Rubrique : République sociale

Réhabiliter le temps partiel en France

par Louis-Charles Viossat le 5 février 2025
Dans cette tribune, Louis-Charles Viossat, responsable de la commission République Sociale, montre comment le temps partiel peut être une solution précieuse pour lutter contre la détérioration du marché du travail. Une solution pourtant largement sous-utilisée en France. En permettant d'intégrer les personnes les plus éloignées du marché du travail, il se pose comme un outil efficace pour tendre vers le plein emploi. Louis-Charles Viossat met cependant en garde contre une utilisation abusive de l'outil qui pourrait conduire à une précarisation excessive et à un temps partiel contraint pour les travailleurs les plus fragiles. Sa démocratisation en France doit être l'occasion de mettre en place un nouveau pacte social.
Réhabiliter le temps partiel en France A l’heure où la situation du marché du travail se détériore sérieusement, le temps partiel est un ingrédient du plein emploi qui est encore largement sous-estimé en France. Les exemples du Danemark, de l’Allemagne ou des Pays-Bas le montrent pourtant : le temps partiel joue un rôle très efficace d’intégration des jeunes et des personnes éloignées de l’emploi sur le marché du travail et permet une bonne conciliation entre sphère professionnelle et sphère familiale. C’est également un outil très apprécié de flexibilité pour les entreprises, petites et grandes, comme de gestion des seniors quand c’est nécessaire. Il y a urgence à réhabiliter le temps partiel dans notre pays, tout en luttant contre les formes de précarité excessive et le temps partiel contraint. Le temps partiel, angle mort de la politique de l’emploi  En France, la part des salariés à temps partiel, quoique multipliée par 2,5 en cinquante ans, demeure toujours trop modeste au plan européen. Avec 17,4 % de l’emploi salarié en 2023, soit un peu plus d’un salarié sur six, la part des salariés à temps temps partiel, en forte baisse depuis 2017, est inférieure de quatre points à celle des pays de la zone euro et surtout très inférieure à celle des pays du nord de l’Europe comme le Danemark (26,5 %), l’Allemagne (30,2 %) et les Pays-Bas (43,7 %). Au total, l’emploi à temps partiel concerne 4,2 millions de salariés (hors apprentis) dans notre pays. Il est très majoritairement concentré sur certaines catégories de salariés : les femmes, les employés et ouvriers, les immigrés, les entreprises de petite taille et une quinzaine de métiers seulement. La France se différencie des autres pays également depuis l’instauration, une quinzaine d’années après les 35 heures, d’un plancher minimal de 24 heures hebdomadaires pour les travailleurs à temps partiel. Fixé à défaut par la loi, les accords de branche peuvent certes y déroger. Cette mesure très rigide, censée protéger les salariés de la précarité et éviter la floraison des petits boulots à l’allemande ou à la britannique, a pourtant été une arme à double tranchant : elle n'a pas permis d’accroître la quotité de travail hebdomadaire des salariés à temps partiel, qui n’a pas bougé depuis dix ans, et elle a eu, semble-t-il, un impact négatif sur le volume de l’emploi féminin. En outre, l’instauration du plancher est intervenue à une période où commençaient à progresser deux autres échappatoires : les contrats de moins de sept jours et les missions de travailleurs indépendants, en particulier d’auto-entrepreneurs. On a assisté ainsi, singularité française, à un envol des CDD de moins d’une semaine entre 2011 et 2017 puis après le Covid. Certains travailleurs à temps partiel, et particulièrement parmi le million de ceux qui sont à temps partiel dit contraint, c’est-à-dire qui n’ont pas trouvé d’emploi à temps plein alors qu’ils en cherchent, souffrent d’une situation parfois problématique de leurs conditions de travail, et notamment d’une fragmentation pénalisante de leur temps de travail. Les agents d'entretien ou les aides à domicile cumulent ainsi, parmi d’autres professionnels, les difficultés : horaires décalés, coupures multiples dans la journée, temps de trajet non rémunérés entre deux interventions, amplitudes journalières extensibles et faibles rémunérations… Or ni le système de formation ni le service public de l’emploi ne leur prêtent une attention particulière et le système socio-fiscal engendre lui-même des trappes à temps très partiel : les salariés avec une faible quotité horaire ne gagnent parfois, voire souvent, pas plus en travaillant plus ; et cela coûte très cher à leurs employeurs pour autant d’accroître cette quotité ! Pistes et propositions pour un nouveau pacte social La France a besoin d'un pacte social en faveur du temps partiel adapté au XXIème siècle. Un pacte qui reconnaisse d’abord le bien-fondé de son développement dans l’économie et la diversité des situations et des aspirations. Un pacte qui donne les moyens aux salariés qui souhaitent travailler à temps partiel de le faire, notamment les femmes et les hommes avec charges d’enfants, les personnes ayant des problèmes de santé ou ceux qui veulent accroître leur quotité de travail. Un pacte qui offre aussi des garanties de conditions de travail et de rémunération dignes, en particulier pour les salariés à temps partiel contraint. Le temps partiel doit devenir dans notre pays, comme il l’est dans d’autres, un choix positif et un véritable outil d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Un droit au temps partiel pour une durée déterminée, comme il existe déjà dans la fonction publique, mais également dans les entreprises allemandes ou néerlandaises, serait notamment, à ce titre. Le temps partiel est un superbe sujet de négociation pour un nouvel accord interprofessionnel et du grain à moudre dans les branches les plus concernées par ce type de salariat (services à la personne, propreté, HCR…). S’agissant du million de salariés à temps partiel contraint, il y a matière à assouplir le cadre légal actuel tout en renforçant les garanties pour les salariés les plus exposés. La CFDT demande l’instauration, comme il en existe dans la branche de l’animation, d’une indemnité d’emploi à temps partiel équivalente à 10% de la rémunération des travailleurs à temps partiel, avec une possibilité de dérogation par accord de branche, ce qui permettrait de négocier des conditions de travail plus favorables. A contrario, le MEDEF demande, pour sa part, la suppression pure et simple de la règle de la durée minimale de 24 heures ou, à défaut, une simplification du formalisme du contrat de travail à temps partiel. A mi-chemin de ces positions, on pourrait assouplir le régime des heures complémentaires et des compléments d'heures, en les assortissant de contreparties plus favorables pour les salariés : bonification minimale de 10% pour les compléments d'heures, majoration salariale dès la deuxième coupure journalière, rémunération des temps de trajet inter-vacations… De leur côté, les donneurs d'ordre, publics et privés, ont une part de responsabilité importante vis-à-vis de beaucoup de travailleurs à temps partiel contraint et fragmenté. Trop souvent, ils se défaussent sur leurs sous-traitants, notamment dans le secteur de la propreté, perpétuant ainsi un modèle économique basé sur la précarité. Ils doivent prendre leurs responsabilités sociales plus au sérieux. De même, le service public de l’emploi et le système de formation professionnelle doivent mobiliser davantage les dispositifs existants en faveur des salariés à temps partiel, et en particulier ceux qui veulent travailler plus. S’il y peu à attendre, en pratique, de la formule des groupements d’employeurs qui demeurera une solution intéressante mais marginale, l’utilisation intensive de l’intelligence artificielle pour un meilleur appariement des offres et des demandes sur le marché du travail offre des perspectives importantes quoique complexe à mettre en oeuvre. Au fond, c’est en améliorant la qualité de l’emploi, en assouplissant la réglementation là où il le faut et en la durcissant ailleurs, qu’on parviendra à accroître aussi la quantité d’emploi dans notre économie. Qualité et quantité vont de pair. Il y a urgence à agir sur ce front-là aussi, et à agir de façon décisive, au vu des perspectives préoccupantes de la croissance et de l’emploi.

Assurance chômage et emploi : réforme paramétrique ou structurelle ?

par Louis-Charles Viossat le 22 novembre 2024
Les trois accords interprofessionnels conclus par les partenaires sociaux le 14 novembre 2024, dont un sur l’assurance chômage, montrent que la confiance du premier ministre Michel Barnier envers le dialogue social porte ses premiers fruits. Néanmoins, cette réforme ne permettra pas d’éviter le véritable problème social qui est la hausse du nombre de demandeurs d’emploi qui se profile, ni de résorber les pénuries locales et sectorielles de main-d’œuvre qui subsistent. La commission "République Sociale" chausse ses lunettes européennes et se demande si l'on peut s'inspirer du modèle allemand pour modifier structurellement notre approche du marché du travail.
Assurance chômage et emploi : réforme paramétrique ou structurelle ? Les trois accords interprofessionnels conclus par les partenaires sociaux, dont un accord sur l’assurance chômage qui devrait dégager selon la presse des économies supérieures aux 400 millions d’euros demandés par les pouvoirs publics dans leur lettre de cadrage, sont à porter au crédit du Premier ministre et de la ministre du travail. La confiance de Michel Barnier envers le dialogue social a porté ses fruits et tranche avec l’approche des gouvernements précédents. Une réforme paramétrique utile mais partielle Cette nouvelle réforme paramétrique de l’assurance chômage (versement des allocations sur trente jours tous les mois, réduction des allocations des travailleurs transfrontaliers…) a une dimension principalement budgétaire. Elle n’est pas mince puisque les économies devraient, nous dit la presse, atteindre 1,7 milliards d’euros par an en régime de croisière. Cette réforme ne devrait pas permettre, néanmoins, d’éviter le véritable problème social qui est la hausse du nombre de demandeurs d’emploi qui se profile, ni de résorber les pénuries locales et sectorielles de main-d’œuvre qui subsistent. L’Allemagne, avec un taux de chômage de 3,5% en septembre 2024 contre 7,6% en France selon Eurostat et un taux d’emploi de 77,4% au deuxième trimestre 2024 contre 69% en France, offre l’exemple d’une meilleure efficacité dont nous gagnerions à nous inspirer. Outre des contrats plus flexibles (mini jobs) et davantage de temps partiel (30,2% de l’emploi contre 17,4% en France en 2023), trois ingrédients clé sont à la base des performances de notre voisin outre-rhin sur le front de l’emploi et du chômage. Comment peut-on s’en inspirer ? Trois ingrédients dont s’inspirer 1) Focaliser l’accompagnement des chômeurs sur une reprise la plus rapide possible d’un emploi Il faut d’abord tourner résolument l’accompagnement des chômeurs vers l’objectif d’une reprise la plus rapide possible d’un emploi et pas prioritairement, comme en France, vers l’accompagnement de leurs projets, parfois peu réalistes. Cela n’empêche pas de mettre en œuvre en parallèle des programmes de reconversion et d’évolution professionnelle pour les demandeurs d’emploi qui ont repris un travail et qui souhaiteraient changer de métiers. En contrepartie d’allocations chômage globalement plus favorables que dans beaucoup d’autres pays de l’Union européenne, France Travail et l’Unedic pourraient aussi exiger, comme en Allemagne, mais également dans d’autres pays européens, des démarches plus actives de la part des chômeurs et des contraintes plus fortes : des durées de transport plus élevées dans les zones, notamment urbaines, où existe un système fonctionnel de transports en commun, un système d’information électronique qui retrace en continu la recherche active d’emploi, des sanctions plus nombreuses et systématiques mais plus proportionnées en cas de recherche insuffisante ou de refus d’un emploi… 2) Cibler les chômeurs ayant une faible ancienneté Ensuite, il faut avoir pour objectif prioritaire de trouver un emploi aux nouveaux chômeurs, voire aux salariés sur le point de perdre le leur, et pas, comme en France, de réinsérer les personnes les plus éloignées du marché du travail. Faire comme en Allemagne représenterait une inflexion importante de la réforme de France Travail. Elle est néanmoins justifiée. L’objectif de réinsertion des demandeurs d’emploi de très longue durée et des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) est louable mais c’est un choix trop coûteux dans le contexte actuel des finances sociales et du marché de l’emploi. Il va exiger beaucoup d’efforts et d’argent public pour des résultats qui seront par construction médiocres. Au contraire, se focaliser sur le retour à l’emploi rapide des demandeurs d’emploi de moins d’un an, comme le font les Allemands, permettrait de faire des économies substantielles sur les allocations chômage qui leur sont versées, pour un montant certainement supérieur à 400 millions d’euros par an, et de répondre aussi hic et nunc aux besoins de main-d’œuvre des entreprises. 3) Refonder la gouvernance de l’assurance chômage et du service public de l’emploi Enfin, il faut donner aux partenaires sociaux l’entière responsabilité de l’assurance chômage et de l’accompagnement des chômeurs de moins d’un an d’ancienneté. Transposée en France, cette réforme reviendrait à ce que les agences locales de France Travail agissent désormais pour le compte de l’Unedic, à la main des partenaires sociaux, qui gèrerait entièrement et de façon indépendante l’indemnisation et l’accompagnement des chômeurs récents. L’Etat fixerait seul les paramètres de l’assurance chômage des chômeurs de plus d’un an d’ancienneté jugés aptes, selon un critère médical clair comme en Allemagne, de revenir sur le marché de l’emploi. Et ce seraient, dans le cadre d’une gouvernance décentralisée et partenariale, des structures communes à France Travail et aux collectivités territoriales (les villes, les intercommunalités voire les départements selon les cas) qui seraient en charge de leur accueil et de leur accompagnement. L’accompagnement social des personnes trop éloignées du marché de l’emploi et jugées inaptes à retrouver un emploi resterait géré par les départements. Comme l’exemple de l’Allemagne et d’autres voisins européens le montre, l’amélioration du fonctionnement du marché du travail français, l’augmentation du taux d’emploi et la baisse du chômage dans notre pays passent par des changements structurels et non pas uniquement paramétriques. Mais ces changements exigent une capacité de rapprochement des points de vue, de dialogue social et de réforme qui ne se décrète pas et ne peut que s’inscrire dans le temps long. Assurance chomage et emploi reforme parametrique ou structurelle - Laboratoire de la RepubliqueTélécharger

À la recherche de l’identité perdue

par Marie-Victoire Chopin , Thierry Taboy le 10 octobre 2024 Santé_mentale_T_Taboy-M_V_Chopin_LAB
En cette Journée mondiale de la santé mentale, Thierry Taboy et Marie-Victoire Chopin abordent les défis psychologiques auxquels sont confrontés les jeunes aujourd'hui. Depuis deux ans, Marie-Victoire Chopin, docteur en psychologie, DMU Neurosciences, APHP Sorbonne Université, et Thierry Taboy, coordinateur de la commission technologique du Laboratoire de la République, mènent un combat contre les troubles identitaires exacerbés par le numérique.
Devant le miroir du matin, nous nous dévisageons, scrutant celui ou celle que nous sommes. Et nous choisissons celui ou celle que nous allons être. De la tenue que nous allons enfiler aux rôles que nous allons jouer en privé ou en public, tout relève d’un jeu paradoxal entre notre besoin de singularité et notre désir de reconnaissance. La sortie du paradoxe semble impossible: il faut que chacun de nos gestes traduise notre individualité, tout en la faisant accepter par les autres. Dans ces conditions, un avatar devient une version épurée de nous, répondant à ce paradoxe. Le concept de singularité, comme présenté par le sociologue Andreas Reckwitz, met en lumière la quête moderne de l'originalité et de l'unicité. Cette recherche de singularité affecte de nombreux aspects de la vie quotidienne, de la nourriture que nous mangeons à nos choix personnels. Reckwitz souligne que cette logique de particularité peut entraîner une crise de l'universalité. Qui apparaît dans ce reflet du miroir – l'explorateur des mondes virtuels, le professionnel impeccable, le séducteur des réseaux de rencontre ? Aujourd'hui, notre soi authentique semble fragmenté, dilué dans une marée d'avatars et de profils. Chaque compte social est une image déformée de nous ; mais comment ces reflets numériques façonnent-ils notre sentiment d'identité profonde ? La construction de l'identité personnelle, le jeu comme constante. Notre identité se façonne dès la tendre enfance, à travers les jeux et les rôles que nous incarnons en imitant le monde des adultes. Selon Winnicott, c'est dans le jeu que nous sommes véritablement libres de nous manifester. Erikson, lui, identifie l'identité comme un sentier parsemé de crises, chaque étape étant essentielle dans notre développement. Alors que nous grandissons, ces jeux évoluent, s'entrelacent avec les outils digitaux pour former de nouveaux masques, de nouvelles identités. L'identité est un concept complexe qui englobe à la fois des aspects objectifs et subjectifs. Objectivement, chaque individu est unique sur le plan génétique. Subjectivement, l'identité renvoie à la conscience de son individualité, de sa singularité et à une continuité dans le temps. Cet aspect est important non seulement pour le sujet lui-même mais aussi pour son entourage, qui attend cohérence et constance dans les comportements de l'individu.L'identité comprend diverses composantes telles que l'identité perçue par soi-même et par autrui, le sentiment de soi, l'image et la représentation de soi, l'estime de soi, la continuité personnelle, le soi intime versus le soi social, et le soi idéal versus le soi réel. Ces différents aspects contribuent à former une notion complexe d'identité. Ainsi, l‘identité subjective est profondément sociale. Le besoin de reconnaissance est souvent lié à des personnes ou des groupes de référence importants pour nous, où être reconnu signifie être apprécié et aimé. Cette reconnaissance est un facteur clé dans l'estime de soi et l'existence perçue. Le perfectionnisme est parfois une conséquence de ce besoin de reconnaissance et de validation par ces figures significatives. Comment rester soi au milieu de cette métamorphose ? Rogers interrogeait déjà l'influence terrifiante de voir nos multiples facettes se projeter dans un monde où la perception de soi s'en trouve fragmentée. Identités et numérique Sur les scènes des réseaux sociaux, nos existences se déclinent en multiples versions. Instagram immortalise nos moments les plus photogéniques, LinkedIn expose nos ambitions, et les sites de rencontre esquissent des séducteurs idéalisés. Les jeux multijoueurs nous permettent de devenir de vrais transformistes en relation avec nos projections de notre moi profond (genre, culture, langue..). La simplicité enfantine qui nous offre de créer nos propres « deepfakes» personnels élève cette curation de soi à un niveau vertigineux, brouillant la ligne entre réalité et représentation, authenticité et artifice. Sherry Turkle nous rappelait déjà en 2011 que ces technologies ne se limitent pas à être des moyens d'expression – elles modèlent notre identité même. Une vulnérabilité augmentée Pour celles et ceux déjà aux prises avec des troubles psychologiques, les espaces numériques et sociaux ne sont pas de simples distractions. Ils peuvent agir comme des révélateurs, intensifiant les symptômes de mal-être. John Suler a discuté de l'effet d'anonymat en ligne et comment le manque de repères tangibles peut mener à une altération de l'identité. Dans un univers où l’enveloppe physique s’efface au profit de l’avatar, il est essentiel d'offrir un accompagnement adapté, en particulier aux plus jeunes d’entre-nous.L'éducation numérique, la sensibilisation aux risques et un dialogue ouvert sur la santé mentale doivent être des priorités pour protéger et fortifier notre jeunesse face à ces défis modernes. Fragmentation de l'identité et risques psychologiques La diversité de nos "mois" numériques peut être source de confusion et de conflit interne. Elias Aboujaoude souligne la dangerosité de nos identités virtuelles séparées de notre réalité, qui peuvent mener à des affections psychologiques graves. Jean Twenge va plus loin en indiquant l'impact délétère de ce phénomène sur les adolescents, traduit par une augmentation de la dépression et de l'anxiété. Brené Brown, quant à elle, nous oriente vers l'authenticité et le courage d'être nous-mêmes, dans un monde qui met souvent l'accent sur la perfection. Et face à la dissonance entre le réel et le virtuel, Katherine Hayles questionnait dès 1999 la formation d'une schizophrénie posthumaine, où l'intégrité de l'individu est mise à rude épreuve). Dans le mirage numérique, nous sommes invités à renouer avec l'individu qui se dissimule derrière les avatars – celui qui respire, rêve, et aime réellement. Il est temps de se poser des questions essentielles sur notre identité et de la cultiver avec sincérité.Sommes-nous les auteurs de notre existence ou les acteurs d'un rôle scripté par d'autres ? Plaidoyer pour l'intégrité, nous lançons un appel à vivre authentiquement. Cherchons à établir notre identité sur des bases solides, stables, et véritablement nôtres. Résistons à la co-modification de soi et embrassons notre vraie nature dans ce théâtre d'avatars. Au fond, la personne que nous rencontrons dans le miroir sans fard, sans artifices, mérite notre attention la plus authentique et notre affection la plus vraie. Puissions nous tous vivre en concordance avec notre âme, dans un univers constamment remis en question par la technologie et les apparences.

Droits des Femmes : progrès réalisés et obstacles à surmonter

par Barbara Regent , Joséphine Coz le 8 mars 2024 Illustration pour la journée des Droits des femmes
En cette journée internationale des droits des femmes, le Laboratoire de la République s’entretient avec Maître Barbara Regent et Maître Joséphine Coz, avocates en droit de la famille et du travail. Maître Barbara Regent a cofondé l’association « Les avocats de la paix », les réseaux interprofessionnels « Humanetic » et les « Elles du business ». Pour elles, « l’objectif derrière les droits des femmes est d’aller vers plus d’humanité pour toutes et tous ».
Le Laboratoire de la République : Pour commencer, un mot sur cette journée du 4 mars 2024, où le Parlement réuni en Congrès a adopté la constitutionnalisation de l’IVG ? Barbara Regent : Cette journée était historique pour les femmes du monde entier. Le symbole est fort. Le corps des femmes n’appartient à personne. On  ne le répètera jamais assez. Cependant, il reste terrible de devoir constitutionnaliser ce droit. Imaginerait-on devoir le faire au sujet du corps des hommes ? Le Laboratoire de la République : Quels sont les principaux défis auxquels les femmes sont confrontées en matière de droits dans le système juridique français actuel ? Barbara Regent : Notre priorité est d'améliorer la condition des femmes dans le  monde du travail, mais il faut aussi le faire au sein de la famille. Les déséquilibres de genre y sont récurrents,  notamment en matière patrimoniale et financière. Si on prend l’exemple de la pension alimentaire, les femmes sont confrontées à une inégalité fiscale puisque les pensions doivent être déclarées pour celle/celui qui la perçoit, bien que cette somme soit rapidement dépensée pour les besoins des enfants, alors que pour celui ou celle qui la paye, généralement l’homme, elle est déductible fiscalement, donc beaucoup plus neutre financièrement. Les pensions alimentaires exposent également les femmes  à un risque de contrôle coercitif.  Elles peuvent, notamment si elles sont issues d’un accord entre les parents non homologué devant un juge,   être utilisées pour faire pression sur l’ex-compagne. Leur règlement, ou pas, devient, pour l’ex-conjoint, un levier pour obtenir un arrangement au sujet des enfants ou de ses exigences. Nous engageons vraiment les femmes, pour le respect de leurs droits, à consulter un avocat avant leur séparation, et même durant la vie maritale, pour connaître ceux-ci et les préserver.  Il ne faut pas craindre de demander conseil à un avocat. Ils sont en première ligne pour la protection des droits des individus et celle-ci peut aussi se faire au travers des modes amiables de manière très pacifique. Il existe de multiples possibilités tant pratiques qu’en matière d’aides financières (des permanences au sein des barreaux, la prise en charge de tout ou partie de leurs honoraires  par l’aide juridictionnelle, une protection juridique, une intervention d’une assistante sociale ou d’une consultante sociale libérale dont le travail pour débloquer des fonds est formidable). Les femmes sont éduquées pour être des mères, des aidantes, celles qui se dédient généralement aux autres, mais trop souvent au détriment d’elles-mêmes et de leurs propres intérêts. Lorsqu’elles se séparent, nous constatons que ce dévouement à leur famille les pénalisent durablement (train de vie, retraite, patrimoine…). Il nous semble important qu’elles se saisissent dès le début de la vie de couple de ces questions en imposant un meilleur équilibre financier et de partage des tâches… (à prendre ou à laisser  dirais-je !). Pour cela, elles doivent aussi apprendre à lâcher prise sur certains sujets pour laisser de la place aux hommes dans l'éducation et les soins des enfants, la gestion de la maison... Cessons de nous obliger à être parfaites tout le temps :  Osons imposer  nos propres besoins. Ainsi, nous abolirons des  frontières. Ayons confiance en notre courage, en notre force, en notre valeur, en nos compétences. La vague MeToo permet de se dire que notre parole a un sens et du poids.   Le Laboratoire de la République : Comment les avancées dans les droits des femmes en France se comparent-elles à celles d’autres pays européens ? Barbara REGENT: La question des droits des femmes est une question mondiale. En France, nous la voyons par le prisme occidental. Mais, elles ont un tel courage partout dans le monde. Je suis émerveillée par ce qu’elles font, par exemple, en Afrique pour le développement de leurs droits, leur reconstruction et autonomie après parfois avoir subi tant de violences. Le corps de la femme demeure un enjeu partout dans le monde. Toutes les deux, nous sommes persuadées que les  (r)évolutions viendront des femmes. Nous pouvons prendre l’exemple des iraniennes qui ont enlevé leur voile avec tant d’héroïsme. Les femmes sont bien plus puissantes qu’on ne l’imagine. Elles n'en ont pas toujours conscience et pas toujours la possibilité de le démontrer parce qu’elles sont étouffées par plein de carcans. Mais chaque geste compte. N’oublions pas que l’engagement de résistante de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, a commencé par décrocher un fanion nazi sur un pont à Rennes… Joséphine COZ : En France, nous ne sommes pas les meilleurs élèves. En Europe, l'Espagne est beaucoup plus avancée que nous sur les droits des femmes, notamment en matière de lutte contre les violences conjugales. Les Espagnols ont été les premiers à installer le dispositif du « Téléphone grand danger », puis le bracelet anti rapprochement que nous avons cloné en France. Le Laboratoire de la République : Quelles sont les lacunes persistantes dans la législation française en matière de droits des femmes et quels efforts sont déployés pour les combler ? Barbara Regent : Elles sont multiples : financières, professionnelles, sociales, médicales... Si nous reprenons le sujet de la fiscalité des pensions alimentaires, comment continuer à accepter que celle-ci continue à être considérée comme un gain imposable pour le créancier, généralement la mère, et une charge déductible pour le débiteur, généralement le père ? Il faut réfléchir à des mesures comme la suppression de la fiscalité sur les pensions alimentaires ou des crédits d’impôts en faveur du créancier. En effet, une pension ne couvre que très rarement les besoins des enfants. La grande majorité des dépenses (logement, nourriture, énergie, soins, activités, scolarité, vêtements…) continue à être à la charge des mères. Certaines ont parfois des décisions de justice qui condamnent le père à payer une pension…qu’il ne règle jamais. Pourtant, elles ne la font pas saisir, par peur des représailles. D’autres,  n’en demandent jamais pour les mêmes raisons. Certains pères ne prennent pas les enfants, les laissant 365 jours par an à la charge de la mère. Mais d’un autre côté, certaines mères refusent de  les laisser plus de temps aux pères ou d’accepter la mise en place d’un résidence alternée. Pourtant, on constate que de plus en plus de pères veulent s’engager auprès des enfants. Je demeure persuadée que la résidence alternée, lorsque les conditions en sont réunies, est une mesure qui permet d’aller vers plus d’égalité de genre et serait bénéfique pour une meilleure égalité salariale. On ne peut continuer à voir les écarts se creuser et à ce que les femmes s’appauvrissent. En 1998, les hommes avaient  un patrimoine supérieur de 8,4% à celui des femmes. Aujourd’hui, ce chiffre est de  15%. Le Laboratoire de la République : Comment la justice française traite-t-elle les cas de harcèlement et d’agression sexuelle ? La possibilité de recours pour les victimes est-elle à améliorer ? Barbara REGENT : Il y a beaucoup de textes, mais nous avons aussi besoin de mesures concrètes sur le terrain, d’une meilleure prise en charge des femmes et de leur parole. Cela reste encore difficile. Certains commissariats ou gendarmeries sont pionniers. En Normandie par exemple, il existe des unités dédiées avec du personnel très formées. Il y a des avancées, mais il demeure indispensable de développer la formation. On ne peut accepter que lorsqu’une femme raconte la violence psychologique dont elle est victime, on lui réplique comme cela a été le cas à l’une de nos clientes  « Madame, il n’y a pas de coup, alors c’est léger ». Joséphine COZ : Les commissariats et les gendarmeries évitent certains féminicides ou violences extrêmes grâce à la remontée des informations. L’une des dernières avancées est la création, dans les tribunaux, des pôles spécialisés dans la lutte contre les violences intrafamiliales. Les magistrats pourront identifier les familles problématiques de la région et  mieux suivre les dossiers. Entretien enregistré le 07/03/24

L’année 2024 en questions : Défis Multiples, Perspectives Inédites

par Gérard Mermet le 22 janvier 2024
En 2024, le monde fait face à une période de profonde incertitude, marquée par des changements démographiques et géopolitiques significatifs. Les démocraties, autrefois majoritaires, sont désormais en minorité, tandis que des zones de conflit à travers le globe soulèvent des questions cruciales sur l'avenir. Les élections à venir aux États-Unis, en Russie et dans l'Union européenne, ainsi que d'autres défis tels que le changement climatique, les fractures sociales et les avancées technologiques, suscitent des inquiétudes mondiales. Gérard Mermet, Président et fondateur du cabinet de conseil et d’études Francoscopie, dresse les incertitudes de l'année.
Les vœux que nous recevons (et formulons) en début de chaque nouvelle année se suivent et se ressemblent. Bien que généreux et sincères, ils restent le plus souvent « pieux » (même dans une société laïque !) et ne se réalisent pas. Ceux de 2024 traduisent des inquiétudes particulièrement fortes dans les démocraties, désormais minoritaires en nombre et en population. Les incertitudes sont en effet nombreuses : Les guerres en Ukraine et au Proche-Orient. Jusqu’à quand ? Avec quelles armes (le tabou ultime du nucléaire sera-t-il levé ?). Avec quelles conséquences pour les protagonistes et pour un Occident de plus en plus menacé ? D'autres affrontements sont en cours ailleurs : Syrie, Yémen, Éthiopie, Afghanistan, Haïti, Somalie, Soudan, Myanmar... Qu’adviendra-t-il de chacun d’eux ? Des élections à fort enjeu pour les populations concernées, mais aussi parfois pour le reste du monde. Ce sera le cas en particulier aux États-Unis (novembre), en Russie (avril) et au sein de l’Union européenne (en juin pour les 27 pays membres) et, individuellement en Autriche, en Finlande, en Lituanie, au Portugal et au Royaume-Uni. D’autres élections auront également lieu. Par ordre alphabétique : Bélarus, Croatie, Inde, Indonésie, Iran, Taïwan. Au total, plus de la moitié des habitants de la planète seront concernés. Mais parmi eux, combien iront voter ? Combien pourront le faire en toute liberté ? Les catastrophes climatiques probables : inondations, séismes, raz de marée, incendies, canicules, etc. Elles fourniront des images spectaculaires aux journaux télévisés et à internet. Les spectateurs compatiront pour les victimes et craindront d'être touchés à leur tour. Cela alimentera-t-il le pessimisme ambiant ou renforcera-t-il le désir d’agir ? Les fractures sociales (nombreuses dans les démocraties comme la nôtre) : sentiment de déclin ; peur du déclassement ; défiance généralisée ; affaissement des liens sociaux ; faillite du modèle républicain ; polarisation des opinions ; légitimation de la violence... Seront-elles réduites ou aggravées ? L’impact des nouvelles technologies (intelligence artificielle, robots, neurotechs, biotechs…) sur les modes de vie. Les craintes qu’elles font naître occulteront sans doute encore les opportunités qu’elles recèlent. Diminueront-elles notre capacité à les utiliser pour le bien commun ? Les attitudes des populations face à l’avenir. Ainsi, les Français vont-ils confirmer leur préférence pour le confort et le court terme, ou consentir à l’effort (individuel et collectif) nécessaire pour relever les grands défis actuels ?  L’évolution des idéologies délétères : populisme, communautarisme, négationnisme, séparatisme, obscurantisme, racisme, antisémitisme, wokisme… L’irrationalité et l’immoralité vont-elles se généraliser en matière économique, environnementale, sociale, politique ou culturelle ?  L’accroissement du nombre de régimes « illibéraux » et la prolifération des « vérités alternatives », deux néologismes inventés pour remplacer « dictatures » et « mensonges ». Ces menaces réveilleront-elles les démocraties ? Les risques d'actes terroristes, qui entretiennent la panique et la paranoïa dans les sociétés fragiles. Ils se produiront à la fois dans le monde réel et le monde virtuel, désormais indissociables dans nos vies. Les J.O. de Paris constituent évidemment une cible privilégiée. Permettront-ils de restaurer l’image de la France dans le monde ou la dégraderont-ils encore ? La montée des « incivilités » confirmera-t-elle la « décivilisation »et l’abandon de la « morale » dont elles témoignent ? Cette liste n’est pas exhaustive. Je pourrais y ajouter encore d’autres risques et « cygnes noirs » probables ou possibles, mais imprévisibles quant à leur date d'occurrence. Ces menaces sont d’autant plus grandes qu’elles sont intercorrélées. Heureusement, les cygnes noirs sont beaucoup moins nombreux que les blancs. D’autres « signes » (l’homonymie est intéressante…) permettent aussi d’espérer. Par exemple, la chance que nous avons d’exister (la probabilité était au départ extrêmement faible) et de vivre en France (malgré tout…). Il reste que nos démocraties sont aujourd’hui mentalement démunies et matériellement affaiblies. Sauront-elles faire preuve du réalisme, de la responsabilité, de l'autorité, du courage, de l'unité et de la créativité nécessaires pour sortir de l’impasse dans laquelle elles se trouvent ? Pas sûr. Mais qui peut vraiment prédire ce qui se passera au cours de cette année ? À défaut de pouvoir le faire de façon scientifique, nous pouvons avoir des convictions argumentées, des intuitions spontanées… ou faire des paris. Mais l’exercice est particulièrement difficile à un moment où le futur peut bifurquer dans de nombreuses directions, et démentir les meilleurs experts. Certains d’entre eux vont d’ailleurs obligatoirement se tromper puisqu’ils ne sont pas tous d’accord (à moins qu’ils se trompent tous !). D’autres se vanteront d’avoir eu raison, alors qu’ils auront eu surtout de la chance. Reconnaissons en tout cas que les planètes ne sont pas alignées et que la nôtre ne se porte pas au mieux… Aussi, pour bien vivre cette nouvelle année, je suggère de ne pas écouter les pessimistes, déclinistes, défaitistes ou « collapsologues », qui annoncent le pire. D’abord, parce que l’histoire (y compris récente) nous enseigne qu’il n'est jamais certain. Mais, surtout, parce que ces attitudes engendrent le désespoir, l'immobilisme, le fatalisme. Ou, plus grave encore, l'indifférence. Et donc le déclin. Pour nous rassurer, nous pouvons adhérer à la prophétie de Victor Hugo : « Nos plus belles années sont celles que nous n'avons pas encore vécues ». Une attitude à la fois positive et poétique, mais probablement fausse car nous idéalisons davantage le passé que le futur. Alors, tournons-nous plutôt vers Gaston Berger, fondateur en France de la prospective, qui rappelait tout simplement que « L’avenir n’est pas à découvrir, il est à inventer ».  C’est en effet à chacun de nous d’agir sur les événements que nous redoutons, afin qu’ils n’adviennent pas. Chacune des menaces qui pèsent sur le monde (et notre pays) est une occasion de le rendre meilleur.

« La France d’après » : la sphère politique au défi de la fragmentation

par Jérôme Fourquet le 1 décembre 2023
Quatre ans après "L'Archipel français", Jérôme Fourquet, directeur du département « Opinion et stratégies d’entreprise » à l'Institut français d'opinion publique (IFOP), publie "La France d'après. Tableau politique." Pour le Laboratoire de la République, il revient sur les ressorts profonds à l'origine des recompositions actuelles du champ politique et la part croissante des déterminants individuels du vote.
Le Laboratoire de la République : Comment voyez vous l'évolution du paysage politique en France à la lumière des changements sociétaux que vous avez observés ? Jérôme Fourquet : Nous assistons à un bigbang électoral sans précédent. Avec le surgissement d’Emmanuel Marcon en 2017 et la première qualification de Marine Le Pen au second tour, nous étions dans la « première saison ». L’élection présidentielle de 2022 a constitué la « saison 2 » pour parler comme Netflix. Songeons qu’Anne Hidalgo et Valérie Pécresse, les représentantes des deux principales formations politiques des 50 dernières années, ont recueilli à deux le score cumulé de … 6,4%. Emmanuel Macron qui était inconnu du grand public il y a encore 8 ans a été réélu président, une première hors période de cohabitation, et la candidate du RN a atteint 41,5% au second tour. De mon point de vue, cette recomposition politique, qui n’est sans doute pas terminée (car « la poutre travaille encore » pour reprendre l’expression d’Edouard Philippe) ne correspond qu’à la mise en conformité tardive de notre paysage électoral avec la réalité sociale, économique et culturelle de notre pays qui a connu une véritable métamorphose au cours des dernières décennies. Dans cette France d’après la grande métamorphose, il était illusoire de penser que seule la sphère politique pourrait sortir indemne de ces bouleversements très puissants.  Le Laboratoire de la République : En quoi les dosettes de café, le vin ou le TGV montrent notre appartenance politique ? Jérôme Fourquet : En m’inspirant de la méthode utilisée par André Siegfried dans son Tableau politique de la France de l’Ouest, j’essaie de montrer comment les spécificités économiques et géographiques de certains territoires peuvent influer sur les comportements électoraux. Siegfried avait noté par exemple que la présence de la vigne induisait certains comportements électoraux : en l’espèce un vote à gauche (et parfois bonapartiste) qui tranchait avec l’orientation conservatrice des campagnes voisines. Nul déterminisme agronomique pour autant. A la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, les terroirs viticoles se caractérisaient par une structure foncière dominée par les petits propriétaires, sur lesquels l’influence des nobles et des curés étaient faibles, d’où cette orientation politique à gauche. Un siècle plus tard, dans de nombreuses régions viticoles le vote penche désormais en faveur d’Emmanuel Macron. C’est le cas en Alsace, en Champagne, à Sancerre ou bien encore en Bourgogne. Dans ces vignobles côtés, on vend et on exporte à prix élevé les bouteilles et cette activité génère de confortables revenus, c’est ce que j’ai appelé « l’effet grands crus ». Autre parallèle historique, les villes cheminotes (carrefours ferroviaires et/ou villes où avaient été implantées d’importantes infrastructures ferroviaires) constituèrent précocement des fiefs du parti communiste, du fait de la présence de nombreux cheminots baignant dans une forte identité de classe et encadrés par la CGT. Ainsi le long de la fameuse ligne PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), s’égrainait un chapelet de petites villes communistes comme Laroche-Migennes, Varennes-Vauzelles, Porte-lès-Valence et Miramas. Près d’un siècle plus tard, le rail produit toujours des effets sociologiques, mais selon d’autres modalités. Les villes qui sont desservies par le train à grande vitesse accueillent de nombreux touristes, mais également de nouveaux résidants (cadres, professions intellectuelles et de la culture) qui modifient assez rapidement l’écosystème local et participent de la gentrification de ces villes. Ces publics sont sensibles au cadre de vie et à l’environnement et infusent une nouvelle culture politique. C’est ainsi qu’aux dernières élections municipales, on a vu basculer dans l’escarcelle des Verts, Tours, Poitiers et Bordeaux, villes situées le long de la nouvelle LGV Paris-Bordeaux.   Siegfried ne s’était pas penché en revanche sur la question de la consommation, car la France de l’époque n’était absolument pas rentrée dans l’ère de la société de consommation, telle que nous la connaissons désormais. L’activité de la consommation occupe aujourd’hui une place centrale à la fois dans le fonctionnement de notre société postindustrielle (dans laquelle la croissance n’est plus générée par la production mais bien par la consommation), mais également dans nos vies quotidiennes. Ils se créent sans cesse de nouveaux services et produits et le panier moyen de biens et services exigibles ne cesse de s’alourdir. Prenons l’exemple du marché du café qui a connu une innovation de rupture au début des années 2000 avec l’apparition du café en capsules de la célèbre marque Nespresso. Commercialisée à un prix élevé, cette offre « premium » a séduit les CSP+ et a redéfini le standard de consommation sur ce produit, standard auquel n’ont pas pu accéder une partie des classes moyennes et les catégories populaires, qui ont dû se rabattre sur des « offres de second choix » que sont les machines à café à dosettes, meilleur marché. Dans notre société de consommation, la place que j’occupe dans la société dépend des marques que je peux m’offrir, des enseignes que je fréquente et des types de produits que je consomme. Le fait de boire du café en dosette signifiera que je n’ai pas pleinement accès aux standards de consommation les plus désirables et ce positionnement social ne sera pas sans influence sur mon vote. Ainsi, l’étude des habitudes en matière de café ne s’apparente pas à un exercice de divination dans le marc de café, mais renvoie au poids central qu’a acquis la consommation dans la définition de nos identités et appartenances sociales.    Le Laboratoire de la République : Le soutien croissant à l’extrême-droite est-il dû aux changements socio-économiques ou davantage aux discours identitaires et migratoires ? Jérôme Fourquet : Comme on vient de le voir avec l’exemple du café en dosettes, toute une partie du bas de la classe moyenne ressent une forme de déclassement et ce sentiment est un puissant ressort du vote en faveur du RN. Elue depuis longtemps dans le bassin minier du Pas-de-Calais, Marine Le Pen a précocement perçu cela et s’est employée à donner une tonalité de plus en plus sociale à son discours et à son programme (avec par exemple toute une série de mesures concrètes en faveur du pouvoir d’achat lors de la dernière campagne présidentielle). Mais parallèlement à ce virage social, elle n’a pas pour autant, loin s’en faut, abandonné ce qui a toujours constitué le cœur du logiciel du FN : les questions d’immigration et d’insécurité. Ses dernières sorties sur le drame de Crépol en témoignent.  Pour parodier Lénine qui disait que « le communisme c’était les soviets plus l’électricité », on peut dire que « le marinisme, c’est le social plus le régalien ». Marine Le Pen a certes atteint le score de 35% parmi les ouvriers et les employés au premier tour et les motivations sociales étaient bien présentes dans son électorat, mais vous remarquerez que le slogan entonné dans les manifestations ou les meetings du RN c’est toujours « On est chez nous ! » et pas « On veut des sous ! ».    Le Laboratoire de la République : Quel impact espérez-vous que votre livre aura sur la réflexion collective ? Jérôme Fourquet : J’essaie de décrire le plus objectivement et le plus précisément possible l’état de notre société et les dynamiques à l’œuvre, sans tabou. Le but est que ce diagnostic puisse être lu et entendu. Et s’il peut servir à éclairer à la fois les citoyens, mais également celles et ceux qui sont en charge de prendre des décisions dans les entreprises, les collectivités locales ou les administrations centrales, alors je me dirai que mon travail et mes recherches auront servi à quelque chose et auront pu avoir une petite utilité.    

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