On peut en faire une lecture disons moins psychologisante : la démocratie, c’est toujours la recherche d’un équilibre. Équilibre entre les pouvoirs, équilibre entre exigence d’unité et expression de la pluralité, équilibre entre délibération et action. Aucune solution n’est parfaite, toutes aboutissent à des résultats très différents. Ainsi l’Allemagne connait une stabilité politique remarquable, marquée à la fois par la propension à créer de vastes coalitions, et par la longévité exceptionnelle des chanceliers : Olaf Scholz n’est que le neuvième chef du gouvernement depuis 1949 ! A l’autre extrémité, l’Italie a longtemps connu une instabilité chronique ; plus près de nous dans le temps, le président israélien a dû convoquer les électeurs à quatre reprises en deux ans, faute de dégager une majorité, structurellement difficile à constituer compte tenu de la proportionnelle intégrale. Notre régime présidentiel, ou semi-présidentiel comme l’ont appelé certains publicistes, nous distingue-t-il radicalement des autres ? Oui, à une grosse exception près : les États-Unis. Mais à partir d’une expérience politique aux antipodes de la nôtre, dépourvue de référence absolutiste et aussi éloignée que possible de notre infrastructure politico-administrative centralisatrice. Le Laboratoire de la République : La Constitution prévoit que le Premier ministre « dirige l’action du gouvernement » (21) et « dispose de l’administration et de la force armée » (20). Dans les faits, beaucoup de présidents ont traité le Premier ministre comme un simple « collaborateur » (Sarkozy sur Fillon), ou comme un fusible. A l’aube de ce second quinquennat d’Emmanuel Macron, quel conseil lui donneriez-vous quant au choix d’un Premier ministre ? Gilles Clavreul : Dans la première version de la Constitution de 1958, le Président est élu par un collège de grands électeurs : il dispose d’une légitimité démocratique et institutionnelle, mais c’est la révision de 1962, dans les conditions controversées d’un référendum par le moyen de l’article 11, qui lui donne une légitimité populaire. Dans ces conditions, comment le Premier ministre, qu’il nomme, pourrait-il être autre chose que le premier de ses collaborateurs ? Réponse : en cas de cohabitation. Là, bien que les textes ne l’y obligent pas, le président est contraint, dans les faits, à choisir un Premier ministre issu des rangs de la majorité parlementaire. Mais la réforme du quinquennat a réduit très fortement la probabilité d’une cohabitation – sans l’annihiler complètement, cela dit. En tout cas, de 2012 à 2017, les Français ont mis quatre fois de suite le Palais-Bourbon en cohérence avec l’Élysée – d’ailleurs, l’habitude a été prise de parler de « majorité présidentielle », et ce dès avant le quinquennat. Dans ces conditions, le Premier ministre a la place que le Président lui donne, ni plus ni moins. Le choix des termes (« collaborateur », « fusible », etc.) est secondaire. Le problème que cela pose est facile à saisir : c’est celui de l’expression de la diversité des opinions, indispensable à la respiration démocratique, et à sa prise en compte par l’exécutif. Notre pays souffre incontestablement d’un manque de représentation, beaucoup de nos concitoyens ne s’estimant pas entendus. Il faut trouver une forme d’exercice du pouvoir qui, sans compromettre l’efficacité de l’action de l’État – que les citoyens attendent aussi -, permette d’associer davantage la société. Le Laboratoire de la République : Dans sa récente interview au Point, E Macron distingue « l’exécutif gouvernemental » de « l’exécutif présidentiel » et dit être à la recherche de moyens visant à désynchroniser le rythme des élections qui les sanctionnent (retour éventuel au septennat, élections de midterms, à l’américaine…). Qu’en pensez-vous ? Gilles Clavreul : Le quinquennat raccourcit tout. Il place, de fait, le Président en première ligne sur tous les sujets. Ce schéma n’est pas celui de la Vème à son origine, qui place le Président en surplomb, garant des intérêts fondamentaux de la Nation et maître des décisions ultimes. Je suis pour ma part favorable à ce qu’on revienne à cette formule, qui distingue – plus qu’il ne dissocie, car il doit toujours y avoir une certaine cohérence – le temps long présidentiel et le temps court de l’action gouvernemental. Pour cela, on peut en effet revenir au septennat voire, pourquoi pas, envisager un mandat encore plus long, mais non renouvelable. Cela dégagerait totalement la fonction présidentielle de la contingence partisane. En revanche, cela laisse pendante la question de l’animation de la vie démocratique. On peut envisager des solutions comme des élections intermédiaires, mais on pourrait aussi se dire que la pratique politique est d’abord en cause, et non les institutions : les partis politiques ne jouent plus le rôle de catalyseurs d’hommes et d’idées, ils sont devenus des machines électorales froides, dont les citoyens se défient ; la démocratie locale s’affaiblit en raison de l’enchevêtrement des responsabilités et du centralisme ; le champ médiatique est saturé par la commentocratie et menacé par les fake news. C’est l’ensemble de notre vie démocratique qu’il faut repenser à nouveaux frais. Il faut la repenser par le bas, c’est-à-dire par le citoyen : à quoi aspire-t-il ? quelles sont ses moyens d’agir ? comment s’informe-t-il ? comment se fait-il entendre ? etc. Le citoyen n’est pas le consommateur qui se trouve au bout du dernier kilomètre : il est le kilomètre-zéro de la démocratie, son point de départ, avant d’être son point d’arrivée. Le Laboratoire de la République : Seriez-vous favorable à un régime de type présidentiel pur, qui supposerait la suppression du poste de Premier ministre et l’irresponsabilité politique du Président de la République devant l’Assemblée nationale ? Pourquoi ? Gilles Clavreul : Ce serait aller au bout de la logique du quinquennat, or je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure. Gilles Clavreul est haut-fonctionnaire, cofondateur du mouvement Printemps républicain et délégué général du thinktank L'Aurore. De 2015 à 2017, il est délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme.

Asma Mhalla : le rachat de Twitter par Elon Musk, quel impact sur la liberté d’expression ?

par L'équipe du Lab' le 4 mai 2022 photo de l'événement sur l'Ukraine à l'Assemblée nationale
Le vendredi 29 avril, nous avons eu l'occasion d'évoquer avec Asma Mhalla, experte en "tech policy" et professeure à Sciences Po, les enjeux relatifs au rachat de Twitter par Elon Musk.
Le 25 avril dernier, le multimilliardaire Elon Musk annonçait racheter Twitter pour un montant de 44 milliards de dollars. Cet événement a suscité de nombreux débats, non dénués de craintes auxquelles le PDG de Tesla a rapidement répondu, assurant qu'il souhaitait favoriser la liberté d'expression sans pour autant outrepasser les règles nationales existantes. Entre censure et modération, le rachat de Twitter par Elon Musk, issu du mouvement libertarien, a finalement un retentissement majeur, sur la scène politique européenne et américaine. Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques de l'économie des plateformes numériques et professeure à Sciences Po, analyse pour Le Laboratoire de la République cet événement médiatique et culturel important. Quelle différence entre le modèle européen et le modèle américain s'agissant des "Big tech" ? Elon Musk a-t-il un agenda politique, à quelques mois des midterms aux États-Unis ? Quelle est la pertinence, dans ce contexte, du Digital Services Act (DSA), règlement européen de janvier dernier visant à réguler les géants de la tech ? https://www.youtube.com/watch?v=x9Pmov730bQ Retrouvez Le Laboratoire de la République sur Youtube pour voir et revoir nos interviews, conférences et analyses.

Philippe Le Corre : « La guerre en Ukraine pèsera beaucoup plus lourdement sur la stratégie chinoise que ne l’aurait souhaité le régime de Pékin » 

par Philippe Le Corre le 23 mars 2022 Rue en Chine
En colportant les contrevérités russes au nom de son aversion à l’égard des Etats-Unis, Xi Jinping s’aliène les opinions publiques occidentales et pourrait bien se piéger lui-même, affirme dans une tribune au « Monde », le chercheur Philippe Le Corre, spécialiste de la Chine.
En 2005, Robert Zoellick, alors secrétaire d’Etat adjoint américain, s’était interrogé : « La Chine pouvait-elle devenir un « acteur responsable » ? » A écouter les dirigeants chinois depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, on peut douter que cette proposition advienne aujourd’hui comme certains optimistes l’appellent de leurs vœux. Jour après jour, les porte-parole du régime colportent des contrevérités, relayées ensuite par les réseaux sociaux chinois. Ainsi, le 8 mars, le porte-parole du ministère des affaires étrangères laissait entendre que les Etats-Unis pourraient contrôler des « laboratoires biologiques dangereux » en Ukraine. Combien de temps Pékin pourra-t-il continuer d’accuser les Etats-Unis et l’OTAN d’avoir mis le feu aux poudres tout en prétendant respecter la souveraineté territoriale des pays – dont l’Ukraine ? Pour une grande puissance aspirant à la première place du podium, on fait mieux en termes de responsabilité. La relation entre Pékin et Moscou est « solide comme un roc », affirme le ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi, surtout depuis la signature du « partenariat privilégié » le 4 février entre Xi Jinping et Vladimir Poutine. Une amitié « plus forte qu’une alliance », selon le numéro un chinois. La propagande prorusse étant établie de longue date, il est donc sans doute trop tard pour dénoncer l’horreur de l’agression. Les aficionados chinois de Vladimir Poutine comprendraient mal un tel revirement. Ennemi héréditaire Alliés dans leur aversion à l’ennemi désormais héréditaire – les Etats-Unis, accusés d’être « unipolaires » au nom d’une « prétendue universalité » –, les deux autocrates pratiquent l’un et l’autre l’opportunisme pour mieux défendre leurs systèmes. A l’inverse de Woodrow Wilson, le président américain qui déclarait en 1917 vouloir « rendre le monde plus sûr pour la démocratie », Xi et Poutine veulent conforter leur pouvoir autoritaire sur la durée. Des différences notables demeurent. En attaquant l’Ukraine, Poutine court après la reconquête d’une Russie tsariste introuvable. Depuis des années déjà, la Russie apparaît davantage comme une puissance « disruptive » quand la Chine de Xi vise la suprématie mondiale. Ce sont des puissances révisionnistes de types différents : la Russie détruit, cherche à infiltrer, à influencer les opinions publiques, soutient les régimes en rupture avec la communauté internationale (du syrien Bachar Al-Assad au biéolorusse Alexandre Loukachenko) opposés aux valeurs portées par les démocraties. La Chine – si elle ne rechigne pas à manipuler les opinions publiques, on l’a vu dans la première année de la pandémie – mise sur le temps long. Elle bâtit des structures capables de rivaliser avec les organisations internationales existantes (« nouvelles routes de la soie », banque asiatique pour les investissements pour les infrastructures, Organisation de coopération de Shanghai…), tout en défendant par tous les moyens ses intérêts dans le système international actuel (Nations unies, Banque mondiale…). En clair, Xi veut reformater le monde à travers la technologie, le commerce, la science voire l’idéologie et donner ainsi à son système autoritaire un poids capable de rivaliser face aux démocraties. Des pays comme la Corée du Nord, la Birmanie, l’Iran ou la Syrie ne sauraient s’en plaindre, car ce genre de révisionnisme les conforte dans leurs propres systèmes autocratiques – qui perdurent avec l’appui de Moscou, de Pékin – ou des deux. Dominer l'Asie Mais alors que Poutine rêve de former une coalition des régimes autoritaires contre les démocraties, Xi rejette la bipolarité et revendique un monde multipolaire dont la Chine serait le grand pilier asiatique face à l’Amérique, à l’Europe et à quelques autres (Inde, Brésil, Afrique). Pékin veut dominer l’Asie, car c’est, à terme, le continent-pivot de l’économie mondiale. La Chine veut retrouver sa place d’empire à l’égard de l’Asie du Sud-Est, voire au-delà. Mais elle se heurte à de nombreuses résistances en Indo-Pacifique, qu’il s’agisse de l’Inde ou des alliés de l’Amérique : Australie, Japon, Corée du Sud. Les revendications chinoises sur le reste du monde s’exercent principalement à deux niveaux : l’économie (ressources naturelles, exportations) et l’influence (pour mieux contrer les démocraties et préparer l’avenir). Les vagues chinoises d’investissement des deux dernières décennies, du Pakistan à l’Afrique subsaharienne, en passant par l’Egypte ou les Balkans répondent à ces critères. Et il n’y a rien de surprenant à ce que les premiers bénéficiaires de ces investissements soient des régimes autoritaires. A quelques mois de son 20e congrès, qui doit couronner Xi Jinping pour un troisième mandat, le Parti communiste chinois ne souhaite pas se lancer dans une aventure géopolitique sur laquelle il n’a aucune maîtrise. Pourtant, il y a fort à parier que la guerre en Ukraine pèsera beaucoup plus lourdement sur la stratégie chinoise que ne l’aurait souhaité le régime de Pékin. En choisissant de ne pas trancher jusqu’ici, en s’enfermant dans ses diatribes dénonciatrices des Etats-Unis et dans la désinformation, la Chine pourrait se piéger elle-même. Sans proposition ni solution alternative, elle s’isole dans son discours autocentré et égoïste qui contribue encore davantage à dégrader une image passablement abîmée dans les démocraties du fait de la radicalisation du régime et de l’absence de débat public. Et elle joue gros en cas de victoire des démocrates en Ukraine. Philippe Le Corre est chercheur spécialiste des questions chinoises (Harvard Kennedy School, Carnegie Endowment for International Peace) et enseignant à l’Essec. Il est membre de la Commission géopolitique du Laboratoire de la République.

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