Parc HLM saturé, pénurie de logement de long terme, prix en hausse, difficultés grandissantes d'accès à la propriété : la crise du logement en France semble s'amplifier, l'inflation des derniers mois accentuant encore les effets d'exclusion. Alors que le mal logement qui frappe les ménages les plus précaires s'enracine, Le Laboratoire de la République a interrogé Sophie Bénard, responsable de l'expression publique chez Action Logement, pour imaginer les solutions de demain contre ce fléau.
Le Laboratoire de la République : Selon le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre, la France n'obtient pas de bons résultats par rapport à ses voisins européens en matière de lutte contre le sans-abrisme et le mal-logement. Comment l'expliquer ?
Sophie Bénard : Traiter du sans-abrisme en tant que tel n’a pas grand sens : toute réflexion sur le mal logement et ses conséquences ne peut que s’inscrire que dans la cadre d’une réflexion plus large sur le logement en France. Or aujourd’hui, sans noircir inutilement le tableau, c’est toute la chaine du logement qui s’étiole et se fragilise en France. Trois illustrations rapides, assez significatives d’un système qui frôle l’embolie : d’abord, les plus modestes peinent à devenir propriétaire, plus que jamais depuis dix-huit mois où se conjuguent hausse des taux, augmentation des prix du foncier et des coûts de construction. Autre exemple, l’accès au logement dans ce que l’on nomme joliment les « zones tendues » est un chemin du combattant pour les actifs contraints à la relégation de plus en plus loin des centres économiques. Enfin, l’effort de construction de logement sociaux est notoirement insuffisant : il y a aujourd’hui près de 2,5 millions de ménages qui en sont demandeurs, dont plus de 800 000 dans la seule Ile-de-France, tandis que les bailleurs sociaux ne produisent que moins de 100 000 nouveaux logements par an. Au regard de ce tableau, le sans-abrisme et la mal-logement, avec leur lot de drames personnels auxquels personne ne peut rester insensibles, sont tout à la fois la partie la plus visible des enjeux et paradoxalement celle qui fait l’objet du moins d’initiatives publiques. Pour l’essentiel et depuis de longues années, ces sujets sont pris en charge pour une part mineure par la solidarité nationale, mais surtout opérationnellement, concrètement traités par le secteur associatif, à bout de sous souffle et de moyens pour répondre à l’ampleur des besoins. Autrement dit, nulle solution pérenne au sans-abrisme ne peut être imaginée, sans une vision globale des enjeux du logement, c’est-à-dire une politique publique, entendue dans le sens noble du terme, qui couvre l’ensemble des facettes d’un secteur complexe. N’attendons pas un hiver 54 bis…
Le Laboratoire de la République : La précarité énergétique est un sujet qui a ressurgi avec la hausse des prix du gaz et de l'électricité l'hiver dernier. Quelle est la situation à quelques mois de la période hivernale ?
Sophie Bénard : La précarité énergétique est évidemment la conséquence systématique du mal-logement. Sur ce point, il convient de tordre le cou à une idée trop répandue : fin du mois et fin du monde ne sont pas antinomiques. Développer un plan ambitieux en faveur de la rénovation thermique des logements, c’est bien sûr travailler à l’avenir de notre planète, mais c’est surtout, dans des délais assez immédiats contribuer au pouvoir d’achat des locataires et propriétaires les plus fragiles. Sur ce terrain, il y a des « quick wins » à réaliser : nombre de solutions techniques à coût raisonnable existent pour piloter mieux les fameux radiateurs grille-pains trop énergivores. Idem pour les ballons d’eau chaude sanitaire dont on peut réguler les températures et les consommations, avec des boitiers de contrôle faciles à installer. Même si cela peut sembler contre-intuitif, les bailleurs sociaux propriétaires de plus de 5 millions de logements en France ont parfaitement intégré ces enjeux et tout en améliorant la qualité énergétique de leur parc, contribuent à la modération des charges énergétiques. Reste le champ de l’habitat privé qui appelle d’urgence des mesures d’accompagnement.
Le Laboratoire de la République : Que faudrait-il mettre en place pour lutter durablement contre le mal-logement ?
Sophie Bénard : L’une des difficultés majeures est que le mal-logement et le sans-abrisme appellent pour d’évidentes raisons humanitaires des réponses rapides pour ne pas dire immédiates. Or, la construction est par essence un sujet de temps long. L’Etat et les collectivités territoriales se doivent a minima d’être des facilitateurs. Il est très frappant de voir combien, absolument partout en France, il existe des solutions agiles qui déployées plus massivement permettraient d’au moins partiellement de désengorger le système et de fluidifier les parcours résidentiels : ici le développement d’habitat modulaire, là la cohabitation intergénérationnelle avec un bail dédié, plus loin encore la transformation de bureaux vacants en logements. Certes, l’écosystème du logement a besoin de règles. Mais il exige aussi de la souplesse, de la fluidité. Beaucoup d’acteurs, publics, associatifs – et également privés, puisqu’historiquement, en France, les entreprises ont établi un lien entre l’emploi et le logement – développent des initiatives qui peinent à être dupliquées, systématisées et durablement associées en tant que tel aux procédures de suivi social des personnes sans abri ou mal logées. Faute d’être portée par une volonté politique, elles ne seront au mieux qu’un cautère sur une jambe de bois.
Les initiatives qui visent à lutter contre les déserts médicaux se multiplient depuis quelques semaines : une régulation de l’installation des chirurgiens-dentistes, une mise en place des assistants médicaux, etc. Pourtant, la baisse du nombre de praticiens et la hausse de fermeture de services publics (ex : maternité) continuent et risquent de limiter l’efficacité de ces dispositifs. Louis-Charles Viossat, professeur à Sciences Po sur les politiques sociales et de santé internationales et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, nous dresse une vue d'ensemble des problèmes liés aux inégalités territoriales, des déserts médicaux et des solutions apportées depuis quelques années.
Le Laboratoire de la République : De nombreux rapports montrent que les inégalités territoriales de santé continuent de s’accentuer. Pourquoi ?
Louis-Charles Viossat : En effet, l’amélioration continue de l’espérance de vie à la naissance depuis les années 50 n’a pas permis de réduire les inégalités sociales ni les inégalités territoriales de santé. Le nord et le nord-est de la France ont, par exemple, une mortalité plus importante, pour l’ensemble des cancers, les maladies de l’appareil respiratoire et les maladies cardio-neurovasculaires. La proportion de personnes obèses varie d’un facteur de 1 à 3 entre les Hautes-Alpes (8%) et l’Orne (23%). L’accessibilité géographique à l’offre de soins est aussi très variable selon les territoires. Selon les dernières études, les difficultés géographiques d’accès aux soins sont particulièrement marquées dans les régions autour de l’Île-de-France (Oise, Seine-Maritime, Eure, Orne, Eure-et-Loir, Sarthe, Loir-et-Cher), dans les régions montagneuses (Alpes, Pyrénées, Vosges, Jura) et dans le Grand Est. Dans le reste de la France, les « déserts médicaux » sont plus dispersés et de taille plus réduite. Mais trouver un médecin traitant, avoir une réponse rapide à un besoin de soins immédiat, obtenir un rendez-vous avec un spécialiste dans un délai raisonnable, bénéficier d’un suivi médical à domicile ou en EHPAD quand on ne peut pas se déplacer est de plus en plus problématique. Entre 2000 et 2017, la part des femmes en âge de procréer et résidant à plus de 30 minutes d’une maternité s’est accrue de 5,7% à 7,6%. Et les inégalités sociales se cumulent aux inégalités territoriales : les difficultés affectent tout particulièrement, et de plus en plus, les plus âgés, les plus fragiles et les ruraux.
L’accroissement des inégalités territoriales de santé et d’offre de soins est lié à de nombreux facteurs. Et c’est pour cela qu’affronter ce problème est compliqué et prendra nécessairement du temps. Ce d’autant plus que la démographie des professions de santé est en berne et que la demande de soins croit rapidement. Les départs en retraite de très nombreux médecins dans les prochaines années vont aggraver la situation. Avec souvent un effet boule de neige, car quand un cabinet généraliste ferme, ce sont les autres médecins alentour qui trinquent. Les jeunes professionnels n’acceptent plus les conditions de travail et de vie de leurs prédécesseurs et ce qu’il juge être un déséquilibre inacceptable entre vie familiale et vie professionnelle. En plus, les déserts médicaux ne sont pas seulement médicaux : ils concernent aussi les services publics, l’offre culturelle, commerciale… Les spécialistes sont trois fois moins nombreux dans les quartiers prioritaires de la ville qu’ailleurs. Les élus locaux ont un rôle clé à jouer. C’est toute la politique de développement local qui est en jeu.
Le Laboratoire de la République : Peut-on régler le problème des déserts médicaux sans contraindre les jeunes médecins sur une zone d’installation ?
Louis-Charles Viossat : Dans le contexte français, imposer aux nouveaux médecins des contraintes territoriales à l’installation serait un pari risqué. Il est vrai que certains de nos voisins ont avancé dans cette direction. Mais le caractère profondément libéral de la médecine en France, son mode d’exercice toujours très individuel, l’histoire chaotique des relations des médecins avec l’assurance maladie, et la pénurie de médecins aujourd’hui sont autant de facteurs qui pourraient conduire, si on n’autorisait plus les médecins à s’installer où ils le souhaitent, à une grave crise de confiance, en ville et à l’hôpital. Prendre le risque d’une rupture en vaut-il la peine ? Je ne le crois pas.
L’amélioration de l’accès de la population aux médecins passe plutôt, dans les années qui viennent, par la mise en place d’une palette d’autres solutions : l’accroissement rapide du nombre d’étudiants en médecine, y compris en permettant aux professionnels paramédicaux de reprendre des études de médecine avec des équivalences, plus d’exercice groupé et de travail en équipe ainsi que de travail aidé comme ont su le faire les ophtalmologistes, un large recours à des assistants médicaux auprès des médecins qui auraient des missions cliniques étendues comme en Allemagne, le développement de toutes les formes de télémédecine et de télésanté, le recours à des infirmières de pratique avancée en nombre et à d’autres professions intermédiaires à créer, l’utilisation des ressources de l’intelligence artificielle… C’est un grand chantier qui est devant nous !
Le Laboratoire de la République : Quel rôle doit avoir l’hospitalisation privée dans le dispositif de prise en charge local ?
Louis-Charles Viossat : L’hospitalisation privée joue d’ores et déjà un rôle clé dans le système de santé et doit continuer à l’exercer. Il y a plus d’établissements privés, lucratifs ou non-lucratifs, que d’hôpitaux publics même s’ils emploient qu’un tiers des personnels et représentent 40% des lits. Les cliniques privées concentrent les deux-tiers de la chirurgie ambulatoire (cataracte, arthroscopie…) alors que les hôpitaux publics prennent en charge des actes plus complexes, dont la durée de réalisation est plus longue, et la majeure partie de la médecine d’urgence. Certains groupes de cliniques privés se sont toutefois engagés depuis quelques temps vers l’ouverture de centres de soins primaires. C’est une évolution intéressante à suivre.
Le Laboratoire de la République : La création des ARS (2009) et des GHT (2016) a-t-elle eu les effets escomptés en matière de coopération médicale territoriale ?
Louis-Charles Viossat : Les objectifs fixés aux ARS par la loi HPST étaient trop ambitieux : ce devait être « la clé de voûte de l’amélioration de l’efficacité et de l’efficience du système de santé ». On a voulu créer une sorte d’administration sanitaire type NHS au moment où ce dernier montrait ses limites. Les ARH, créées par Jacques Barrot, étaient, par contraste, des administrations de mission légères et dédiées à un objectif clair. Près de 15 ans, sans surprise, le bilan des ARS est mitigé, notamment mais pas seulement en ce qui concerne la coopération médicale sur les territoires. Il faut dire aussi que les outils de coordination se sont multipliés à en donner le tournis (maisons de santé pluriprofessionnelles, protocoles de coopération, CTPS, services d’accès aux soins, dispositifs d’appui à la coordination…) et que les ARS se sont bureaucratisées et éloignées du terrain. L’impact des GHT n’est pas très différent. Penser qu’on va régler les problèmes de santé, en l’occurrence hospitaliers, en fusionnant et en reconcentrant les structures publiques est une fausse bonne idée.
La culture, domaine sacrifié pendant l’épidémie de Covid, où chacune de ses cérémonies de remises de prix est scrutée. La relation entre le politique et l’artiste se tend de plus en plus. Le lien entre les deux semble rompu. Le Laboratoire de la République interroge Christian Gonon de la Comédie-Française sur les défis à relever, l’essentialité de la culture et sur cette relation ambiguë. Il était à l’affiche de son seul-en-scène « La pensée, la poésie et le politique » de Karelle Ménine et Jack Ralite où il entrait dans la pensée et la peau de Jack Ralite, ancien ministre, communiste et surtout homme de culture.
Le Laboratoire de la République : Dans votre seul en scène « La pensée, la poésie et le politique » à la Comédie-Française, vous retracez la pensée de Jack Ralite sur la politique culturelle de François Mitterrand à François Hollande. Jack Ralite n’a pas connu celle d’Emmanuel Macron. Pour vous, en tant que comédien, quelles sont les avancées et quels sont les défis à relever ?
Christian Gonon : J’ai un mot qui me paraît le plus juste : c’est le dialogue, la restauration du dialogue. Cela vaut sur tous les plans d’une politique qui actuellement manque de dialogue. Je ne m’attaquerai pas à tous les champs que sont la santé, l’éducation, etc. Je resterai sur la culture et particulièrement sur le théâtre parce qu’il y a, me semble-t-il, des zones grises pour moi. Je ne sais pas très bien ce qui se passe. J’ai l’expérience de la Comédie-Française, l’expérience de camarades ayant des compagnies ou qui sont directeurs de théâtre et qui ont aussi leur problématique vis-à-vis de la politique culturelle. Jack Ralite disait qu’il fallait renouer avec le dialogue. Dans les années 60-70, le politique allait au théâtre et il y avait une conversation avec les acteurs ou avec les auteurs, ou avec les musiciens. J’ai un peu connu cela lorsque je suis entré à la Comédie-Française, il y a 25 ans. Je me souviens en particulier de Lionel Jospin qui, à l’époque était un habitué de la CF. Aujourd’hui, c’est plus exceptionnel chez nos politiques. Mes camarades se souviennent de François Mitterrand venant au Français et restant au foyer des artistes, partageant un verre et parlant de la pièce et du théâtre. De mémoire, Jacques Chirac n’est jamais venu au Français. Nicolas Sarkozy est parti à l’entracte de Cyrano car il était en campagne. Il est revenu pour « Juste la fin du monde » de Jean-Luc Lagarce mais il n’a pas beaucoup apprécié la pièce.… François Hollande et Emmanuel Macron fréquentent Richelieu de temps en temps. Aujourd’hui le politique apparaît plutôt comme un gestionnaire et un financier de la Culture mais souvent ne va pas plus loin. L’argent est bien sûr le nerf de la guerre mais il peut y avoir un dialogue plus approfondi, plus intime avec l’artiste. Comment renouer le dialogue ? Telle est la question.Lorsqu’on lui posait des questions sur les politiques qui se désengagent, Jack Ralite répondait : « mais vous, êtes-vous déjà allé écouter un discours politique en entier ? ». Le dialogue est du côté de l’artiste et du politique. Cependant, qu’est ce aujourd’hui être un homme politique ? Existe-t-il une liberté culturelle dans la pratique de l’homme politique ? N’est-ce pas qu’une politique de débats idéologiques sans véritables objectifs ? Jack Ralite disait que faire de la politique, c’est intense, ingrat. Aujourd’hui le politique n’a plus le temps, il manage, il communique, il pare et donne des coups…il s’oppose. Il réagit à chaud. On devrait enlever le « r » et agir.
Le Laboratoire de la République : A la fin du spectacle, tous les comédiens et comédiennes de la troupe lisent une lettre à destination d'Emmanuel Macron pour défendre la culture. En quoi la culture est importante et essentielle dans notre société ?
Christian Gonon : La culture est essentielle dans notre société parce qu’elle nous permet de nous connaitre et de connaitre l’autre. « L’homme qui lit est un homme qui marche et l’homme qui marche vers un théâtre est un homme qui fait corps avec les autres. Chacun de nous devient un singulier collectif », disait Jack Ralite. On est ensemble. On partage quelque chose, encore faut-il intéresser les autres. Pourquoi la poésie nous déplace ? Elle nous sort de l’esprit mercantile à l’envi, une société de classements, de rentabilité où il faut être le meilleur, faire plein de choses, de plus en plus dans un minimum de temps. On n'apprend plus à se poser, à lire et à regarder. Il faut réhumaniser la société. Donner la possibilité à tout le monde de comprendre qu’on a besoin de tout le monde. Trop de gens restent à l’écart de la culture. La culture et le dialogue vont main dans la main. Qui dit Culture, dit aussi pensée, celle-ci ayant pour objet la connaissance, laquelle s’enrichit du dialogue.Pendant la Covid-19, les comédiens ont été beaucoup aidés au regard de bien d’autres pays. Cependant, les tournées, les achats, la rentabilité des spectacles ont été bousculés. Certaines compagnies sont dans l’eau et n’arrivent pas à s’en sortir. La lettre adressée à Emmanuel Macron est une lettre adressée par Jack Ralite à François Hollande. Je l’ai utilisée car elle collait tellement à tous les présidents et à la défense du patrimoine culturel. J’ai voulu lire cette lettre avec toute la troupe pour donner plus de force au texte. Je ne peux le faire qu’à la Comédie-Française. Soixante comédiennes et comédiens pour une lettre de cinq minutes! Je peux donc que remercier l’institution et l’Etat qui l’aide. Nous sommes très aidés par la tutelle bien que ce ce ne soit pas suffisant pour maintenir nos créations à leur niveau des années antérieures : ainsi, quand je suis entré au Français, il y avait cinq créations à Richelieu. Cette année, il n’y en a que trois. Il y a également des problèmes de rémunération pour les plus bas salaires au sein de la maison. Il y a vingt ans, travailler à la Comédie-Française était vu comme un privilège mais aujourd’hui le prestige d’appartenir à cette institution ne suffit plus.Aujourd’hui, nous parlons souvent de la retombée économique de la culture mais la culture est un autre enrichissement… « La culture c’est le nous extensible à l'infini des humains… »
Le Laboratoire de la République : Lors des Molière de 2023, la ministre de la culture a été prise à partie par deux comédiennes et pour la première fois, la ministre s’est immédiatement levée pour répondre aux attaques, est-ce un exemple de la relation entre l’artiste et le politique aujourd’hui ? Comment qualifieriez-vous cette relation ?
Christian Gonon : Encore une fois je vais citer Ralite : « Il s’agit maintenant de comprendre comment recréer une dynamique d’échange, sans quoi la panne de dialogue va durer et à sa suite il y aura immanquablement des « retards d’avenir » comme disait Aragon . Mais c’est difficile car le problème a une couleur nouvelle et il est impossible d’utiliser les recettes d’antan.Le politique répète parce qu’il est pris dans une organisation du temps où son travail consiste à accumuler des preuves des actions qu’il produit. Du coup, il additionne. Celui qui prend un nouveau poste va vouloir faire mieux que son prédécesseur, il va vouloir aussi accumuler et gagner au score.La création échappe totalement à la réalité du politique parce qu’elle échappe totalement à la société. On a organisé des chaînes de reproduction, où l’ouvrier répète sans cesse le même geste, mais ce n’est pas lui qui crée, on ne lui laisse pas cette place. Encore une fois la poésie a cette force : elle nous déplace, elle nous fait respirer ».L’artiste est un trublion. Il est le grain de sable dans la chaussure du politique mais il est aussi le fou du roi. Il met en avant l’hypocrisie, la petitesse des choses. On peut lire Shakespeare sur le pouvoir. Le politique craint l’artiste mais ça le dynamise. Il peut y avoir une alliance mystérieuse, une complicité avec chacun son champ d’action et chacun enrichissant l’autre. Il faut que le théâtre dérange... l’Art doit être dangereux !« Le théâtre c’est le bêchage du terrain humain et dans son champ de force très petit se joue toute l’histoire de l’humanité ! »… et cela doit commencer dès l’enfance. Le théâtre éclaire, fait bouger, émeut, nous bouleverse, efface nos certitudes et quand nous sortons d’une représentation nous avons bien souvent plus de questions que de réponses… et cela nous fait avancer !Si chacun reste dans son camp avec l’assurance de son bon droit et cramponné à ses certitudes, on ne peut pas arriver au dialogue et trouver des solutions concrètes. Il faudrait retrouver l’élan créatif des débats lors des états généraux de la culture qu’avait impulsé Jack Ralite en 1987 où il y avait des milliers de personnes au Zénith. Des artistes et des politiques repensaient ensemble l’action culturelle.
Le Laboratoire de la République : Si vous ne deviez retenir qu’une seule citation de votre spectacle, ce serait laquelle ?
Christian Gonon : René Char : « La réalité ne peut être franchie que soulevée. » Soulevée par la poésie.Ou encore, une citation de Saint-John Perse : « La poésie est le luxe de l’inaccoutumance. Elle est action. Elle est passion. Elle est puissance et novation qui toujours déplace les bords. L’amour est son foyer, l’insoumission, sa loi et son lieu est partout dans l’anticipation. Seule l’inertie est menaçante. »
Entretien réalisé le 12 juillet 2023
Gérard Mermet, sociologue et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque le conflit sur la réforme des retraites avec un mot d'ordre : "Réconcilions-nous !"
Le conflit en cours sur la réforme des retraites est une nouvelle illustration du mal qui ronge la France depuis des décennies, et s’aggrave à l’occasion des crises en cours. Au point de rendre de plus en plus crédible le scénario d’un déclin du pays et de son image à l’extérieur. Nous assistons en effet au divorce entre les principales composantes de notre société, qui n’est pas seulement contemporaine, mais aussi « mécontemporaine ».
Ce divorce est le résultat de notre incapacité à nous écouter, à comprendre le point de vue des « autres », en ayant à l’esprit que ceux qui pensent différemment de nous n’ont pas forcément tort, que leurs arguments sont pour la plupart recevables et ne peuvent être ignorés. Il est urgent de réduire les fractures existantes plutôt que les élargir sans cesse, au risque qu’elles engendrent une véritable guerre civile. Cela implique de nous réconcilier plutôt que de provoquer des épreuves de force dont le pays sortira de plus en plus affaibli.
Le « ressenti » des opposants à la réforme
La première condition de cette réconciliation est de faire preuve, dans les deux camps, d’empathie. Ainsi, ceux (actuellement minoritaires) qui soutiennent la réforme proposée par le gouvernement ne pourront comprendre les raisons de ceux qui la rejettent que s’ils font preuve d’empathie à leur égard. La liste de leurs raisons n’est d’ailleurs pas difficile à établir :
. Un malaise social palpable, conséquence des frustrations accumulées depuis plus de vingt ans au fil de crises à répétition, de promesses non tenues par le « modèle républicain », d’un sentiment de manque de reconnaissance, voire d’abandon. Des frustrations transformées en colère par les dysfonctionnements apparents dans de nombreux secteurs (éducation, santé, logement, agriculture, transports, vie politique…), qui s’ajoutent aux craintes concernant l’inflation, le pouvoir d’achat, la guerre en Ukraine...
. La peur de l’avenir, renforcée par les menaces climatiques, géopolitiques, économiques, sociales, sanitaires, sécuritaires… Autant d’inquiétudes et d’incertitudes qui expliquent l’absence de perspectives d’amélioration chez les plus vulnérables, et leur sensation de déclassement.
. La dévalorisation du travail en tant que moyen d’accomplissement individuel et de contribution à la prospérité collective. Et son corollaire, la volonté de « profiter de la vie » en privilégiant la famille et les loisirs.
. La défiance généralisée envers l’État, les partis politiques, les institutions, les entreprises, les patrons, les riches, les médias…
. Les maladresses des décideurs (gouvernants, chefs de partis, grands patrons…), qui alimentent la sensation d’arrogance souvent exprimée par la « France d’en bas » et, de plus en plus, par celle du « milieu » qui craint de la rejoindre. Elles fournissent des arguments de poids à leurs opposants, qui n’hésitent pas à les utiliser à leur profit
On remarquera que la plupart de ces raisons sont de l’ordre du qualitatif, du « ressenti ». Certaines peuvent être démenties par des faits et des chiffres. Ainsi, le pouvoir d’achat des Français s’est globalement accru (en moyenne) depuis des décennies ; les actifs travaillent chez nous moins qu’ailleurs au cours de leur vie ; l’État dépense énormément pour amortir les crises (voir notamment celle du Covid, et les multiples « boucliers tarifaires » mis en place depuis).
On pourra aussi dénoncer chez les objecteurs de réforme la préférence pour l’affrontement plutôt que la discussion, le culte de l’exception nationale, le goût du confort prononcé de la population, sa résistance au changement, etc. Il reste que ces attitudes et comportements sont constitutifs de la culture nationale. On ne peut les ignorer.
La recherche du « réel » des partisans
L’empathie recommandée aux tenants de la réforme des retraites (ou de tout autre projet de réforme) doit aussi, bien sûr, s’appliquer à ceux qui la rejettent. Plus encore à ceux qui désirent « bloquer le pays » ou même « mettre à genoux l’économie ». Ce dernier objectif peut d’ailleurs sembler indécent dans un pays où les dépenses sociales constituent un record parmi les pays de l’OCDE (32% du PIB). Comme les partisans de la réforme, les opposants devraient faire abstraction de leurs prismes idéologiques, s’ils veulent écouter et comprendre les arguments de leurs « adversaires » (qui peut encore sérieusement, dans le contexte de cette réforme, parler de « partenaires sociaux » ?). D’autant que les arguments des partisans sont de nature rationnelle, traduisibles en chiffres difficiles à nier :
. L’allongement de la durée de vie. A leur naissance (en 2002), les femmes ont aujourd’hui l’espoir de vivre en moyenne 85,2 ans, contre 78, 5 ans en 1981, année précédant celle du recul de l’âge de la retraite à 60 ans (données INSEE). Les hommes ont une espérance plus réduite (les inégalités justement dénoncées entre les sexes ne vont pas toutes dans le même sens…) : 79,3 ans contre 70,4 ans en 1980. En à peine plus de quatre décennies, le gain a donc été de 6,7 ans pour les femmes et de 8,9 ans pour les hommes (un rattrapage partiel). Des chiffres pourtant minorés par la baisse enregistrée lors de l’épidémie de Covid en 2019.
A l’âge de 60 ans, l’espérance de vie moyenne est passée en ces quatre décennies de 22,3 ans à 27,5 ans pour les femmes, et de 17,3 à 23,1 ans pour les hommes. Le gain à cet âge est donc encore de 5,2 ans pour les femmes et de 5,8 ans pour les hommes. Cela signifie que la durée moyenne de la retraite pour les femmes partant à l’âge légal est passée de 17,3 ans (60+22,3- 65) en 1980 à 25,5 ans (60+27,5-62) en 2022, soit un gain de 8,2 ans. Celle des hommes est passée dans le même temps de 15,3 ans (60+17,3-65) à 21,3 ans (60+23,1-62) en 2022, soit un gain de 6,0 ans. Il serait encore respectivement de 6,2 ans et 4,0 ans avec le passage de l’âge légal à 64 ans
. La diminution du ratio de dépendance démographique (actifs cotisants/retraités) : 1,4 en 2022 contre 2,6 en 1981, soit une baisse de 46%. C'est-à-dire une hausse de 86% du montant individuel des cotisations si l’on veut maintenir le même équilibre des caisses de retraite, toutes choses égales par ailleurs.
. Les scénarios du COR (Conseil national des retraites, indépendant). Ils prévoient un déficit des caisses de 12 à 20 milliards d’euros en 2032 si rien n’est fait.
. La situation économique préoccupante de la France, que l’on peut résumer en « 3D » : dépenses publiques records (57% du PIB), déficits croissants (154 milliards prévus en 2023pour le seul commerce extérieur), dette nationale insoutenable (3 000 milliards atteints début 2023, soit 113% du PIB, 60 milliards au cours de l’année pour les seuls intérêts de la dette, avec un taux d’emprunt encore relativement avantageux.
Ces chiffres, qui donnent le tournis, ne peuvent être ignorés par ceux qui souhaitent le statu quo en général et détestent l’idée que l’on doive travailler plus longtemps si l’on veut éviter de s’éloigner davantage des principaux pays développés, dont la plupart ont porté l’âge légal à 67 ans. Cela mérite pour le moins qu’on en discute de façon objective et constructive. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ce ne le fut pas non plus lors des précédentes tentatives d’adaptation du système, en 2003 (François Fillon), 2010 (Éric Woerth), 2013 (Marisol Touraine) ou 2020 (Édouard Philippe), même si certains changements ont pu être mis en place. Les millésimes se terminant par 3 ou 0 sont des accélérateurs de tensions sociales. Gare à 2023 !
La nécessité du compromis
Chacun pourra, s’il en ressent l’impérieux besoin, se situer entre ces points de vue apparemment contradictoires sur l’évolution souhaitable de l’âge de la retraite. L’essentiel est que chacun entende celui de l’ « autre », fasse l’effort de le comprendre et de l’intégrer à sa propre réflexion. Car les arguments avancés par les uns et les autres sont, pour la plupart, recevables. La différence est qu’ils ne procèdent pas de la même démarche. Ceux des opposants à la retraite, et plus généralement aux réformes (un mot que l’on devrait avantageusement remplacer par adaptations) sont d’ordre « qualitatif ». Comme indiqué plus haut, ils sont souvent dictés par le « ressenti », lequel se traduit malheureusement de plus en plus en « ressentiment ». Ceux des réformistes apparaissent plus « rationnels » et « quantitatifs ».
Mais la rationalité des chiffres utilisés par les partisans de la réforme ne suffisent pas à disqualifier ses opposants. Leur « ressenti » est en effet pour eux le « réel », tel qu’ils le vivent dans leur quotidien et l’expriment dans leurs mots. La raison ne saurait d’ailleurs systématiquement prévaloir sur l’émotion ; c’est au contraire cette dernière qui prime dans les médias, qui participent largement à créer l’opinion publique. Chaque être humain est en effet constitué de ces deux dimensions, complémentaires. Les deux hémisphères de notre cerveau nous sont nécessaires (même s’ils ne sont pas « spécialisés », l’un dans la raison, l’autre dans l’émotion). L’ignorer est être hémiplégique, incapable de comprendre l’autre et d’agir avec lui au service de l’intérêt général.
C’est d’ailleurs pourquoi la grille de lecture « droite-gauche » me paraît totalement obsolète. S’en débarrasser (tout en conservant sa propre sensibilité, résultante de son histoire personnelle) permettrait d’être davantage ouvert aux autres opinions. Cela réduirait ainsi les « biais de confirmation », qui consistent à rechercher et à retenir essentiellement les arguments qui vont dans le sens que l’on souhaite et rendent toute objectivité impossible. Cela permettrait surtout de trouver des compromis. Un mot peu usité et apprécié dans notre pays, pourtant très honorable et souhaitable dans le contexte actuel.
Être à la fois convaincu et responsable
Deux logiques se confrontent, par construction, dans les conflits sociaux. Ou plutôt deux « éthiques », comme l’avait très bien théorisé le sociologue Max Weber (dans un ouvrage posthume publié en 1919 : Politik als Beruf) : celle de la conviction et celle de la responsabilité. La première consiste à agir en fonction de ses propres valeurs, dans le but de servir avant tout sa cause, sans trop se préoccuper des conséquences. La seconde cherche au contraire à prendre en compte les effets de ses actes dans tout l’espace social, et sur le long terme. Weber illustrait son propos en affirmant que l’éthique de conviction était propre aux syndicats, sous-entendant ainsi qu’ils n’étaient pas vraiment « responsables ». Les syndicalistes ne sont sans doute pas d’accord et cela d’ailleurs se discute.
Deux préalables à la recherche et à l’obtention de compromis me paraissent en tout cas nécessaires. Le premier est que l’on ne devrait se déclarer « convaincu » qu’après avoir entendu avec la plus grande attention les arguments des autres parties, et examiné de façon très critique ceux que l’on va présenter. Cela implique un effort réel d’objectivité et interdit les « biais de confirmation » évoqués plus haut.
La seconde préconisation est qu’il est nécessaire, aujourd’hui plus encore qu’hier, d’être responsable au sens de Weber. C'est-à-dire de se donner comme objectif final d’améliorer le bien-être collectif (pas seulement celui de ses mandants), et ceci de façon durable. Il s’agit donc d’être à la fois convaincu et responsable. Cela implique plusieurs changements de fond dans les comportements de chaque interlocuteur :
. Modifier ses attitudes, dans le sens des valeurs dites « post-modernes » : respect, écoute, modestie, tolérance, bienveillance, empathie, solidarité…
. Questionner ses habitudes, en se demandant si elles sont bien adaptées aux attitudes souhaitées.
. Remettre en question ses certitudes, en considérant qu’elles sont susceptibles de changer si le contexte évolue.
. Accroître sans cesse ses aptitudes à comprendre, discuter, aller vers des compromis.
J’ajouterai une cinquième recommandation aux quatre précédentes : prendre un peu d’altitudepour mieux évaluer les situations, relativiser les différences, éviter d’aller à l’épreuve de force, qui conduit généralement au blocage. A son terme, il y a toujours au moins un perdant, souvent deux, et cela engendre des frustrations qui ne faciliteront pas les discussions futures.
Bonne volonté, bonne foi et bon sens
Compte tenu du nombre et de l’ampleur des défis que nous allons devoir relever, la solution ne peut être de « convertir » les autres, moins encore de vouloir les « mettre à genoux ». Elle ne saurait être non plus de les mépriser et de leur imposer des solutions sans en discuter sereinement. Les postures, l’aveuglement et la surdité ne sont pas la bonne méthode. Plutôt que de chercher à terrasser un « adversaire », mieux vaut le transformer en partenaire. Et faire des efforts et concessions pour trouver avec lui des arrangements, compromis, pactes. Pour eux et pour les générations à venir, les Français doivent se réconcilier. Cela implique que les partenaires soient des individus-citoyens de bonne volonté, de bonne foi et de bon sens. La collectivité en sortira gagnante.
Le conseil scientifique de la DILCRAH (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT) a été dissous ce vendredi 20 janvier. Cette dissolution intervient après la multiplication d’interventions radicales et de tentatives d’intimidation de la part d’organisations trans-activistes souhaitant imposer leur agenda sur l’institution. Le Laboratoire de la République revient sur cet évènement inquiétant avec Denis Peschanski, membre du conseil scientifique de la DILCRAH, historien et directeur de recherche au CNRS, qui évoque « une assignation à résidence communautaire ».
Le Laboratoire de la République se saisit de la dissolution, le vendredi 20 janvier, du conseil scientifique de la DILCRAH, relayée par le Point sur son site, un évènement qui suscite au sein du Laboratoire une grande inquiétude sur les capacités de résistances de nos institutions face aux démarches de certaines organisations. Afin d’éclairer les évènements, nous donnons la parole à Denis Peschanski, membre du conseil scientifique.
Pour retrouver les réponses de Sophie Élizéon, rendez-vous ici.
Le Laboratoire de la République : Pouvez vous nous donner votre interprétation de la genèse de cette décision ?
Denis Peschanski : La chronologie des événements permet déjà de se faire une idée des enjeux. Fin mars 2022, une membre du conseil scientifique nous alerte en mettant en garde contre l’Observatoire de la Petite Sirène qui mène un combat, sous la direction de Céline Masson et Caroline Eliacheff, pour la protection des seuls mineurs contre la campagne très offensive menée par les organisations trans- pour les changements de genre. Le mot d’ordre de transphobie devient le mantra. Il s’avère que le président du conseil scientifique, Smaïn Laacher, est membre du conseil scientifique de l’Observatoire. Il est exigé qu’il démissionne de ce poste. Dans la foulée une autre membre du conseil scientifique démissionne pour protester contre la position du président du conseil scientifique et, au-delà, le conseil scientifique de la DILCRAH dans sa majorité et elle se répand sur les réseaux sociaux.
Juillet 2022 : La déléguée interministérielle, Sophie Elizéon, reçoit en présence de Smaïn Laacher, les organisations trans-. En sort un communiqué dans lequel elle explique son engagement contre la transphobie et annonce qu’elle compte déposer un signalement auprès de la Procureure de la République au nom de l’article 40 faisant obligation aux fonctionnaires de dénoncer toute présomption de délit ou de crime. Laacher est associé à ce communiqué public ; il ne lui a jamais été demandé son accord sur le texte. Fin août, comme il était prévu, les deux reçoivent Céline Masson et Caroline Eliacheff de l’Observatoire. Cela se passe bien, aux dires de tous. Aucun communiqué ne sort. Sophie Elizéon me répond alors qu’elle ne pouvait sortir un communiqué alors qu’elle comptait déposer un signalement.
Depuis septembre, les trans-activistes décident d’empêcher, par la force et la violence verbale et physique, que se tiennent des rencontres organisées autour des ouvrages de membres de l’Observatoire. Cela va très loin en France, en Suisse ou en Belgique par exemple. Dans le même temps les tensions s’exacerbent au sein du conseil scientifique et quelques membres en viennent à développer une réflexion en silos : « nous vous faisons confiance dans la dénonciation de l’antisémitisme et du racisme, ainsi quand vous évoquez la fresque d’Avignon ; faites-nous confiance quand nous parlons de transphobie ». C’est, évidemment, la négation de toute logique de réflexion collective au sein d’un conseil scientifique, de même d’ailleurs qu’au sein d’un comité d’évaluation. C’est bien la confrontation des compétences qui nourrit la décision et la définition d’une position commune.
Devant une situation qui remet en question dans ce cas, mais dans d’autres aussi, les principes de liberté de réunion et d’expression qui relèvent de la Constitution, le président et quelques membres du conseil scientifique initient la rédaction d’un communiqué de presse. Notons que cela se fait alors en lien avec Sophie Elizéon qui contribue même au texte qui sera soumis au vote. Finalement, dans un contexte très tendu, le texte est adopté par la majorité du conseil scientifique. Profitant d’une erreur de la community manager de l’Observatoire qui relaie la publication en évoquant la position de la DILCRAH et non de son conseil, erreur très vite reconnue et corrigée, la Déléguée interministérielle dénonce sur les réseaux sociaux une « instrumentalisation » et une « manipulation », la mise au point sur l’origine du communiqué de presse s’accompagnant d’une réaffirmation que la délégation dénoncera toujours la transphobie. Sous-entendu : le communiqué de presse relève de la transphobie.
La conclusion est, à mon sens, la plus forte de sens : à la fin 2022, la Procureure de la République classe sans suite le signalement, considérant que « Les faits dénoncés ou révélés dans le cadre de cette procédure ne sont pas punis par un texte pénal. » On pouvait imaginer que ce grave revers devant la Justice aurait été accompagnée d’une certaine discrétion et de la saine décision de relancer un vrai espace de débat.
Bien au contraire, le conseil scientifique apprend par un simple courriel (!) de Sophie Elizéon qu’il est dissous, une dissolution qui vaut mise au pas. Ce rapprochement chronologique devrait à lui seul interroger. On relèvera au passage que les membres du conseil scientifiques se sont vu signifier leur congé sans réelle explication ni justification, et même sans être mis au courant du contenu du signalement opéré par Sophie Elizéon auprès de la Procureure, ni moins encore… de la décision de la magistrate !
Le Laboratoire de la République : Quel est, selon vous, le rôle d’associations jugées radicales sur le sujet de la transidentité et comment faudrait-il gérer le rapport à celles-ci ?
Denis Peschanski : Qui a été moteur et décisionnaire dans cette affaire ? A ma connaissance, la tutelle a été à l’avant-garde, en l’occurrence plusieurs membres du cabinet de la ministre Isabelle Rome, ministre déléguée auprès de la Première ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Egalité des chances, et dont dépend la DILCRAH. La déléguée et le cabinet s’accordant sur la nécessité de dissoudre le conseil scientifique, la décision aurait été tranchée par celle qui, à Matignon et à l’Élysée, a en charge ces questions.
A lire certains échanges, on relève que celle qui fut la première à intervenir au sein du conseil scientifique pour dénoncer son président et l’Observatoire de la Petite Sirène se targuait d’avoir des liens forts au sein du cabinet. Plus généralement, plusieurs organisations trans- se sont radicalisées permettant à ce qu’on appellera les trans-activistes de lancer des opérations commando contre tout ce qui était alors dénoncé comme transphobie. La situation pourrait d’autant être interrogée que des années durant le conseil scientifique de la DILCRA puis DILCRAH a fonctionné sans difficulté. Il est clair que la vocation militante l’a ensuite emporté sur la compétence. Il faut évidemment respecter la liberté de militer et de protester. Toujours est-il que telle n’est pas la vocation d’un conseil scientifique. Au-delà, c’est l’universalisme républicain, au cœur originel des missions de la Délégation interministérielle, qui se trouve menacée par une forme d’assignation à résidence communautaire. Dans le cas de la mobilisation des trans-activistes, s’ajoute l’assignation à résidence de genre.
Le Laboratoire de la République : La pertinence d’un conseil scientifique associée à une instance publique chargée de lutter contre les discriminations est-elle remise en cause ?
Denis Peschanski : La place d’experts auprès d’instances publiques pour accompagner une politique publique me semble nécessaire à la prise de décision. Cela peut prendre diverses formes, comme l’appel à des experts « au fil de l’eau » jusqu’à la constitution d’un collège d’experts. On connaît, comme exemple le plus connu, le cas des deux conseils mis en place à l’Élysée face à l’épidémie de Covid. Les responsables des organismes de recherche, encore récemment le président du CNRS, insistent sur la nécessité de solliciter davantage les experts pour éclairer les politiques. Cela passe évidemment par la pleine liberté qu’a le politique de reprendre à son compte tout ou partie des conclusions des scientifiques, parce qu’il a à croiser d’autres paramètres, et le scientifique de considérer qu’on respecte suffisamment son expertise.
C’était d’emblée perçu comme nécessaire par Gilles Clavreul, nommé fin 2014 à la tête de la nouvelle DILCRA, qui a mis en place trois ou quatre mois plus tard un conseil scientifique présidé par Dominique Schnapper. J’accompagne ainsi depuis l’origine la DILCRA, puis la DILCRAH quand le Premier ministre d’alors décida d’ajouter le « H » de la lutte contre la Haine anti-LGBT au sigle et à l’institution après l’attentat d’Orlando en 2016. Comment nier l’intérêt d’une parole experte qui puisse indiquer l’ampleur et la nature de ces phénomènes dans la société française, chercher dans le passé les racines de ces phénomènes et souligner l’importance d’une approche transdisciplinaire pour se confronter à ces phénomènes ?
Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS, historien de la Seconde Guerre mondiale et spécialiste des sciences de la mémoire.
Le conseil scientifique de la DILCRAH (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT) a été dissous ce vendredi 20 janvier. Cette dissolution intervient après la multiplication d’interventions radicales et de tentatives d’intimidation de la part d’organisations souhaitant imposer leur agenda sur l’institution. Afin de donner un éclairage contradictoire aux évènements, Le Laboratoire de la République laisse ici la parole à Sophie Élizéon, déléguée interministérielle.
Le Laboratoire de la République se saisit de la dissolution, le vendredi 20 janvier, du conseil scientifique de la DILCRAH, relayée par le Point sur son site, un évènement qui suscite au sein du Laboratoire une grande inquiétude sur les capacités de résistances de nos institutions face aux démarches de certaines organisations. Soucieux d’éclairer les évènements en donnant la parole à toutes les parties, nous avons interrogé Sophie Élizéon qui nous donne ici sa version des faits.
Pour retrouver les réponses de Denis Peschanski, rendez-vous ici.
Le Laboratoire de la République : Pouvez vous nous donner votre interprétation de la genèse de cette décision ?
Sophie Élizéon : Il ne s’agit pas d’une interprétation mais des éléments factuels qui ont conduit à cette décision prise en accord avec les tutelles de la DILCRAH.
En février 2016, conformément à la mesure 23 du plan interministériel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, un conseil scientifique est installé auprès de la DILCRA, qui devient DILCRAH en juillet 2016. Au premier semestre 2017, de nouveaux membres sont intégrés au conseil scientifique pour prendre en compte l’extension du périmètre d’action de la DILCRAH.
Aucun texte n’encadre le fonctionnement ou les missions de ce conseil scientifique.
En novembre 2021, le président du conseil scientifique, Smaïn Laacher, et moi-même proposons aux membres, réunis en plénière, de doter le conseil d’outils permettant d’organiser son travail, son mode de saisine/auto saisine et l’implication des membres. En vain : la proposition ne prospère pas.
En 2022, nous avons fêté les 10 ans de la DILCRAH. En dix ans, nos moyens d’intervention ont évolué, nos missions ont été élargies, les plans adoptés par le Gouvernement pour lutter contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT ont évolué. Dès lors, il semblait opportun de repenser les modalités de mobilisation du monde scientifique. Qui plus est, l’année où le Gouvernement se dote de deux nouveaux plans d’actions : le plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine sera présenté le 30 janvier et le prochain plan LGBT, dont les travaux d’écriture sont lancés aujourd’hui.
Le sujet de la transidentité n’est donc pas à l’origine de la dissolution du conseil scientifique.
Le Laboratoire de la République : Quel est, selon vous, le rôle d’associations jugées radicales sur le sujet de la transidentité et comment faudrait-il gérer le rapport à celles-ci ?
Sophie Élizéon : Il me semble que cette question en amène deux autres : qui « juge » le caractère radical des associations ? Est-il possible également de questionner les méthodes employées par d’autres types d’organisations pour parvenir à leurs fins ?
Je souhaite répondre à cette dernière question, avant d’aborder celle du rôle des associations, et pour ce faire le rappel d’un certain nombre de faits me parait nécessaire.
En mai 2022, un article parait sur la présence de Smaïn Laacher, président du conseil scientifique de la DILCRAH, dans le conseil scientifique de l’Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent, autrement appelé l'Observatoire de la petite Sirène. Smaïn Laacher, professeur émérite de sociologie à l’université de Strasbourg, ancien juge assesseur représentant le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à la Cour nationale du droit d’asile, spécialiste des questions migratoires est présenté sur le site dudit observatoire uniquement avec sa qualité de président du conseil scientifique de la DILCRAH. Pourquoi ce choix ?
À la suite de cette parution, nous (c’est-à-dire le président Laacher, le DILCRAH adjoint et moi-même) avons reçu, à leurs demandes respectives, d’une part des associations de défense des droits des personnes Trans et alliées, d’autre part les co-fondatrices de l’Observatoire de la petite Sirène. Au cours de ces deux réunions, leur attention a été attirée sur les méthodes employées tant par certaines associations que par l’observatoire, à savoir le recours à l’invective par médias interposés, la déformation des communications de la délégation, qui ne semblaient pas propres à instaurer un climat de confiance et d’échanges professionnels.
En septembre 2022, les membres du conseil scientifique de la DILCRAH, reçoivent un message de l’observatoire directement sur leurs adresses courriels, que ni le président Laacher, ni mon adjoint ni moi ne lui avons communiquées. Comment l’observatoire s’est-il procuré ces contacts qui ne sont pas publics ?
En décembre 2022, des membres du conseil scientifique de la DILCRAH adressent par la voix de leur président un communiqué de presse à une dizaine de médias. 3 heures après cette diffusion, qui n’a encore donné lieu à aucune publication, l’observatoire se sert de ce communiqué et du nom de la DILCRAH (citée 5 fois dans un courriel de plus de 40 lignes) pour invectiver une collectivité qui avait décidé de ne pas prêter de salle pour accueillir un colloque dans le cadre duquel des membres de l’observatoire devaient intervenir. 4 à 5 heures après l’envoi du CP à la dizaine de médias et alors même que ce communiqué n’a toujours pas été repris, il est relayé sur les réseaux sociaux par l’observatoire qui prétend que ce CP émane de la DILCRAH et la remercie pour son soutien. La délégation est contrainte de démentir, puisqu’elle n’est pas à l’origine de ce communiqué de presse.
À la lumière de ces faits, de mon point de vue, il ne fait aucun doute que le conseil scientifique et la DILCRAH ont été instrumentalisés dans cette affaire.
Sur la question des associations. De tout temps, le militantisme associatif a permis à la société de progresser dans de nombreux domaines : l’égalité entre les femmes et les hommes, la protection de l’environnement et de la biodiversité, la santé ou encore la protection et de la promotion des droits humains, dont fait partie la lutte contre la haine anti-LGBT.
Ce militantisme peut prendre plusieurs formes, de la plus collaborative à la plus vindicative. Dans un État de droit, il est important que ce militantisme puisse s’exprimer… dès lors qu’il ne menace pas l’ordre public.
Sur certains sujets, qui touchent à l’intime, le militantisme est parfois dur et exigeant. Il l’est d’autant plus lorsque les associations sont portées par des personnes directement concernées dans leur chair par les sujets sur lesquels elles sont investies. C’est le cas sur la question de la transidentité et lorsque l’on est capable de faire preuve d’empathie, au sens de voir en l’autre une version possible de soi-même, on comprend aisément cette exigence.
Doit-on interagir avec ces associations ?
Cette interaction fait partie des missions de la DILCRAH : elle nous permet de saisir le pouls d’une partie des publics ciblés par les politiques publiques que nous portons, elle nous permet d’identifier les espaces où l’égalité en droits de toutes et tous n’est pas respectée. Certaines de ses associations sont nos partenaires dans la déclinaison territoriale des plans nationaux, d’autres ont pris part à l’élaboration des plans nationaux, d’autres encore prennent part à l’élaboration d’outils (fiche pratiques, guides etc.) que nous déployons sur les sujets sur lesquels nous sommes missionnés.
Comment interagir avec ces associations ?
D’abord en faisant attention à la forme de nos propos et en respectant les personnes membres de ces associations, en gardant à l’esprit que derrière le militantisme il y a des êtres humains. Choisir des termes ou expressions comme « épidémie d’enfants trans », « subculture idéologique » ou encore « trans-activisme », qui sont des termes et expressions utilisés, notamment, par l’Observatoire de la petite Sirène, n’est pas le meilleur moyen de faire entendre le fond du message que l’on cherche à porter.
Ensuite en étant disposé à la controverse et non à la polémique. Je reprends ici ce que j’ai retenu de prises de parole de Smaïn Laacher qui rappelle que la disposition à la polémique est en réalité une disposition à la guerre, quand la disposition à la controverse est une disposition au véritable débat, qui suppose a minima l’écoute et le respect.
Il est, de mon point de vue, bien plus troublant de trouver les mêmes capacités d’invective, la même dureté, la même manière « radicale » d’intervenir, du côté de personnes qui se disent professionnelles préoccupées par la protection des enfants et qui, dans le cadre de leurs activités professionnelles sont capables de développer des approches scientifiques, de prendre de la distance avec le sujet qu’elles étudient, de l’observer avec objectivité ou tout au moins de savoir d’où elles observent ce sujet. Et pour ma part j’ai une idée assez claire de ce qui je considère comme radical entre le fait de parler « d’épidémie d’enfants trans » quand on est une ou un spécialiste de l’âme humaine et celui de considérer que ces propos sont porteurs de transphobie, quand on est soi-même une personne trans.
Le Laboratoire de la République : La pertinence d’un conseil scientifique associée à une instance publique chargée de lutter contre les discriminations est-elle remise en cause ?
Sophie Élizéon : La DILCRAH est chargée de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Une telle mission a un effet sur la société dans laquelle nous vivons et les rapports sociaux qui en découlent.
Dans ce cadre, il est important de pouvoir se référer à des travaux de scientifiques dont l’expertise sur ces sujets est avérée. La dissolution du conseil scientifique ne signifie pas que la DILCRAH se coupe du monde et de la réflexion scientifique. Cela veut simplement dire que les modalités de mobilisation des scientifiques à nos côtés sont à réinventer. Il y a parmi les membres du conseil scientifique dissous des personnes qui dans leur activité professionnelle portent des projets que la délégation soutient, nous conservons le dialogue avec ces scientifiques et la possibilité de nous parler, dans l’attente de la définition de ces nouvelles modalités.
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