Dans cette série consacrée au Service National Universel, Le Laboratoire de la République donne la parole à ceux qui font vivre ce programme dans toute la France depuis sa création en 2019. Aujourd’hui, Bruno Thomas, directeur adjoint en charge de l’encadrement et de la pédagogie du centre SNU de la Creuse, nous partage son expérience d’encadrement dans un des tous premiers centre SNU de France, un témoignage inspirant d’engagement pour la jeunesse.
Le Laboratoire de la République : Le centre SNU de la Creuse est un des tout premiers centres créés en France en 2019. Comment l’expérience a-t-elle évolué depuis la première édition ?
Bruno Thomas : Lors de la première édition en 2019, nous faisions partie des départements pilotes du SNU. Si le programme pédagogique et les objectifs étaient très clairs, l’organisation concrète et le déroulement du séjour sur le terrain ont été construits pas à pas. Notre équipe de base était composée d’un chef de centre, d’un adjoint aux finances et d’un adjoint encadrement pédagogique, moi-même. Sous le pilotage précieux des services de l’état (Education Nationale, Jeunesse et Sport, et représentants locaux du ministère de la défense) nous avons ensemble commencé par recruter une trentaine d’encadrants, et identifié des acteurs du territoire pour animer les nombreux modules de formation qui rythment le séjour de cohésion (éducation à la santé, activités sportives, valeurs de la République, lutte contre les fake news, …).
Le séjour de cohésion dure deux semaines et alterne entre modules de formation et temps dédiés à d’autres activités. Durant le séjour, des règles de vie commune sont posées et partagées avec tous les jeunes volontaires, et tous les suivent avec beaucoup de rigueur. Plusieurs rituels quotidiens rythment le séjour et deux journées phares sont au programme : une journée défense et une journée protection et sécurité intérieure, avec des intervenants de la défense, de la Police Nationale, de la Gendarmerie et des brigades de sapeurs-pompiers volontaires.
Les séjours de cohésion sont très intenses : durant deux semaines, les jeunes sont levés à 6h00, l’extinction des feux est à 22h30 et de chaque journée est très dense. C’est une expérience inédite pour la grande majorité des jeunes, qui n’ont jamais vécu de séjour collectif, qui ne connaissent pas d’autre vie en collectivité que l’école, voire qui ne sont jamais sortis de chez eux. Nous avons pris soin, depuis le début du SNU, de prendre en compte les retours des jeunes concernant les séjours de cohésion. Par exemple, la première session ne prévoyait pas de goûter, mais les jeunes se sont réunis et organisés pour venir nous demander, de manière argumentée et collective, de les instaurer, alors nous l’avons fait. Un autre groupe de jeunes a mis en avant le besoin de faire ses devoirs pendant le SNU : nous avons donc mis en place un temps optionnel d’aide au devoir. Pour le séjour de printemps de 2023, l’accompagnement scolaire sera intégré dans les plannings. Un dernier exemple concerne les téléphones portables : les jeunes n’y ont accès que 30 minutes par jour dans nos séjours de cohésion, après le dîner. Un seul groupe a exprimé le besoin de prolonger l’accès au téléphone et, après discussion avec eux, nous nous sommes adaptés. Les premières années nous ont permis d’adapter notre fonctionnement et nos plannings aux besoins et aux envies des jeunes, et aujourd’hui, nous avons un taux de satisfaction des jeunes de plus de 90% en fin de séjour.
Quand nous composons nos équipes, j’apporte un grand soin à la diversité des profils qui encadreront les jeunes : nos encadrants sont des militaires réservistes ou retraités, des enseignants de l’Education Nationale, des animateurs, des professeurs de sport, des Elus, des sapeurs-pompiers volontaires… âgés de 19 à 68 ans, et cette grande diversité de profils et de parcours est une richesse pour les jeunes volontaires du SNU, qui échangent librement et en continu tout au long du séjour avec les encadrants. Souvent, quand on parle de SNU, les gens ont en tête le service militaire, c’est-à-dire des jeunes au service de la Nation. Le SNU, c’est l’inverse : c’est la Nation au service de sa jeunesse ! Les jeunes encadrants des premières éditions demandent aujourd’hui plus de responsabilités et souhaitent devenir tuteurs ou commandants de compagnie. Cette année, nous avons même reçu pour la première fois des candidatures de jeunes ayant fait leur SNU à 16 ans et, ayant gardé un excellent souvenir du SNU et énormément appris durant ce séjour de cohésion, souhaitant eux-mêmes devenir tuteurs et s’engager auprès des jeunes. Pour tous ces jeunes volontaires, le SNU a créé une belle dynamique, conforme à l’ambition du projet d’origine.
Le Laboratoire de la République : Quels enseignements tirez-vous de votre expérience dans l’encadrement ?
Bruno Thomas : Notre équipe d’encadrement est composée de personnes très différentes, dans leurs origines sociales, leurs parcours de vie et leurs motivations à participer au SNU. Ces différences ne facilitent pas toujours la collaboration au sein de l’équipe, cela crée des discussions importantes. Pourtant, nous parvenons toujours à trouver un compromis, parce que tous sont mobilisés pour offrir le meilleur séjour de cohésion aux jeunes. Les encadrants réussissent très bien à travailler ensemble, et leurs différences de point de vue viennent justement enrichir la qualité de l’accueil des jeunes. Personnellement, je trouve ça très encourageant de voir que toute la société civile se mobilise au service de la jeunesse. La plus grande difficulté, pour les encadrants, c’est le devoir d’exemplarité. Durant les deux semaines du séjour de cohésion, ils sont tenus de montrer l’exemple, d’être irréprochables. C’est loin d’être facile, mais ils réussissent à l’être au maximum, et c’est une expérience très enrichissante pour eux.
D’ailleurs, les encadrants sont très heureux d’avoir la possibilité de s’inscrire dans ce processus de transmission avec les jeunes, dans les moments formels durant les modules obligatoires comme dans les moments plus informels, dans des temps dédiés. Durant tout le séjour, les encadrants peuvent partager leur expérience et répondre aux questions des jeunes, et ces échanges en direct sont très appréciés par tous. En effet, certains jeunes du SNU postulent aujourd’hui pour rejoindre les équipes d’encadrement, et chaque année nous fidélisons plus de 50% de l’équipe, qui renouvellent leur candidature pour continuer de participer au SNU. Certains jeunes gardent contact avec leurs encadrants à l’issue du séjour, surtout lorsqu’ils ont travaillé sur leur orientation professionnelle ensemble, et les jeunes d’une même maisonnée gardent le contact entre eux via les réseaux sociaux, longtemps après la fin du séjour de cohésion.
A l’issue du séjour de cohésion, les jeunes poursuivent leur engagement en rejoignant une mission d’intérêt général (MIG). Lors de la première édition, en 2019, près de la moitié des jeunes choisissait des corps en uniforme, souvent parce qu’ils étaient eux-mêmes enfants de militaires, pompiers ou policiers. Progressivement, cela a évolué et aujourd’hui, plus de 80% des jeunes choisissent des missions culturelles ou des missions de solidarité, dans des associations de protection animale, de protection de l’environnement ou auprès du Secours Populaire ou du Secours Catholique par exemple.
La plupart du temps, ils n’ont aucune idée de MIG lors de leur arrivée au SNU. Le travail des compagnies consiste justement à travailler avec les jeunes, sur les temps libres, afin de les accompagner dans leur réflexion. Un forum de l’engagement est organisé durant le séjour, avec de nombreuses personnes engagées présentes pour répondre aux questions des jeunes. A l’issue du séjour, tous les jeunes réalisent une MIG en rentrant chez eux. A titre personnel, ma fille a fait son SNU l’an dernier et elle a choisi de faire sa MIG au Secours Populaire tous les mercredis après-midi, alors que cela n’a rien à voir avec son orientation professionnelle. Elle souhaiterait devenir ingénieure météorologue. Sans le SNU, elle n’aurait peut-être jamais entendu parler du Secours Populaire, elle n’aurait jamais pensé par elle-même à s’engager dans une mission d’intérêt général.
Le Laboratoire de la République : Qu’avez-vous envie de dire à un jeune qui aimerait participer au SNU ?
Bruno Thomas : Je pense que le SNU ouvre des portes à tous les jeunes qui y participent. Je recommanderais donc à tous les jeunes de participer au séjours de cohésion du SNU. Le meilleur moment pour y participer, à mon avis, c’est la Seconde, autour de 16 ans. Après, il y a le baccalauréat. Aujourd’hui, la grande majorité des jeunes qui participent au SNU sont en Seconde.
La notion de SNU obligatoire peut permettre d’atteindre l’objectif de mixité sociale Mais il faudrait pour cela qu’il expérimenté, réfléchi nationalement, peut être intégré aux programmes scolaires. Mais sa mise en œuvre ne peut se faire sans un maximum de pédagogie. Aujourd’hui, le SNU est un bon outil pour travailler la cohésion nationale, mais ce n’est pas le seul. Ce serait une erreur de penser que c’est le seul outil pour retravailler la cohésion nationale. Les séjours de vacances, les classes découvertes, les services civiques, les centres aérés… toutes ces expériences collectives sont autant de dispositifs qui contribuent à la cohésion nationale et mériteraient, tous, d’être renforcés.
Une mise en place homogène sur tous les départements me semble très compliquée. Je pense qu’il vaut mieux tourner dans le sens où il est important d’avoir un cadre national mais avec des possibilités d’adaptation pour répondre au mieux aux attentes des jeunes volontaires.
Pour le SNU, on a trouvé une osmose départementale efficace, construite par les services de l’Etat, Jeunesse et Sport, préfète, défense, santé… Il ne faut pas être trop rigide, au risque de faire perdre une partie de l’âme, de la spontanéité et la réactivité qui font partie du succès du dispositif.
Propos recueillis le 19 janvier 2023.
Trois ans après la loi Pacte, le réengagement des entreprises dans la Cité est acté. Auteurs d’une étude sur le regard des Français sur la République et les principes républicains, Arielle Schwab et Benoît Lozé, du groupe Havas, nous ont expliqué pourquoi il est de plus en plus essentiel de revendiquer des valeurs ou un combat républicains.
Vous avez publié au printemps dernier une étude sur le regard des Français sur la République et les principes républicains. Est-ce que les Français ont confiance en les entreprises aujourd’hui en ce qui concerne la défense des valeurs républicains ?
Benoit Lozé : Dans notre étude, nous avons posé une question principale aux sondés : que serait pour vous une entreprise républicaine aujourd’hui en France ? Ils nous ont répondu en identifiant clairement des mesures et des manières de faire prioritaires. Les Français ont donc une vision assez claire de ce qui définirait une entreprise républicaine.
Le premier grand champ d’attente, c’est celui du patriotisme économique. Pour 92% de sondés, une entreprise républicaine, ce serait ainsi une entreprise qui paie ses impôts en France ; pour 89%, une entreprise engagée dans le made in France ou dans la relocalisation de ses activités.
Le deuxième champ d’attente, c’est celui de l’égalité : une entreprise républicaine, pour les Français, ce serait une entreprise qui œuvre pour l’égalité à tous les niveaux. Une entreprise républicaine, ce serait ainsi, pour 90% des sondés, une entreprise qui fait respecter le principe d’égalité hommes/femmes, pour 83% une entreprise au sein de laquelle la progression de carrière, les promotions se font uniquement au mérite. Enfin l’introduction d’un long congé paternité est un marqueur fort.
Il y a enfin un troisième champ : celui de l’universel. L’entreprise républicaine, pour les Français, ce serait une entreprise qui résiste à une conception communautaire de la société. Pour 82% des sondés, une entreprise républicaine ferait respecter de façon stricte la laïcité, par exemple en interdisant les signes religieux ostentatoires ou en mettant en place une charte de la laïcité.
Est-ce que tout cela mit bout à bout, signifie que les Français comptent sur les entreprises pour défendre la République ? C’est en tout cas notre conviction et c’est notre souhait. Les entreprises ont conscience du rôle de plus en plus politique et sociétal qu’elles doivent tenir. Nous voulons leur dire : vous avez le choix entre embrasser des valeurs importées du monde anglo-saxon et américain, ou vous positionner sur des valeurs plus européennes ou françaises. Faites selon ce qui est cohérent selon votre héritage, vos valeurs et regardez aussi ce qu’attendent des Français en la matière.
Arielle Schwab : D’une part, en effet, l’entreprise est de plus en plus attendue et de plus en plus crédible pour se positionner sur des enjeux politiques et des thématiques jusqu’ici réservées au régalien, que ce soit la lutte contre le réchauffement climatique ou sur des sujets de société. De plus en plus d’entreprises prennent par conséquent la parole et mettent en place des actions sur ces terrains-là. D’autre part, on se rend compte avec cette étude, que pour les Français, les valeurs républicaines sont des valeurs crédibles, d’avenir, et peu clivantes. On a demandé aux Français ce qu’évoque le concept de « République » pour eux, ils nous ont répondu que c’était un concept « positif » pour 79% d’entre eux, un concept « qui rassemble » pour 72%, et un concept « qui constitue un modèle d’avenir » pour 67%. Il y a donc une projection très positive sur le champ des valeurs républicaines. Enfin, les Français que nous avons interrogés confirment que les entreprises font partie des acteurs auxquels ils font confiance pour préserver et porter les valeurs républicaines. Un terrain légitime d’engagement pour les entreprises, des associations à des notions positives et rassembleuses, des modes d’action et des enjeux qui semblent clairs aux yeux des Français : oui, l’entreprise est un acteur crédible pour s’engager sur ce terrain des valeurs républicaines.
Selon vous, les entreprises se sont-elles suffisamment saisies de l’enjeu de défense des valeurs républicaines ?
Benoit Lozé : aujourd’hui les entreprises ne se positionnent pas encore idéologiquement. Nous, on pense que nous allons entrer dans cette étape-là, que l’on a appelé le « temps des valeurs ». Un temps où l’engagement sera plus affirmé en termes de valeur et de modèle idéologique. Demain, les entreprises seront peut-être amenées à se revendiquer de manière plus claire d’une idéologique spécifique, voire d’un courant politique.
Nous accompagnons beaucoup d’entreprises dans la définition de leur raison d’être. Ce que nous pouvons affirmer, c’est que la Loi Pacte a été une vraie étape dans l’émergence de ce « temps des valeurs ». La séquence raison d’être a accompagné le réengagement des entreprises dans la Cité, cela parce que beaucoup d’entreprises se sont demandé à quoi elles servaient profondément, ce qui manquerait au monde si elles n’existaient pas, ce qu’elles sont si on enlève la recherche pure de profits. La séquence raison d’être a permis une forme de psychanalyse collective de l’entreprise qui s’est interrogée sans doute comme jamais sur le sens profond de son métier et donc quelque part sur sa vision du monde et de la Cité.
Cela fait donc longtemps que l’on observe le réengagement des entreprises dans la Cité. C’est quelque chose d’acté pour la plupart d’entre elles. Cela ne veut pas dire que les entreprises sont capables de mettre des mots sur leur positionnement idéologique. Aucune entreprise ne dit aujourd’hui : « je suis une entreprise libérale », « je suis une entreprise progressiste », « je suis une entreprise républicaine ». Je ne sais pas si les entreprises le feront un jour. Nous sommes convaincus néanmoins que la clarification des valeurs et la revendication des points de vue politiques vont devenir incontournables. C’est notamment la condition aujourd’hui de l’embarquement des collaborateurs. Et nous espérons qu’un jour, l’idée que nous avons eu avec Arielle de constituer un club des entreprises républicaines soit une idée concevable.
Arielle Schwab : Benoît a créé chez Havas un Observatoire des Marques dans la Cité, c’est-à-dire un observatoire de l’engagement politique des marques. Ils constatent que la tendance outre-Atlantique, consiste déjà à se positionner sur des sujets qui ne sont pas évidents pour des entreprises, et qui étaient justement plutôt considérés comme appartenant au domaine réservé du régalien ou de l’associatif. L’Observatoire a défini trois temps dans cet engagement des entreprises dans la Cité : le premier temps, que nous avons dépassé, était celui de la RSE que l’on peut qualifier de réparatrice, d’une forme de colmatage ou de compensation des dommages causés. Le deuxième temps, que nous sommes en train de vivre, est celui de l’engagement authentique, sur des sujets, des thématiques et des terrains qui dépassent les territoires naturels du positionnement pour les entreprises : les rapports annuels intègrent les nouveaux critères ESG, le recrutement intègre les critères de diversité, et les industriels intègrent les critères climatiques. Ces territoires, qui n’étaient pas naturels, deviennent clés désormais et remontent très haut dans la stratégie des entreprises et leur impact sur les business modèles. Le troisième temps en est à ses débuts, certaines entreprises vont devoir aller encore plus loin pour continuer d’être audibles et démontrer l’authenticité de leurs engagements. Elles vont devoir clarifier encore davantage les valeurs ou même les corpus idéologiques qui soutiennent leurs prises de position.
Les entreprises, qui souhaitent souvent s’adresser au plus grand nombre, ont-elles la liberté de s’engager dans une voie particulière ? Ont-elles les moyens d’être cohérentes politiquement en matière de défense des valeurs républicaines ?
Arielle Schwab : Ce qui est certain, c’est qu’il est dangereux pour elles de ne pas travailler leur cohérence. Le cas Décathlon avec le hidjab de running est assez emblématique. Lorsque les entreprises ne se posent pas assez la question des lignes de fond qui sous-tendent leurs prises de position, elles prennent le risque de s’engager dans des actions qui peuvent s’avérer contradictoires les unes avec les autres, ou bien de devoir reculer face aux premières oppositions ou levées de bouclier. Les entreprises doivent prendre des positions réfléchies lorsqu’elles s’engagent sur des sujets de société, sans quoi leurs prises de position peuvent sembler opportunistes et légères, et constituent un risque, notamment en matière de réputation.
Benoit Lozé : Il y a des sujets qui s’imposent dans l’entreprise. Aucune entreprise ne peut par exemple mettre le sujet de la diversité sous le tapis. C’est un enjeu de société, un enjeu de réputation, un enjeu de recrutement et de fidélisation des talents. C’est aussi pour cela que nous avons fait cette étude : nous voulions affirmer qu’il est possible d’apporter des solutions aux difficultés d’inclusion et aux enjeux de diversité d’une manière qui soit cohérente avec les valeurs républicaines. Une entreprise républicaine, adresse tous les enjeux avec des valeurs et une approche républicaine, mais ne s’interdit aucun sujet a priori.
Pour revenir à votre question, il faut rappeler que l’entreprise ne se présente pas à l’élection présidentielle. Elle ne peut pas avoir non plus une cohérence idéologique absolue. Elle est parfois contrainte de faire du « en même temps », parfois être ferme sur la laïcité tout en ouvrant la voie à la diversité. Il faut réussir à mener des actions qui embrassent tous les sujets de société qui se posent à elle.
Arielle Schwab : Le constat est quasi unanime aujourd’hui : nous faisons face à une rupture de la promesse républicaine d’égalité des chances et de réussite. Les dysfonctionnements et les discriminations sont indéniables, en ce qui concerne l’entreprise, en matière de recrutement notamment, mais aussi en matière d’évolution. Il faut donc mobiliser l’énergie, la capacité d’action et l’engagement des entreprises pour traiter ce sujet. SI elles ne le font pas par éthique, elles devront le faire par pragmatisme. La plupart des entreprises ont une haute conscience de ce sujet brûlant. La question est celle des moyens et des convictions qui peuvent être déployés pour avancer. Et c’est l’objet de nos travaux : chercher si une autre voie que la voie identitaire est possible, évaluer de quelle manière les entreprises peuvent aborder la lutte contre les discriminations, avec un prisme républicain. Proposer une voie « made in France » pour mener une politique d’inclusion et de diversité.
Benoit Lozé : ce que l’on veut dire aux dirigeants, c’est qu’il est aujourd’hui nécessaire de réfléchir à ces sujets qu’il peut être intéressant de proposer une approche républicaine aux enjeux de demain. Il faut y réfléchir à tout le moins, car sans cette réflexion, ils prennent le risque, parfois sans le savoir, de défendre des valeurs qui ne correspondent pas aux attentes profondes de la société française.
Arielle Schwab est directrice générale adjointe de Havas Paris. Benoit Lozé est directeur du planning stratégique chez Havas Paris.
Auteure et journaliste, Tristane Banon nous montre dans son nouvel essai La paix des sexes (Éditions de l'Observatoire) le chemin parcouru depuis 50 ans pour l'égalité femmes-hommes. Défendant l'art de la nuance, elle s'oppose fermement à un militantisme qui voudrait enfermer et opposer les deux sexes. En cette journée internationale des droits des femmes, elle nous invite à nous saisir de cette grande cause en refusant toujours l'anathème.
Dans votre livre La Paix des sexes (Editions de l’Observatoire), vous exprimez des réserves quant aux conséquences des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc, en soulignant combien les dénonciations d’agressions sexuelles qui passent par les réseaux sociaux ont souvent pour conséquence de ruiner des réputations. Beaucoup considèrent pourtant que la tribune médiatique est la seule manière de « faire réagir » la société et plus encore la justice, qui sinon ne se saisirait pas ou trop lentement de ces dossiers. Qu’en pensez-vous ?
Tristane Banon : Mon cœur est acquis à #MeToo, qui met en avant une solidarité salvatrice qui me plaît et me parle. Il y avait un problème de respect quasi-inexistant envers les plaignantes dans les affaires de violences sexuelles, parce que l’incompréhension (« pourquoi ces femmes portaient-elles plainte si longtemps après ? »), parce que cette idée tenace que la sexualité relève de la vie privée (ce qui devient faux quand elle est délictuelle ou criminelle) et parce que les tabous, les hontes, les idées fixes et les convictions étaient trop bien ancrées. #MeToo a fait tomber tout ça et il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les excès ne sont pas souhaitables, comme en toute chose, et la sacralisation de la parole victimaire que l’on peut observer désormais est une erreur selon moi, elle est dangereuse en ce qu’elle abîme méchamment la présomption d’innocence et met à mal notre égalité à tous devant la loi. J’en veux pour preuve qu’on ne parle plus de « plaignantes » mais de « victimes » dans des affaires dont on ne sait rien. Or, si on décide que la plaignante est victime, c’est que l’on décide avant que la loi ne passe, que l’accusé est coupable. Ça n’est pas acceptable. Néanmoins rejeter #MeToo en bloc est une erreur.
Les choses sont, de mon point de vue, beaucoup plus compliquées avec #BalanceTonPorc. D’abord il y a la sémantique qui ne me plait pas : l’idée de « balance » rappelle les pires heures de notre histoire collective, et faire de l’homme un porc me dérange, parfois pour l’homme, parfois pour le porc ! Ceci entendu, et au-delà de l’anecdotique lexical, ce qui me dérange est plus profond, c’est la mise de tous les actes sur le même plan. Sous ce même hashtag de #BalanceTonPorc, on trouve aussi bien des goujats, des agresseurs véritables, de simples mal-élevés, des lourdauds beauf’ et des violeurs. Or, tout ne se vaut pas et tout ne mérite pas la même punition. En droit, il existe quelque chose que l’on appelle « La proportionnalité de la peine », ça n’existe pas sous l’ère #BalanceTonPorc. La punition est la même pour tous : le bannissement, la mise au ban de la société. C’est insensé, et dangereux.
Selon vous, depuis la loi de 2006 qui aligne l’âge légal du mariage à 18 ans pour les femmes et les hommes et consacre ainsi l’égalité complète des femmes et des hommes dans le droit, le « système patriarcal » n’existerait plus en France. Ne peut-on pas considérer pour autant que notre société reste, elle, patriarcale, avec des inégalités et des discriminations nombreuses ?
Tristane Banon : Le système patriarcal en tant qu’organisation venue d’en haut n’existe plus. Dire que la France est dirigée par un gouvernement qui veut asseoir la domination de l’homme sur la femme est tout simplement faux. Ce qui ne veut absolument pas dire que n’existent pas des lieux où le sexisme demeure. Ils sont nombreux : les plafonds de verre, l’inégalité salariale, les violences faites aux femmes, etc. Mais là où le sexisme existe, là où il demeure, c’est que la loi est contournée. Aller faire un tour dans des pays, comme le Cameroun où je me trouve à l’occasion de la journée de défense des droits de la femme, où la loi consacre le système patriarcal, permet de saisir l’extraordinaire différence qu’il y a entre un patriarcat systémique et un pays dont le droit consacre l’égalité, quand bien même celle-ci est trop souvent bafouée ou contournée. Nous avons les armes de l’égalité avec nous, ce sont nos lois. Le combat est d’arriver à leur application à tous les niveaux de la société. Ce combat est un combat collectif, c’est le grand combat de notre ère, femmes et hommes réunis, et il commence par l’éducation.
Nous assistons aujourd’hui à des évolutions notables en matière d’égalité salariale, d’accessibilité des femmes à des postes à haute responsabilité, d’éducation à l’égalité filles-garçons. Concrètement, sur quoi devrions-nous encore progresser et quelles politiques pourrait-on conduire pour y remédier ? Devons-nous encore légiférer ?
Tristane Banon : Je ne suis pas convaincue que l’abondance de lois soit la solution. Sur ces cinq dernières années, et sans aucun discours de militantisme politique qui n’est pas mon sujet, il faut reconnaître que les plus importants manquements de la loi ont été réparés. Dire que le gouvernement n’a pas tenu sa promesse en termes d’action en faveur de l’égalité et contre les violences faites aux femmes est, de mon point de vue, assez malhonnête. Il reste forcément des choses à améliorer, mais l’essentiel des avancées juridiques a été fait.
Désormais, c’est l’éducation qui me semble être le combat prioritaire.
L’égalité, ça s’apprend, et ce dès le plus jeune âge.
Apprendre à dire oui, à dire non, à décevoir, à désobéir, à assumer la responsabilité de son désir sans que cette chose-là soit systématiquement l’affaire des femmes qui sont communément tenues pour « responsables » du désir qu’elles peuvent susciter chez l’homme (alors que l’égalité c’est aussi décider que chacun est responsable de son propre désir)…. Toutes ces notions, qui sont « l’égalité », doivent être apprises dès le plus jeune âge et enseignées aux adultes qui ne les ont pas appréhendées dans l’enfance.
Et puis il y a l’application des lois qui passe par la répression.
Mieux contrôler, punir de façon efficace, ne rien lâcher. Et ce à tous les niveaux, y compris en matière d’égalité salariale.
Là encore, ces combats sont des combats qui doivent absolument être collectifs. Ça n’est pas une guerre des femmes contre les hommes, c’est un combat de l’humanité pour elle-même. L’égalité est l’affaire de tous, c’est ensemble que nous parviendrons à l’atteindre. Je dis souvent, et je crois très fort en cela, que l’égalité est un enjeu tel que s’aliéner la moitié de l’humanité pour y parvenir est une hérésie. Je suis farouchement convaincue que le féminisme, qui est un humanisme élémentaire, est tout autant une affaire de femmes, qu’une affaire d’hommes. Il ne faut jamais oublier qu’un homme n’est jamais seulement un homme : il est aussi le fils d’une mère, parfois le père d’une fille, le mari d’une épouse, le grand-père de petites-filles.
Cet homme-là, qui est beaucoup d’hommes, peut-être un allié extraordinaire.
Yannick Clavé, agrégé et docteur en histoire, géographe, professeur en CPGE, retrace dans une perspective historique au long cours la grande peur frontalière qui entache les relations entre la Russie, l'Ukraine et les Occidentaux.
« Faire de l’Ukraine une véritable forteresse de l’URSS » (Staline en 1932) ; « L’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin, elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre spiritualité » (Vladimir Poutine, 22 février 2022). Deux phrases à presque un siècle de distance, mais la même vision historique, le même projet politique, la même obsession pour l’Ukraine et pour les frontières occidentales de la Russie. Dans sa vision historique et dans sa stratégie géopolitique, qu’il a maintes fois développées, Vladimir Poutine s’inscrit en effet clairement dans une longue tradition historique, qui remonte aux tsars puis qui s’est consolidée à l’époque soviétique au XXe siècle, de Lénine à Gorbatchev en passant, surtout, par Staline. Tout est lié : le rapport très ambigu aux Occidentaux entre coopération et europhobie, la peur obsessionnelle de l’encerclement, la volonté de sécuriser au maximum des frontières vues comme menacées en permanence. Tout cela présente une double finalité : assurer la pérennité de la Russie « éternelle » et de son identité, mais aussi reconstruire une puissance géopolitique qui a été perdue lors de l’éclatement de l’URSS en 1991 et qui a toujours été douloureusement ressentie par les Russes. Hier comme aujourd’hui, la défiance est réelle vis-à-vis des Occidentaux.
La Russie à la recherche de son identité : puissance européenne ou asiatique ? Ouverture ou fermeture à l’Europe ?
« C’est un Janus à double visage, occidental par devant, oriental par derrière », écrivait l’historien français Anatole Leroy-Beaulieu, grand connaisseur de la Russie, dans le premier tome de son ouvrage L’Empire des tsars et des Russes, en 1881. Les élites politiques et intellectuelles russes sont alors, depuis plusieurs décennies, plongées au cœur d’un débat de fond qui est toujours d’actualité aujourd’hui et qui peut se décliner en plusieurs interrogations complémentaires : la Russie est-elle vraiment européenne ? Quelle est son identité ? Existe-t-il une « russité », et si oui quelles en sont les composantes ? Quelles relations développer avec les Occidentaux ?... C’est au cours du XVIIIe siècle, notamment avec de grands tsars comme Pierre Ier puis Catherine II, que la Russie commence à véritablement s’ouvrir sur l’Europe occidentale, perçue comme un modèle à imiter. Dans un texte d’instructions en 1767, Catherine II n’hésitait pas à proclamer que « la Russie est une puissance européenne ». Cette affirmation tranchée atteste alors la volonté d’imposer, aux yeux des Occidentaux comme des Russes, l’image d’une Russie qui serait, par nature et par sa géographie, d’abord et avant tout Européenne. Mais elle témoigne aussi, de manière plus tacite, de la difficulté éprouvée par les Russes à définir et à cerner les contours de leur propre identité. D’ailleurs, les débats ne font que s’amplifier au XIXe siècle, aussi bien en Europe, où l’immense Russie fascine autant qu’elle inquiète, qu’en Russie même. Les élites russes ont bien conscience de la difficulté à définir clairement une identité russe, mais elles se divisent. Ainsi, certains, que l’on peut qualifier d’« occidentalistes », prônent l’ouverture vers l’Europe occidentale et ses idées, tandis que d’autres, beaucoup plus conservateurs et méfiants, souhaitent au contraire se replier sur l’identité spécifiquement russe et slave (ce sont les « slavophiles »). Ces débats se retrouvent au plus haut niveau du pouvoir politique : faut-il imiter l’Europe occidentale, s’en inspirer, pour se moderniser et aboutir à une voie de modernisation spécifiquement russe, ou bien faut-il à tout prix s’en protéger ?
La guerre de Crimée (1853-1856), perdue par la Russie face aux puissances européennes (surtout la France et la Grande-Bretagne) alliées à l’Empire Ottoman, a été un véritable traumatisme national qui a encore davantage durci les termes de ce débat séculaire. Le catastrophique traité de Paris (1856), qui a fait perdre à la Russie son statut de grande puissance patiemment construit depuis la victoire de 1812 contre Napoléon Ier, est vécu comme une immense humiliation. Il crée aussi un très profond sentiment anti-européen : ce ressentiment fait désormais partie de la conscience nationale russe, et c’est encore vrai aujourd’hui. Le prince Pierre Viazemski, vétéran de la guerre de 1812, écrit ainsi au lendemain de la signature de ce traité que « c’est pour de bon que dès aujourd’hui nous sommes désoccidentalisés » : le mot est fort, mais il traduit l’amertume de toute une société pour le sort réservé à son pays. Le pouvoir politique veut aussi profiter de cet électrochoc national pour engager la nécessaire modernisation du pays, avec comme objectif de rattraper l’Occident. Débute alors, avec le tsar Alexandre II (1855-1881) et avec ses deux successeurs (Alexandre III de 1881 à 1894 puis Nicolas II de 1894 à 1917), une occidentalisation de la Russie qui prend la forme d’une modernisation économique et industrielle. Mais cette occidentalisation n’a jamais été envisagée sur le plan politique : bien au contraire, il s’agit de tenir fermement les principes séculaires de l’autocratie et de lutter implacablement contre toutes les idées « subversives », c’est-à-dire démocratiques mais aussi socialistes et révolutionnaires, venues de l’Occident. Elles sont vues comme une menace mortelle pour le régime tsariste et pour la Russie éternelle.
Tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours, les rapports de la Russie à l’Europe sont demeurés pour le moins très ambigus et partagés. Ces décennies ont continué à allonger la liste des griefs russes contre les Occidentaux, jusqu’à la désintégration de l’URSS en 1991, mal vécue par les Russes car entraînant la fin de leur empire, une nouvelle contraction territoriale, des frontières réduites et une crise économique. Au cours des années 1990 et 2000, en se redéployant en Europe de l’Est et dans les Balkans, régions traditionnellement sous l’influence russe, l’OTAN fait ressurgir les vieilles craintes d’encerclement et d’insécurité.
L’ours rus(s)e : quand la Russie fait peur aux Occidentaux
Dans la recherche constante de cette identité, les relations diplomatiques et les guerres avec les Occidentaux occupent une place importante. Déjà utilisée au XVIe siècle, l’image de l’ours brun pour symboliser la Russie se répand dans toute l’Europe au XIXe siècle, et demeurera encore au XXe siècle. Elle traduit l’ambivalence de la vision occidentale face à une Russie qui, comme l’ours, peut se montrer puissante, rusée et même brutale, et dont il faut se méfier. C’est sans doute au début du XIXe siècle que la Russie, en tant que puissance diplomatique et militaire, a commencé à véritablement inquiéter les Européens. Auréolée de sa victoire contre la France napoléonienne en 1812 puis à Waterloo en 1815, elle devient, pour la première fois, une puissance au cœur du concert européen des nations. C’est en véritable gendarme de l’Europe qu’elle agit durant toute la première moitié du XIXe siècle, gardienne de l’ordre monarchique et de la Sainte-Alliance. Le tsar Nicolas Ier, surnommé « la trique », n’hésite pas à intervenir militairement à travers le continent pour écraser dans le sang les tentatives révolutionnaires notamment lors de la vague de 1830 et lors du « printemps des peuples » de 1848. Cependant, la guerre de Crimée (1853-1856), durant laquelle la presque totalité de l’Europe est coalisée contre la Russie, marque un tournant brutal : la défaite militaire, suivie de l’humiliant traité de Paris, fait sortir la Russie du concert des nations. Elle n’est alors plus qu’une puissance européenne périphérique : c’est presque un retour à la case départ, comme au début du XVIIIe siècle.
Cette défaite historique conduit la Russie à faire le choix de se tourner davantage vers son espace asiatique, qui va devenir pour plusieurs décennies le lieu de la revanche et de la reconstruction de la puissance. L’impérialisme russe se construit donc autour d’un puissant sentiment slavophile et d’un rejet de l’Occident. Les Russes modernisent leur armée et font d’importantes conquêtes en Asie centrale et dans le Caucase. La Russie réussit aussi à prendre sa revanche sur l’Empire Ottoman, alors en pleine décomposition territoriale et politique. Elle pousse ses pions dans les Balkans, où elle se présente en défenseur des peuples slaves persécutés par les Turcs. C’est aussi pour elle un moyen d’atteindre un objectif géopolitique pluriséculaire, et qui est encore d’actualité aujourd’hui : contrôler la mer Noire pour pouvoir se ménager, le cas échéant, un accès à la Méditerranée orientale, zone traditionnelle d’influence occidentale, notamment britannique. Mais les Occidentaux veillent au grain : malgré sa victoire militaire écrasante, ils lui imposent un traité peu favorable en 1878, ce qui ne fait que renforcer l’europhobie des élites russes. La Russie se sent alors bloquée dans ses ambitions géopolitiques, d’autant plus qu’à l’Est elle doit faire face à une nouvelle menace, l’expansionnisme japonais. Persuadée d’écraser ce petit pays asiatique, elle est pourtant vaincue en 1905, ce qui crée un autre traumatisme national. Les Occidentaux, qui observent attentivement la situation, ne sont pas mécontents de voir la Russie affaiblie, toujours inquiets d’une possible reconstitution de la puissance russe.
Cependant, la Russie a besoin des Occidentaux et réciproquement. L’alliance militaire et diplomatique avec la France, à partir des années 1890, est un tournant géopolitique en Europe : tandis que la Russie va bénéficier de la générosité financière et économique de la France pour mener sa modernisation, la France, elle, peut enfin sortir de l’isolement diplomatique dans lequel l’Allemagne l’avait enfermé au lendemain de la défaite de 1871. C’est ainsi que la Russie s’engage dans la Première Guerre mondiale en 1914 aux côtés des Alliés. Mais le pays, qui présente de nombreuses difficultés structurelles, n’est pas de taille à affronter l’Allemagne. Pire, la guerre accélère la crise économique, la déstructuration sociale et la décomposition politique : le régime tsariste s’écroule en 1917, laissant la voie libre aux révolutionnaires les plus radicaux, les bolchéviks. Lénine s’empresse de sortir du conflit en position humiliante de vaincu (paix de Brest-Litovsk en 1918) et d’instaurer un régime totalitaire.
Après deux décennies de faiblesse, l’URSS retrouve une puissance internationale en 1939, quand Staline signe avec Hitler le pacte germano-soviétique. Cela lui permet de renouer avec ce que les Occidentaux pensaient terminer : l’expansionnisme russe. À l’ombre des nazis, Staline réalise en effet des conquêtes stratégiques entre 1939 et 1941 lui permettant de faire sensiblement avancer ses frontières occidentales vers l’Europe : il annexe la Finlande, les États baltes, la Bessarabie mais aussi la Pologne, ce « rejeton monstrueux du traité de Versailles » selon les mots de Molotov, pour qui l’heure du châtiment a sonné. Comme le font les nazis dans l’ouest de la Pologne, Staline, dans la partie est qui lui revient, massacre les populations civiles et les officiers polonais (massacre de Katyn en 1940). L’URSS ne résiste cependant pas au rouleau-compresseur nazi quand l’Allemagne décide de l’envahir en 1941. Alors que la situation paraissait désespérée, au prix d’un immense effort de mobilisation et grâce à l’aide occidentale des Alliés, Staline réussit à redresser progressivement la situation et à sortir en vainqueur en 1945 de cette « grande guerre patriotique », qui demeure aujourd’hui une référence glorieuse pour les Russes.
À partir de 1945, auréolée de sa victoire sur le nazisme et de sa présence militaire dans pratiquement toute l’Europe orientale, l’URSS change de dimension : elle devient une puissance européenne et même mondiale, et fait le choix de renouer avec une stratégie eurocentrée qui consiste à faire avancer au maximum ses frontières occidentales et à reprendre son vieux rêve de communisation du continent européen sous son autorité. Staline, jusqu’à sa mort en 1953, sait user de sa position de force face aux Occidentaux, dans le cadre d’un nouvel affrontement, la guerre froide, qui va structurer les relations entre Russes et Occidentaux pour toute la seconde moitié du XXe siècle. C’est donc le retour de l’ours russe, souvent représenté sous les traits de Staline dans les caricatures soviétiques, d’autant que celui-ci n’hésite pas à se montrer agressif. Il pousse dans leurs retranchements les Occidentaux et teste leurs capacités de réaction : cette stratégie de la « corde raide » ou du « bord du gouffre », comme l’appelaient les diplomates américains, est mise en œuvre à Berlin en 1948, mais aussi par ses successeurs, par exemple Khrouchtchev à nouveau à Berlin en 1961 et à Cuba en 1962, ou Brejnev quand il déploie ses missiles nucléaires en Europe en 1977 ou quand il envahit l’Afghanistan en 1979. Aujourd’hui, Poutine s’inscrit dans cette vieille tradition soviétique du rapport de force, et il sait très bien ce qu’il fait : il envahit l’Ukraine, un État indépendant aux portes de l’Union européenne et frontalier avec des pays membres de l’OTAN (la Pologne notamment), tout en brandissant la menace nucléaire. C’est bien, aussi, une guerre des nerfs.
La peur obsessionnelle des frontières et de l’encerclement occidental
La volonté de se prémunir de toutes ces influences jugées néfastes et de ces menaces venues de l’Occident explique ainsi largement l’attention particulière portée par les dirigeants russes à leurs frontières, bien davantage que dans la plupart des autres États du monde. C’est aussi lié à la géographie de la Russie : la démesure territoriale a toujours inquiété les dirigeants politiques, d’autant qu’en l’absence de véritable obstacle topographique, les invasions étrangères, constitutives des premiers siècles de la Russie au Moyen Âge, n’ont jamais pu être arrêtées. Il s’agit là d’une autre forme de continuité historique, depuis les tsars jusqu’à Vladimir Poutine en passant par les responsables soviétiques. Poutine y accorde d’ailleurs une place de choix dans son discours fleuve du 21 février 2022 justifiant l’attaque imminente contre l’Ukraine (annoncée dans un autre discours dans la nuit du 24 février 2022), en accusant les États-Unis et l’OTAN de continuer à encercler et donc à provoquer la Russie. Si l’État tsariste se montrait déjà très soucieux des frontières de son empire, les communistes, eux, y accordent une importance bien plus grande. Dès 1917, les frontières sont considérées dans une double logique de projection de la révolution vers l’extérieur et de défense de celle-ci. Elles sont aussi vitales pour sauver le communisme alors que les bolchéviks sont attaqués de toute part, y compris de l’étranger (interventions occidentales), dans le cadre d’une violente guerre civile qui dure jusqu’en 1921 et qui fait plusieurs millions de morts : les Russes se voient comme assiégés par les Occidentaux et les bolchéviks se construisent dans l’adversité. C’est cependant la période stalinienne (1928-1953) qui est fondamentale. Les frontières deviennent à l’image du régime stalinien : le lieu de toutes les obsessions et répressions d’un système devenu paranoïaque. Staline, en effet, voit des dangers partout : l’URSS serait, selon lui, envahie d’espions occidentaux, de capitalistes, de saboteurs, de trotskystes, qui peuvent former potentiellement des cinquièmes colonnes. Il accuse notamment les minorités nationales qui vivent dans les régions frontalières et met en œuvre une répression à grande échelle, s’apparentant à un véritable nettoyage ethnique : par des déportations et des exécutions de masse qui visent des millions d’individus, notamment pendant la « Grande terreur » de 1937-1938, Staline fait vider des régions entières. Allemands, Finnois, Lettons, Lituaniens, Polonais, mais aussi Coréens, Arméniens, Tatars, Tchétchènes ou encore Juifs : tous sont victimes d’une xénophobie d’État associée à une idéologie frontalière paranoïaque. Les frontières occidentales se ferment alors complètement.
Au lendemain de sa victoire en 1945, l’URSS est en position de force en Europe, et, désormais, elle dispose d’une puissance militaire comme elle n’en a jamais eu, avec en outre la force nucléaire à partir de 1949. Les Russes font le choix de prendre le contrôle militaire, politique et idéologique de toute la moitié orientale du continent européen : de la Bulgarie à la RDA, les États deviennent, de gré ou de force, des « démocraties populaires ». Un véritable « rideau de fer » qui passe à travers l’Allemagne, selon une expression que popularise Churchill, coupe désormais le continent en deux blocs : aux yeux de Staline, il s’agit d’une frontière complètement fermée mais nécessaire pour protéger à la fois l’URSS et ses satellites des Occidentaux. Son ministre de l’Intérieur en 1949 la décrit avec minutie : « une bande labourée de 10-15 m sur 2855 km, soit 70 % de la frontière terrestre occidentale ; 1410 km de fer barbelés ; 1337 miradors ; 560 postes d’observation ; 1217 blockhaus ; 63 km de tranchées ; une moyenne de 10 gardes-frontières par kilomètre ». Paul-Henri Spaak, le Premier ministre belge, se fait le porte-parole de l’inquiétude de l’Europe de l’Ouest dans un célèbre discours à l’ONU en 1948 : « Quelle est la réalité historique de ces dernières années ? Il n’y a qu’un seul grand pays qui soit sorti de la guerre ayant conquis d’autres territoires, et ce grand pays c’est l’URSS ». Les Européens de l’Ouest n’hésitent alors pas à se placer sous la protection du parapluie américain : ils adhèrent au plan Marshall en 1947 et surtout à l’OTAN, créée en 1949 puis élargie en 1952 à la Grèce et à la Turquie. Les Américains installent des centaines de bases militaires sur le continent. Le sentiment d’encerclement de l’URSS s’en trouve exacerbé pour toute la durée de la guerre froide. Se présentant au monde comme le pays de la paix et de l’anti-impérialisme, l’URSS a systématiquement accusé les Occidentaux et les États-Unis d’être des « impérialistes », des « militaristes » ou encore des « revanchards ». C’est une rhétorique que l’on retrouve encore aujourd’hui, sous d’autres formes, chez les dirigeants russes.
L’Ukraine, une « forteresse » pour les Russes
C’est dans ce cadre que l’on comprend donc mieux la politique menée aujourd’hui par Vladimir Poutine contre l’Ukraine. Dans une lettre secrète adressée en 1932 à Kaganovitch, un de ses bras-droits, Staline lui donnait l’ordre de faire de l’Ukraine une « forteresse de l’URSS », en utilisant tous les moyens répressifs disponibles, ce qui aboutira à une terrible famine délibérément orchestrée et faisant des millions de morts. Vladimir Poutine, aujourd’hui, avec d’autres moyens, reprend en quelque sorte à son compte cette politique de la « forteresse ». Il voit l’Ukraine comme un indispensable État tampon entre la Russie d’une part et le monde occidental d’autre part, et ne peut donc pas accepter qu’elle devienne un allié des Occidentaux. Pour lui, l’encerclement occidental n’a jamais cessé et le soutien européen à l’Ukraine n’en serait qu’une preuve supplémentaire.
C’est aussi, en quelque sorte, le retour d’une politique du « cordon sanitaire », qui, là aussi, a structuré au XXe siècle les relations entre les Russes et les Européens. D’abord expérimentée par les Occidentaux au lendemain de la Première Guerre mondiale pour se protéger d’un risque de propagation communiste vers l’Ouest (d’où la création de nouveaux États anti-communistes comme la Pologne), cette politique a été reprise à son compte par Staline, à front renversé, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Auréolé de sa victoire contre le nazisme et en position de force face aux Alliés, il exige et obtient de prendre le contrôle militaire et politique de toute l’Europe orientale, qu’il constitue en un bloc monolithique pour se protéger des Occidentaux (les « démocraties populaires »).
Poutine s’inscrit dans cette vision historique de très longue durée qui a toujours été celle des dirigeants russes et soviétiques, depuis les tsars. Les territoires qui forment aujourd’hui les marges occidentales de la Russie, de la Finlande à l’Ukraine, sont considérés comme étant historiquement et ethniquement russes. C’est pour cela qu’ils avaient fait l’objet, dès la fin du XIXe siècle par les tsars, d’une politique de russification, pour les intégrer et même complètement les assimiler à l’empire russe, politique ensuite poursuivie par les bolcheviks (création de l’URSS en 1922, dans laquelle est intégrée l’Ukraine) et menée à son paroxysme par Staline. La décennie 1930 est en effet extrêmement violente pour toutes les minorités nationales, systématiquement réprimées par le dictateur. Les Ukrainiens sont, à ses yeux, des dangers par nature et doivent donc être impitoyablement combattus, d’où la famine sciemment organisée, d’où aussi les déportations massives vers les camps de concentration du Goulag. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine devient une république modèle de l’URSS, complètement russifiée et intégrée au système communiste. Mais avec l’éclatement de l’URSS en 1991, tout change : elle devient un État indépendant, et, surtout, elle prend ses distances avec Moscou dont elle veut éviter la tutelle. Un nationalisme ukrainien très puissant se développe, notamment dans la partie ouest du pays qui a toujours regardé vers l’Occident, au grand agacement de la Russie. C’est ce qui explique l’acharnement de Moscou à nier toute identité ukrainienne et à accuser les dirigeants ukrainiens d’être des « nazis ». La lutte contre le nazisme reste dans la mémoire nationale russe comme une étape importante dans la reconstitution de sa puissance à la faveur de la Seconde Guerre mondiale et des années d’après-guerre.
La stratégie de Poutine, engagée depuis deux décennies, est donc bien de reconstituer une forme de « cordon sanitaire » ou de glacis défensif face à un Occident jugé menaçant et dangereux. Il est peu probable que Poutine recherche l’annexion pure et simple de l’Ukraine, au risque de s’y enliser comme les Russes l’avaient douloureusement expérimenté en Afghanistan dans les années 1980. Mais l’objectif est de faire rentrer l’Ukraine dans le rang, en la transformant politiquement et idéologiquement à l’image de la Biélorussie voisine, sous la tutelle de la Russie, grand frère protecteur et ours qui reste, décidément, menaçant. Encore aujourd’hui, la vision frontalière des Russes demeure largement héritière de cette longue histoire aux XIXe et XXe siècles. À la station « Place de la Révolution » du métro de Moscou, trône en majesté la statue d’un garde-frontière avec son chien, érigée en 1938 : toucher le museau du berger allemand porterait chance et bonheur.
Secrétaire général du syndicat Force Ouvrière de 2004 à 2018, Jean-Claude Mailly soutient que les entreprises ont un rôle à jouer dans la défense des valeurs républicaines, rôle qui doit être étroitement contrôlé. Il analyse les risques d’augmentation de la conflictualité religieuse et politique en entreprise.
Selon une étude de l'IFOP pour Havas, publiée en février 2021, 80% des Français font confiance aux PME pour défendre les valeurs de la République, 46% aux grandes entreprises. Les entreprises ont-elles un rôle à jouer dans la défense des valeurs républicaines ?
Jean-Claude Mailly : Comme tous les acteurs de la vie sociale et économique les entreprises ont un rôle à jouer dans la promotion des valeurs républicaines. Cela doit s’exprimer notamment dans la qualité du dialogue social en termes de liberté de négociation, d’égalité de droits et d’esprit collectif. Même si elles ne sont pas en charge de l’intérêt général elles peuvent aussi y contribuer avec une RSE active et approfondie en matière d’environnement, de gouvernance et de social, ce qui nécessite, au-delà des procédures déclaratives, la réalisation d’audits indépendants pour éviter le green ou social washing.
Par ailleurs le fait que les Français font plus confiance aux PME est, entre autres facteurs, dû à la moindre internationalisation et à la proximité. Dans les périodes de crise et de doute la tendance est de faire plus facilement confiance à ce que l’on connait le mieux. Comme le disait Bernard Henri Lévy (dans les années 80) les périodes de crise revoient surgir les concepts de race, corps, terre et nation.
Selon la même étude, les Français ne sont que 38% à accorder leur confiance aux syndicats pour défendre les valeurs de la République. Comment expliquez-vous ce mauvais résultat pour les forces syndicales ?
Jean-Claude Mailly : Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation. En premier lieu, les syndicats ont tendance à être considérés comme des institutions, des institutions qui aujourd’hui sont critiquées comme les partis politiques ou les médias. En second lieu une partie de la population les considère comme étant trop politisés et pour certains d’entre eux pas assez indépendants. Ce qui est un faux problème dans la mesure où ce qui pèse surtout en la matière c’est que l’accent a plus été mis sur le conflit que sur la négociation (notamment historiquement avec la CGT) et que, y compris encore aujourd’hui, les médias parlent plus des manifestations que des accords signés. En troisième lieu la majorité des salariés qui adhèrent à un syndicat le font par rapport à l’image et aux résultats sur leur lieu de travail. Or depuis de nombreuses années, en France comme ailleurs, les résultats sont plus difficiles à obtenir. Enfin les pouvoirs publics peuvent aussi avoir une responsabilité quand ils ne sont pas adeptes et pratiquants du dialogue social ou qu’ils considèrent que la place des syndicats est prioritairement dans l’entreprise ou l’administration, ce qui n’est pas conforme aux valeurs républicaines.
En effet la structure des relations sociales en France, pour assurer un minimum d’égalité, s’est organisée autour de trois niveaux de négociation (interprofessionnel, branche et entreprise) et de relations spécifiques loi/contrat. Quand l’entreprise comme niveau devient prioritaire les inégalités se creusent. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de l’assurance chômage, en France vous bénéficiez des mêmes droits, quelle que soit la taille de votre entreprise et que vous soyez ou non syndiqué.
En 2017, dans Quand la religion s'invite en entreprise, Denis Maillard alertait sur la multiplication de conflits religieux en entreprise. Depuis 2017, la situation a-t-elle évolué ? Comment faire appliquer le principe de laïcité en entreprise ?
Jean-Claude Mailly : La situation a évolué compte tenu des problèmes rencontrés ici ou là. Mais tout n’est pas encore réglé, loin s’en faut, et l’idéologie woke peut faire des dégâts, tout comme ceux qui à l’extrême droite, rejettent l’autre ou ceux qui, à l’extrême gauche, voient dans le même autre le nouveau prolétariat. De mon point de vue la fermeté sur les principes de la laïcité, un des fondements de notre vie en commun, s’impose. L’entreprise ne doit pas être un lieu de débat ou d’expression religieux, pas plus qu’elle ne doit être un lieu politique.
L’outil à privilégier est le règlement intérieur qui doit être très précis en la matière et prévoir les sanctions en cas de non-respect. On peut aussi s’inspirer de ce qu’ont mis en place certaines entreprises comme Paprec avec leur charte de la laïcité. Il faut d’ailleurs arrêter de penser que dans l’entreprise nous sommes des citoyens, nous y travaillons pour produire des biens et des services. Nous sommes citoyens en dehors de l’entreprise. Dans les deux cas nous avons des droits et des devoirs mais la confusion génère des dérapages. Il en est de même quand faute de social on fait du sociétal. Notre république laïque est aussi sociale.
Lundi 31 janvier, Whoopi Goldberg s'est faite remarquer en expliquant, lors de son talk-show sur ABC, que l'Holocauste n'était pas "une question de race". C'est le symbole, analyse Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire et spécialiste de ces questions, d'un nouvel antiracisme devenu raciste et violent, sur fond de concurrence victimaire."
Que vous inspire la sortie de Whoopi Goldberg sur ABC, selon laquelle « l’Holocauste n’avait rien de racial », puisque « les nazis étaient des Blancs et que la plupart de ceux qu’ils attaquaient étaient aussi des Blancs » ?
Iannis Roder : C’est intéressant de penser que les « races » seraient les noirs et les blancs. C’est en réalité entériner leur existence, alors que la notion de race est une construction, et c’est ce qu’il faut bien comprendre : peu importe la couleur de celui que l’assassin veut détruire, ce qui compte c’est la représentation qu’il se fait de l’autre. Est-ce que Whoopi Goldberg dirait aussi que le génocide des Tutsi au Rwanda n’était pas un crime raciste alors même que les Hutu ont cherché à exterminer les Tutsi au nom d’une idéologie raciale ?
Ce même phénomène de construction raciale se retrouve en bien d’autres endroits de notre Histoire. S’agissant de l’antisémitisme, celui-ci s’inscrit dans une longue tradition de haine des juifs qui prenait, avant le XIXe siècle, la forme de l’antijudaïsme chrétien, mais celui-ci n’assimilait pas les juifs à une race. Cette idée que les juifs appartiendraient à une race, la race sémite, est une pure construction puisque ce sont les langues qui sont sémites. Peu à peu s’est opéré un glissement de la langue sémite au peuple sémite. C’est à ce moment-là qu’on a forgé la notion de « race juive », et que le vieux rejet des juifs s’est assimilé à une vision raciale. Le crime de la Shoah est donc évidemment, n’en déplaise à Whoopi Goldberg, un crime racial.
Le nouvel antiracisme, inspiré de la Critical Race Theory, qui dénonce le « racisme structurel » de sociétés construites par des Blancs à leur propre profit (le « privilège blanc ») vous semble-t-il marquer ou non une rupture avec l’antiracisme de Martin Luther King ? En quoi ?
Iannis Roder : Le nouvel antiracisme assume de mettre fin à l’universalité de l’humanité. Le présupposé de base est que chacun d’entre nous agirait à son insu selon son propre intérêt racial, pigmentaire même. Le discours universaliste serait ainsi un leurre, une tartufferie, et ceux qui le défendent seraient dans le déni, du fait même de leur appartenance raciale. Le nouvel antiracisme est un déterminisme et a réponse à tout - ce qui est le propre d’une idéologie - : nous serions déterminés par notre couleur de peau, et cette assignation nous priverait de facto d’éprouver de l’empathie, de comprendre, d’agir en faveur de l’autre.
L’antiracisme du XXe siècle revendiquait les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous. Aujourd’hui, le nouvel antiracisme cherche à montrer qu’en dépit de ces mêmes droits et de ces mêmes devoirs, les blancs tireront toujours la couverture sur eux, et même sans en avoir toujours conscience.
Dès lors, ce sur quoi nous devons nous interroger, c’est le modèle de société qui est revendiqué par ce nouvel antiracisme. Si le racisme des blancs est intériorisé voire inconscient, que faut-il faire, sinon de la rééducation ? Les régimes totalitaires et meurtriers ont montré ce que voulait dire rééducation. Dans le fond, je pense que le nouvel antiracisme est un appel à une société de la revanche, de la vengeance, et donc de la violence, soit l’exact opposé de ce que voulait Martin Luther King, qui défendait une vision pacifiste, égalitaire, et donc universaliste
Comment éviter la concurrence victimaire pour le titre de « peuple plus persécuté de l’histoire moderne » ?
Iannis Roder : Pour éviter la concurrence victimaire, il faut avant toute chose faire de l’histoire politique, c’est-à-dire qu’il ne faut pas faire l’histoire des persécutions et des crimes de masse en les abordant sous l’angle de l’émotion et des jugements moraux qu’on porterait aujourd’hui sur le passé. La concurrence victimaire est une approche morale de la question des souffrances humaines. Or toutes les souffrances se valent, on ne peut faire une hiérarchie des souffrances. Faire de l’histoire politique, c’est comprendre les processus, les motivations et les dynamiques à l’œuvre, s’interroger sur le contexte historique qui a engendré ces horreurs et sur les objectifs poursuivis par les persécuteurs. C’est à ce titre et à ce titre seulement qu’on comprend que chaque événement dramatique, chaque crime de masse a son intelligence propre, parce qu’il s’inscrit toujours dans une période historique donnée.
Cette approche politique, par les faits, n’a pas pour objet de hiérarchiser les crimes (c’est en revanche l’objet même de la justice), mais d’en comprendre plutôt la spécificité et parfois, la nature sans précédent.
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