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Retour sur l’anniversaire des 65 ans de la Constitution de la Vème République

par L'équipe du Lab' le 28 septembre 2023
Dans le cadre des travaux de sa commission « République démocratique », le Laboratoire de la République a organisé, ce 26 septembre 2023, une conférence débat à l’occasion du 65e anniversaire de la Ve République. Intitulée « Vème République : secrets de sa longévité et voies de la jouvence », cette conférence a permis à Jean-Michel Blanquer (président du Laboratoire de la République, ancien ministre, professeur des Universités), Noëlle Lenoir (membre honoraire du Conseil constitutionnel et ancienne ministre) et Alain Laquieze (professeur de droit public) d’évoquer le bilan de notre constitution, ses atouts et ses adaptations potentielles ou… nécessaires !
Animée par Jean-Michel Blanquer (président du Laboratoire de la République, ancien ministre, professeur des Universités), Noëlle Lenoir (membre honoraire du Conseil constitutionnel et ancienne ministre) et Alain Laquièze (professeur de droit public), cette conférence est revenue sur l’histoire de la Cinquième république, les secrets de sa longévité et les pistes à suivre pour l’améliorer. La Cinquième république célèbre ses 65ans et devient le second plus long régime de notre pays depuis la Révolution. Elle dépasse la durée des deux Empires (dix-huit ans pour Napoléon III et un peu plus de dix ans pour Napoléon Ier), la Monarchie de Juillet (règne de dix-huit ans de Louis-Philippe) ainsi que les anciennes Républiques (douze ans pour la IVème), hormis la IIIème (environ soixante-dix ans). Tous les régimes, près de dix-sept, un record, ont apporté leur contribution à l’édification finale d’un régime solide, capable de faire la synthèse entre tous les apports de l’histoire tourmentée des deux derniers siècles. C’est la fin d’années de déstabilisations et la réconciliation de la France avec elle-même. En dépit des projets marginaux et des revendications pour une nouvelle constitution, la constitution actuelle dure et se présente comme notre patrimoine historique et politique qu’il faut préserver. Définitivement stabilisée par la création du conseil constitutionnel en 1972, elle concilie liberté, valeurs démocratiques, garantie des droits et cohésion d’une société qui aspire au vivre-ensemble. I) Sur quels éléments reposent la stabilité de cette Vème République ? La légitimité et l’efficacité du régime sont le fruit :  Du compromis entre un parlement rationalisé et un président au-dessus des partis, moins dépendants d’eux directement comme c’était le cas sous les III et IVème République. A Bayeux, en juin 1946, le général de Gaulle traçait les grandes lignes de sa constitution idéale. Il y désignait le chef de l’État comme la « clef de voûte » des institutions, donc hors de la portée des tractations permanentes des assemblées. En 1958, la France a établi un système parlementaire mais a su faire face aux enjeux de l’époque (notamment la guerre d’Algérie) et corriger les défaillances constitutionnelles criantes de l’été 1940 ; Des circonstances favorables puisque nous n’avons pas connu de guerre ou d’invasion sur le territoire métropolitain. Or, la plupart des fois où que régimes sont tombés, ce fut le fait de la guerre (1814, 1815, 1870, 1940, 1958) ; De l’entente entre partis de droite et de gauche de l’époque, et l’influence du socialiste Guy Mollet, a été primordiale dans la construction de ce nouvel édifice institutionnel. Sans la bonne volonté de tous les partis, un consensus n’aurait pu être possible ; D'une  inspiration puisée aux sources de nos Lumières, Montesquieu (séparation des pouvoirs) et Rousseau (contrat social) ; Du référendum de septembre 1958 qui a donné une incontestable force au régime. Le peuple souverain a voté librement et  a décidé à 82,6 % d’accepter le projet du général de Gaulle ; Enfin, l’alternance a été essentielle dans la consolidation de la Cinquième république. Pourfendue des années durant par celui qui voyait un « coup d’état permanent » des gaullistes, la constitution sera pourtant défendue de façon intraitable par le président socialiste François Mitterrand qui, alors, prouvera sa souplesse et sa capacité d’adaptation. Dès son élection de 1981, il a pris la responsabilité de protéger la présidence et s’est avéré intransigeant quant à la défense des prérogatives présidentielles, surtout lors des cohabitations. Celles-ci, avec les alternances, sont devenues récurrentes (1981, 1986, 1988, 1993, 1997, 2002, 2012, 2017). Le pouvoir passait ainsi de l’Elysée à Matignon sans remettre en question le texte original de la Constitution, sans entraver les prérogatives du président et sans atteindre le rôle de la majorité parlementaire. II) Une souplesse unique dans notre histoire politique La souplesse de la constitution est son atout majeur. Les révisions constitutionnelles n’ont pas entamé son crédit, au contraire. Elle a subi des révisions et des changements constants sans perdre sa singularité. Entre 1960 et 2008, elle a été amendée à vingt-quatre reprises. Globalement, cela signifie que 66 articles ont été réécrits ou modifiés. La première d'entre elle est celle qui redessine complètement la face du pays puisque c’est la volonté de faire élire le président au suffrage universel direct et non plus par un collège de 80.000 grands électeurs. Marqué par l’attentat du Petit Clamart, De Gaulle a jugé ce changement indispensable pour assurer la continuité de la République. La décision a été adoptée par référendum le 6 novembre 1962 par 76,97 % des Français. Sur ses 65 ans d’existences, 18 des 24 réformes ont eu lieu ces vingt-cinq dernières années. En plus, il existe six réformes inachevées faute d’avoir été présentées au Congrès alors qu’elles avaient été votées dans les mêmes termes par les deux assemblées, ainsi que les dix-neuf projets sans suite (dont les six du mandat de François Hollande) qui n’ont pas été présentés aux Chambres. III) Des contestations qui existent Si le régime est fort et installé, la contestation existe et peut se résumer en trois points : Les rapports entre président et premier ministre tendent à fragiliser la constitution. Élu au suffrage universel direct, le président de la République n'est plus un acteur au-dessus de la mêlée et simplement arbitre. Il est le visage de l’État et le premier responsable aux yeux des Français. Cette implication du chef de l'exécutif a été renforcée avec la seconde modification majeure de la Constitution, le passage du septennat au quinquennat, ratifié par référendum, le 24 septembre 2000, sous la présidence de Jacques Chirac, à une très large majorité des suffrages exprimés (73,21 %). Depuis, le Premier ministre est souvent réduit à un rôle moindre alors qu’il est supposé gouverner  le pays et diriger la majorité ; Le régime démocratique est en crise de façon globale. La planète compte de plus en plus de pays dirigés par des régimes illibéraux ou autoritaires. Même dans nos sociétés, de nombreux citoyens pensent que la forme démocratique est dépassée et devrait être remplacée par un régime plus dur. Plus que la Cinquième république, c’est la forme démocratique qui est contestée ; Enfin, la société actuelle est très fragile. Le pessimisme ambiant conduit à une sorte de « désinstitutionnalisation », à la confusion des esprits et à la perte des valeurs communes. IV) Les pistes à suivre pour notre Constitution Bien qu’il soit convoqué fréquemment comme la solution miracle, il ne faut pas user et abuser du référendum. Mal utilisé, il peut nuire et transformer le vote en sanction contre celui qui pose la question. Pire, il peut projeter une image négative du pays comme ce fut le cas en 2005 lorsqu’après la victoire du « non » du référendum sur la constitution européenne, la France, fondatrice de cette Europe, était perçue comme « eurosceptique » ; Il faut appliquer la constitution dans son intégralité. A l’heure actuelle, nous n’utilisons pas toutes les possibilités et capacités du texte ; Envisager des réformes telles que la réduction de la durée du mandat des députés de façon à ce que leur élection ne soit plus alignée sur celle du Président et réformer le Sénat pour permettre aux territoires une meilleure prise représentation. VI) En conclusion Si la Vème République dure, ce n’est pas un hasard. Pensée par des esprits aussi brillants que ceux du général De Gaulle et Michel Debré, elle a permis de sortir de l’impasse de la IVème tout en garantissant les acquis des deux derniers siècles. Légitimée par des référendums, des révisions et des alternances, elle a montré une souplesse peu commune. S’il faut peut être mieux l’utiliser et prendre en compte les nouvelles aspirations démocratiques, il faut surtout la défendre. https://youtu.be/OdT5ObIVd48

Émeutes et réseaux sociaux

par Benoît Raphaël le 25 juillet 2023
La mort de Nahel Merzouk à la suite d’un tir d'un policier lors d'un contrôle routier le 27 juin dernier a déclenché une vague d'émeutes et de violences dans les quartiers populaires. La diffusion sur les réseaux sociaux de la vidéo de l'événement a notamment entraîné une mobilisation sans précédent des communautés digitales, soulevant des interrogations sur l'impact de ces plateformes sur la paix sociale. Benoît Raphaël, journaliste, auteur et entrepreneur spécialisé dans l'intelligence artificielle, évoque pour le Laboratoire de la République cette question.
Laboratoire de la République : Quel rôle ont joué les réseaux sociaux dans les émeutes des derniers jours ? Quelle est leur part de responsabilité dans l'emballement et la libération de la violence ? Benoît Raphaël : Je pense tout d'abord qu'il faudrait reformuler la question : avant d'interroger la responsabilité des réseaux sociaux, il faudrait d'abord se questionner sur l'usage qui a été fait des réseaux sociaux par les émeutiers pour maintenir la pression. Les réseaux sociaux sont avant tout des médias, mais dont les « rédacteurs en chef » sont tout un chacun. De la même manière, on devrait aussi s'interroger sur le rôle des médias et en particulier des chaînes d'info en continu dans la mécanique de l'emballement. Plus généralement, on retrouve ce rôle des réseaux sociaux dans la plupart des phénomènes de révolte et de radicalisation. Les règles sont détournées par quelques-uns pour amplifier ou accélérer des phénomènes de violence ou de mobilisation. Sans porter de jugement sur le fond des revendications, on l'a vu lors des épisodes des gilets jaunes (via les groupes Facebook) mais aussi lors des émeutes anti-racistes pendant le mouvement #LiveBlackMatters aux États-Unis en 2020, puis lors de l'invasion du Capitole en janvier 2021 par les supporters radicalisés de Donald Trump (via les réseaux et messageries d'extrême droite). Et, plus récemment, lors des révoltes en Iran. Depuis le printemps arabe dans les années 2010-2011, le rôle des réseaux sociaux a toujours fait débat parmi les spécialistes : ils ont été utilisés pour mobiliser les foules et diffuser des informations en temps réel. Les militants utilisent les réseaux sociaux pour organiser des manifestations et coordonner leurs actions. Cependant, certains analystes estiment que le rôle des réseaux sociaux a été exagéré et que les mouvements de révolte étaient avant tout le résultat de facteurs politiques et économiques. Les réseaux sociaux sont utilisés pour diffuser des informations erronées et des rumeurs, ce qui contribue à la tension et à l'escalade de la violence. En fin de compte, le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements de révolte dépend de nombreux facteurs, tels que le contexte politique et social, la technologie disponible et les compétences des militants. Laboratoire de la République : Le Président de la République a évoqué l’idée de limiter l'accès aux réseaux sociaux pendant des épisodes de violences urbaines. Est-ce la solution ? L'État en a-t-il les moyens ? Benoît Raphaël : Le problème avec ce genre d'approche, c'est qu'elle est similaire à celles qu'ont eues les dictatures pour réprimer leurs propres révoltes. Donc c'est une question à aborder avec beaucoup de prudence. En revanche, on pourrait tourner le problème différemment : les autorités pourraient utiliser les réseaux sociaux pour prévenir les émeutes en surveillant les conversations sur les plateformes et en identifiant les messages qui incitent à la violence. Les autorités peuvent également utiliser les réseaux sociaux pour diffuser des messages de prévention et de sensibilisation, en particulier auprès des jeunes. Les réseaux sociaux peuvent également être utilisés pour appuyer des initiatives d'appel à la raison ou pour saper des mouvements de panique ou de défiance à l'égard des autorités. Cependant, les autorités doivent être prudentes dans leur utilisation des réseaux sociaux, car une mauvaise utilisation peut contribuer à l'escalade de la violence. En fin de compte, les réseaux sociaux ne sont qu'un outil et ne peuvent pas remplacer une approche globale et coordonnée pour prévenir les émeutes. Laboratoire de la République : La diffusion de certaines vidéos sur les réseaux sociaux permet de soulever des débats structurants. En l'espèce, elle permet de porter un regard critique sur les méthodes de la police dans les banlieues. Ne faut-il pas aussi reconnaître l'intérêt démocratique des plateformes ? Benoît Raphaël : Oui, si vous vous souvenez, lors des mouvements des Gilets Jaunes, il a fallu attendre plusieurs mois avant que la question des violences policières soit abordée par les médias. Les signaux faibles étaient déjà très présents sur les réseaux sociaux. Laboratoire de la République : Plus spécifiquement, ce durcissement souhaité du cadre légal, s'il devait être acté, ne risquerait-il pas de créer une forme de jurisprudence susceptible de créer les conditions d'un élargissement progressif vers l'ensemble des mouvements citoyens, bridant ainsi la démocratie participative ? Benoît Raphaël : La tentation que peuvent avoir les autorités face à ces mouvements radicaux me fait penser à l'idée de la « Stratégie de la mouche » théorisée par Yuval Noah Harari, dans un article diffusé en 2016, suite aux attaques terroristes en France. La théorie est la suivante : comment détruire un magasin de porcelaine (la démocratie) quand vous êtes une mouche (le terroriste) et pas un éléphant (le peuple). Eh bien, vous adoptez la stratégie de la mouche. Vous tournez autour de l'éléphant jusqu'à le rendre fou et lui faire prendre des mesures destructrices pour la démocratie, comme par exemple monter les populations les unes contre les autres ou prendre des mesures anti-démocratiques. Il faut être très prudent et nuancé dans nos réponses à la radicalisation des mouvements, car c'est justement ce que cherchent à obtenir les extrémistes de tout bord : déstabiliser le système démocratique. On observe un phénomène similaire avec les fake news : 80 % des fake news sont partagées par 4 % des internautes (selon les observations de Frances Haugen, ex-Facebook, devant le Sénat français). Les fake news renforcent le pouvoir déstabilisant des personnes les plus radicalisées, mais cela ne concerne qu'une minorité, et cela ne veut pas dire que tout le monde est touché. Par ailleurs, la violence de certains mouvements ne doit pas permettre aux autorités de se déresponsabiliser en se bornant à pointer du doigt les plateformes numériques, et à faire oublier la profondeur du malaise social, qui nécessite qu'on la prenne en compte de façon globale et qui nourrit les mouvements les plus radicaux. Mort de Nahel : comment les images diffusées sur les réseaux sociaux ont changé le traitement judiciaire des violences policières (francetvinfo.fr)

Polynésie française : la victoire des indépendantistes montre la limite des statuts « sur mesure » dans les Outre-mer

par Benjamin Morel le 9 mai 2023
En Polynésie française, la liste du parti indépendantiste conduite par l’ex-président du gouvernement Oscar Temaru a remporté, le dimanche 30 avril, une victoire aux élections territoriales. Il obtient la majorité absolue à l’Assemblée territoriale, avec 38 sièges sur 57. Benjamin Morel, maître de conférences à Paris II Panthéon-Assas, analyse ces élections et leurs conséquences.
Le Laboratoire de la République : qu’est-ce qui explique cette victoire ? Le sujet de l’indépendance a-t-il été déterminant pendant la campagne ? Benjamin Morel : Pour commencer, il est important de comprendre la signification de cette situation. Les partis autonomistes ont été divisés entre le TAPURA, parti du gouvernement sortant qui a obtenu 38,5% des voix, et les dissidents du A here ia Porinetia qui ont obtenu 17,5%. Bien que ces deux partis soient majoritaires en termes de voix, le mode de scrutin - similaire à celui des élections régionales en métropole avec une prime d'un tiers des sièges - favorise nettement la liste arrivée en tête. De plus, les indépendantistes ont déjà pris le contrôle d'un organe de la collectivité dans le passé, notamment avec la présidence d'Oscar Temaru. Cependant, leur victoire actuelle les place en tant que force dominante de l'archipel, appuyée par trois députés, l'assemblée et l'exécutif.Il y a plusieurs raisons à cette victoire. Paradoxalement, la question de l'indépendance n'a pas été au centre de la campagne électorale, et ce sont surtout les partis autonomistes qui ont mis en avant ce sujet, espérant ainsi détourner le vote des indépendantistes. De plus, les partis autonomistes ont été pénalisés par leur gestion de la crise sanitaire et ont perdu du terrain sur le plan social, alors que 60% de la population vit sous le seuil de bas revenus et que le taux d'emploi n'est que de 53%. Le Laboratoire de la République : les indépendantistes tenteront-t-ils d’imposer à la métropole un calendrier dans les prochains mois ? Si oui, lequel ? Benjamin Morel : L’indépendance n’ayant pas été au centre des débats, les indépendantistes ont cherché à rassurer en envisageant un agenda lointain, sur 10 ou 15 ans. Néanmoins ils vont devoir donner des gages idéologiques et venir négocier à Paris. Reste qu’un tel référendum serait loin d’être gagné pour les indépendantiste et c’est une gageur de penser que la situation leur sera plus favorable dans dix ans. Comme c'est souvent le cas dans les territoires d'outre-mer, la relation entre l'État et la Polynésie est très ambiguë. D'un côté, l'État est vu comme la source de tous les problèmes, mais d'un autre côté, il est considéré comme indispensable. L'État investit entre un milliard et demi et deux milliards d'euros par an en Polynésie, et les transferts financiers et sociaux de la métropole représentent environ 55% du PIB. Ces fonds sont principalement utilisés pour maintenir les services publics. Toutefois, comme c'est souvent le cas dans les collectivités d'outre-mer, le niveau de vie est maintenu artificiellement à un niveau acceptable grâce aux transferts de la métropole, ce qui crée une économie peu compétitive qui ne produit pas grand-chose en dehors du tourisme. Si la Polynésie devait s'intégrer à l'économie régionale, cela entraînerait une baisse des coûts de production et donc des revenus. Cette situation crée une dépendance et un ressentiment, ainsi que des contradictions politiques. Les élus locaux se font élire en promettant l'autonomie, voire l'indépendance, en réponse à la situation sociale, mais le coût réel de l'indépendance est disproportionné. De plus, la corruption est un problème structurel qui remet en question le lien entre les élus et la population. Selon le dernier rapport de l'Agence française anticorruption, la Polynésie est l'un des territoires les plus touchés, avec un taux d'infractions par habitant quatre fois supérieur à la moyenne nationale, juste derrière la Corse et Saint-Martin. Le Laboratoire de la République : cette victoire est-elle le signe d’un regain de popularité pour les indépendantistes dans les collectivités d’outre-mer ? Ou est-ce un évènement isolé ? Benjamin Morel : Il y a une ambiguïté persistante. La tendance à adopter des statuts sur mesure, initiée par la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie, montre maintenant ses limites. L'idée était que, en cédant aux revendications d'autonomie, cela stimulerait le développement économique et épuiserait les revendications. Au lieu de cela, les revendications ont été exacerbées. En Polynésie, l'État n'a plus que des compétences résiduelles en matière de justice, de police et de défense. En Nouvelle-Calédonie, on a même abandonné le suffrage universel pour créer un électorat sur mesure pour les indépendantistes… qui, malgré cela, refusent toujours de reconnaître leur défaite lors des trois référendums sur l'indépendance. Dans tous ces cas, les véritables problèmes économiques et sociaux qui affligent ces collectivités et expliquent leur fragilité n'ont pas été résolus, et les moyens d'action dans ce domaine ont été réduits, contribuant à leur détérioration. D'un autre côté, des modèles ont été mis en place dans lesquels les politiciens locaux, qui ne souhaitent pas toujours assumer leur bilan, le reprochent à l'État… et comme il n'y a plus beaucoup de compétences à transférer, la seule revendication audible devient l'indépendance. Cette situation est d'autant plus dangereuse que ces collectivités inspirent des mouvements similaires en métropole. Les nationalistes corses citent explicitement la Nouvelle-Calédonie en exemple, et suite aux manifestations violentes en hommage à Yvan Colonna il y a un an, Gérald Darmanin a rapidement promis l'autonomie. Le Laboratoire de la République : quelles seraient les conséquences d’une indépendance de la Polynésie française pour la France ? Benjamin Morel : La zone économique exclusive polynésienne est immense, couvrant 4,5 millions de km² et comprenant 118 îles, ce qui est à peu près de la même taille que l'Europe. L'importance stratégique de ce territoire situé en plein milieu de l'une des principales zones d'échanges et de tensions du monde est indéniable. Les États-Unis mènent actuellement une offensive diplomatique dans la région, tandis que le chef de la diplomatie chinoise, Wang Yi, a visité huit États insulaires du Pacifique l'année dernière. Bien que Canberra et Wellington aient été les principaux opposants au maintien de la France dans la région il y a vingt ans, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont tellement peur d'une domination chinoise qu'elles préfèrent avoir Paris comme voisin. La situation internationale évolue dans la région et les appels de la Chine risquent bien, comme ailleurs, d'être entendus. Il ne faut jamais oublier que les séparatismes et les régionalismes peuvent jouer en faveur des adversaires sur la scène internationale. Le Parlement européen a ainsi lancé une enquête sur les liens présumés entre la Catalogne et la Russie.

Première table ronde à Assas sur l’IA, les nouveaux médias et la démocratie

par L'équipe du Lab' le 20 avril 2023 Assas Lab
Mercredi 19 avril, l'antenne d'Assas a organisé sa première table ronde sur l'intelligence artificielle, les nouveaux médias et leur impact sur la démocratie. Nathalie Sonnac, ancienne membre du CSA, David Lacombled, président de "La villa numeris" et la juriste Laure-Alice Bouvier sont intervenus.
I. Quelles conséquences l'intelligence artificielle a-t-elle à ce jour sur les médias et la démocratie ? A) De nouveaux usages des médias Une nouvelle ère de transition numérique se présente pour les médias, qui doivent se conformer à de nouveaux standards et se numériser, sans quoi ils risquent de disparaître. Or les entreprises du numérique, bien qu’elles soient des entreprises privées, ont une empreinte grandissante sur l’espace public. Faut-il ainsi limiter l’influence de ces patrons qui n’ont pas de légitimité démocratique ? Du fait du passage en ligne de nombreux médias, ces derniers sont de moins en moins verticaux à l’égard de la diffusion d'informations. La parole du journaliste perd ainsi en crédibilité par rapport à la parole de l’amateur. Sur nombre de nouveaux médias, en particulier les médias gratuits, en ligne et en réseaux, utilisant l’intelligence artificielle à travers leurs algorithmes d’accès à l’information, un article de journaliste et un article amateur ne sont en effet plus hiérarchisés. Chez les 15-34 ans, les réseaux sociaux sont ainsi la première source d’information, devant les journaux télévisés, papiers et la radio. Amplifiés par cette totale liberté de publication, ainsi que par la caisse de résonance offerte par les réseaux, les discours de haine, de complotisme et la fausse information deviennent une préoccupation majeure. Un remède, bien que partiel, à la circulation de fausses informations serait de surveiller le comportement des personnes âgées qui statistiquement font circuler le plus ce type d’information, car cette population manque en général de recul face aux dérives des nouvelles technologies. La véracité des informations diffusées sur ces nouveaux médias est donc primordiale à vérifier, afin que les utilisateurs ne se détournent pas de ces réseaux qu’ils pourraient trouver trop “sales” (D. Lacombled), se dirigeant alors vers des sources d’information davantage biaisées qui ne feraient qu'accroître leur désinformation. Veillons à ce que les réseaux sociaux servent à “ouvrir l’appétit d’information” (D. Lacombled) sans en devenir la seule source. B) Un nouveau modèle économique pour les médias Le modèle économique médiatique a été totalement bouleversé par l'émergence des nouveaux médias. Ces derniers suivent un modèle économique dit “de plateforme”, selon lequel le média devient l’intermédiaire entre le consommateur et l’annonceur. D’une part, la plateforme médiatique met une vaste source d’information gratuite à la disposition du consommateur contre la collecte de ses données personnelles. D’autre part, elle met à disposition des emplacements publicitaires pour l’annonceur contre une rémunération. Ainsi dans ce modèle les effets de réseau avantagent le média le plus populaire (“winner-takes-all effect”), conduisant à des quasi-monopoles médiatiques. Cette situation monopolistique engendre des hausses de prix, une baisse de qualité de l’information, voire une certaine influence politique de certains nouveaux médias. Certains réseaux sociaux sont également en passe d’adopter des sources de revenu plus diverses, provenant du consommateur et non seulement de l’annonceur. Citons Twitter depuis sa reprise par Elon Musk, qui fait payer le “tick” bleu de certification ouvrant son accès au plus grand nombre, au détriment des médias qui utilisaient ce symbole comme gage d’authenticité et de validation, comme le New York Times. C) Un risque démocratique causé par une nouvelle répartition des pouvoirs L’intelligence artificielle possède des “conséquences démocratiques surpuissantes” (N. Sonnac) notamment en ce qui concerne la circulation d’informations. En effet, tandis que l’espace médiatique s'élargit, les pouvoirs se concentrent ce qui menace le pluralisme des opinions. Les nouveaux médias rivalisent de puissance avec les Etats, comme l’illustre leur capitalisation boursière : la capitalisation des GAFAM fluctue aux alentours des 7000 Milliards d’euros largement supérieure au PIB Français d’environ 3000 Milliards d’euros. Ainsi, en collectant toujours davantage de données sur les utilisateurs, les nouveaux médias sont capables de fournir des informations clés en politique, comme le scandale de Cambridge Analytica l'a mis en lumière. En effet, l’intelligence artificielle est arrivée à un tel niveau de précision qu’elle prédit parfois mieux le comportement d’un individu que l’individu lui-même. Biaisant également l’accès à l'information à travers leurs algorithmes, les nouveaux médias rendent la diffusion d’information pertinente plus ardue, ce qui n’est pas sans conséquence démocratique. Cela s’illustre chez les jeunes, qui souffrent d’une méconnaissance politique due à leur désinformation partielle, et dont l’abstention ne cesse d’augmenter. Enfin, l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine de la sécurité s’avère être un enjeu démocratique de taille notamment en ce qui concerne l'essor de l’utilisation de caméras biométriques. Ces dernières sont déployées pour des raisons de sécurité des populations, mais font débat pour leur utilisation en Chine et leur mise en place lors des jeux olympiques à Paris. La présence humaine demeure ainsi une nécessité pour obtenir la confiance des usagers lors de l’utilisation d’un algorithme. Parcoursup, qui fait régulièrement l’objet de critiques en raison de l’utilisation d’un algorithme pour déterminer l’avenir des lycéens, en est une juste illustration. II. Quelles pistes de réponse apporter à ces dangers ? A) Une réglementation de l’immatériel “L’intelligence artificielle remet en cause tous les droits” (L.A. Bouvier), rendant sa réglementation nécessaire bien qu’ardue en raison de son caractère disruptif. L’Union Européenne, place majeure dans la défense des droits humains et de la presse, doit donc s’emparer du sujet, ce qu’elle a entamé à juste titre. Premièrement, la principale législation européenne à ce sujet, le RGPD, qui réglemente la collecte et le traitement des données, s’applique depuis 2018 et permet de sécuriser les données des utilisateurs ainsi qu’un panel plus vaste d’actifs tels que les NFT. Deuxièmement, l’ “Artificial Intelligence Act”, proposé en avril 2021 par la Commission européenne, hiérarchise de manière plus poussée les plateformes médiatiques, permettant d’agir de manière graduelle selon le risque que la plateforme et ses algorithmes présentent. Cependant, l’intelligence artificielle, qui se contente de répliquer ce qu’elle connaît, possède un fort biais dont les conséquences ne sont pas encore mesurées. Réglementer et atténuer ce biais semble difficile à ce jour, car les algorithmes développés sont très souvent gardés secrets à des fins concurrentielles. Ainsi, le problème se pose dans le métaverse, dans lequel il s’agit de réguler des éventuels comportements qui seraient répréhensibles hors de ce réseau, tel qu’un biais raciste induit par l’algorithme. Les démocraties ont donc un rôle important à jouer afin de disposer des ressources et moyens nécessaires pour contrôler cette technologie. Tandis que la quantité de données collectées augmente de façon exponentielle, une majorité des données européennes est pourtant hébergée par les serveurs des GAFAM, sur lesquels nous n’avons que peu de contrôle. La question de la réglementation de l'intelligence artificielle est ainsi trop souvent traitée de manière locale au niveau européen, tandis que le sujet est bien plus étendu et nécessiterait une réglementation mondiale. B) Adapter l'ensemble de l'environnement réglementaire Plus largement, l'ensemble de l’environnement réglementaire, hérité de plusieurs siècles, doit s’adapter à marche forcée aux disruptions de l'intelligence artificielle et des nouveaux médias. L’environnement réglementaire fiscal est souvent impuissant face aux montages financiers des nouveaux réseaux. Les états cherchent la juste balance entre des taxes proportionnées et un maintien de l’innovation. Mais les évolutions des législateurs sont inertielles, de même que la jurisprudence qui évolue lentement. Ainsi, les possibles failles que l’intelligence artificielle pourrait trouver dans notre système réglementaire risquent de persister. Par exemple, l’intelligence artificielle pourrait servir à générer gratuitement des montages fiscaux à quiconque le demande, rendant l’administration fiscale bien impuissante face à cela. De façon équivalente, comment définir juridiquement la responsabilité d’une voiture autonome lors d’un accident ? Comment assurer le respect de la RGPD lorsque les données sont disséminées dans l’espace numérique ? Toutes ces questions nécessitent une adaptation de la législation, sans quoi le progrès technique ne peut être mis en pratique, comme nous le voyons actuellement avec les voitures autonomes dont la maturité de la technologie précède celle du cadre réglementaire. C) L’enjeu crucial de la formation             Afin d’accorder “l’orchestre pas toujours symphonique” (D. Lacombled) que représente l'intelligence artificielle et son utilisation dans les nouveaux médias, l’éducation est une nécessité. D’une part, les acteurs du cadre réglementaire, des ministères à l’ARCOM, doivent être formés à ses dangers et opportunités, afin que des décisions éclairées puissent être prises pour encourager l’innovation sans prendre de risque démocratique. A ce titre, le CSA s’est transformé en ARCOM, disposant de davantage de moyens afin de renforcer la souveraineté culturelle. D’autre part, chaque utilisateur est sujet à une sensibilisation accrue aux enjeux des nouveaux médias. Opportunités d’accès à une immense quantité d’information, bien que de qualité hautement variable, les nouveaux médias et l’intelligence artificielle qui s’y insinue prennent également note d’une partie grandissante de notre quotidien, contractant les frontières de notre vie privée. Ainsi, l’utilisation de ces réseaux n’est pas anodine et requiert une certaine éducation, passant par la détermination d’outils d’apprentissages numériques pour sensibiliser plus largement la population et limiter le désordre informationnel. Soulignons enfin que certains domaines d’activité tels que la médecine et le droit sont des disciplines humaines qui comprennent les qualités et les défauts de cet aspect. Ainsi, leur entière robotisation n’est pas envisageable à ce jour, bien que l’intelligence artificielle puisse aider à en soulager certaines fonctions. L’humain doit donc persister moteur de la technologie, même si cette dernière acquiert un pouvoir grandissant.

Mercredi 19 avril : « Intelligence artificielle, nouveaux médias et enjeux démocratiques » à l’Université Paris-Panthéon-Assas

par L'antenne d'Assas le 6 avril 2023
Mercredi 19 avril, le Laboratoire de la République ouvre une antenne à l'Université Paris-Panthéon-Assas. Cette ouverture sera l'occasion d'une première table ronde sur l'intelligence artificielle (IA), les nouveaux médias et les enjeux démocratiques qui en découlent.
Pour sa première conférence, l’antenne d’Assas évoquera les enjeux de l’intelligence artificielle (IA), des nouveaux médias et de leur impact sur la démocratie. Les experts invités interrogeront les ruptures vertueuses et les avancées que peut permettre la révolution technologique de l’IA dans le quotidien des citoyens mais également les risques de manipulation de l’opinion, de désinformation et de polarisation politique. Sera évoqué l’impact des nouveaux médias sur le rapport à l’information, en particulier la manière dont les réseaux sociaux peuvent être utilisés pour diffuser discours de haine, « fake news » et théories complotistes. La réflexion permettra d’évoquer la mise en place de garde-fous, réglementations et des mécanismes de contrôle contre les abus et dérives. En présence de : Laure-Alice Bouvier : Avocate du barreau de Paris, chroniqueuse télé et docteur en droit ; David Lacombled : Président de "La villa numeris", président du conseil d'administration du CELSA Sorbonne Université et membre du conseil d'administration de l'AFP ; Nathalie Sonnac : Ex-membre du CSA (2015-2021), présidente du Comité d'éthique pour les données d'éducation, spécialiste de l'économie des médias et professeure d'université. Thierry Taboy, responsable chez Orange et spécialiste de l’IA, membre du comité scientifique et de la commission Défi technologique du Laboratoire, modèrera les échanges. Quand ? Mercredi 19 avril à 19h Où ? Amphi I, Centre Panthéon 12 place du Panthéon, 75005 Paris Gratuit, inscription obligatoire Première table ronde à Assas sur l'IA, les nouveaux médias et la démocratie - Laboratoire de la République (lelaboratoiredelarepublique.fr)

Les violences parlementaires, un fait nouveau ?

par Jean Vigreux le 28 mars 2023
Depuis les dernières élections législatives, nous constatons beaucoup d'incidents au sein de l’hémicycle. Le Laboratoire de la République a interrogé à ce sujet Jean Vigreux, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne. Il évoque pour nous la violence des débats dans l’histoire parlementaire.
Le Laboratoire de la République : La violence (verbale ou physique) qui s’exprime sur les bancs de l’Assemblée nationale est-elle plus importante aujourd’hui que par le passé ? Jean Vigreux : Il faut bien prendre en compte que la violence s’est exprimée à plusieurs moments de l’histoire de la République. Ainsi, on ne peut pas dire qu’elle est « plus importante aujourd’hui que par le passé ». Pour autant, il est aussi important de (re)considérer la place du palais de la représentation nationale dans les institutions, puisqu’elle évolue notablement ; sous la IIe République (1850), cette assemblée unique (l’Assemblée législative) joue un rôle capital qui lui est contesté par le Président de la République Louis-Napoléon Bonaparte et sa timidité croissante en termes de réformes est contestée par la gauche démocrate-socialiste (« démoc-soc », selon la terminologie de l’époque) ; sous la IIIe République (1900), à l’ère de la République parlementaire, l’hémicycle occupe le centre de la vie politique  française ;  ce  modèle,  toujours   d’actualité   avec   la   IVe République, est assez vite mis à mal par la logique de Guerre froide mettant à l’écart les communistes, pourtant majoritaires à l’Assemblée. Si la Ve République, dans un premier temps, réduit la place du Parlement, les évolutions ultérieures et les cohabitations rehaussent la fonction parlementaire. Dans cette perspective, le régime parlementaire qui est fondé sur l’échange, les débats, mais aussi les passions, s’expriment parfois avec violence en particulier lors des « fièvres hexagonales » selon la belle expression de l’historien Michel Winock. Des conceptions différentes de la société s’expriment, s’affrontent sur tout sujet clivant comme aujourd’hui celui des retraites qui cristallise les passions. L’outrance et la violence en politique sont d’autant plus saillantes qu’elles tranchent avec le processus de civilisation (bonnes mœurs, politesse, etc.) décrit par Norbert Elias. Le Laboratoire de la République : L’histoire parlementaire est émaillée d’incidents violents. Sont-ils toujours liés à un affaiblissement démocratique ? Jean Vigreux : Oui ces incidents violents sont nombreux, parfois oubliés, comme l’attentat commis par l’anarchiste Auguste Vaillant qui, le 9 décembre 1893, avait fait une soixantaine de blessés à l’Assemblée nationale. On a également refoulé les propos qui, le 6 juin 1936, ont accueilli Léon Blum venu présenter son gouvernement. Xavier Vallat, l’un des députés de l’opposition de droite-extrême, arborant dans l’hémicycle l’insigne des Croix-de-Feu, avait alors lâché : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ». Puis pendant la guerre froide, le 3 mars 1950, le député communiste du Lot-et-Garonne, Gérard Duprat, demande la parole juste avant le vote d’un projet de loi sur les élections aux conseils d’administration des organismes de sécurité sociale et d’allocations familiales. Elle lui est refusée. Accompagné d’Arthur Musmeaux, député communiste du Nord, Duprat s’empare alors de la tribune. Une forte altercation s’ensuit et la séance est suspendue pendant dix minutes pour que le Bureau de l’Assemblée se réunisse. À la reprise de la séance sous la présidence d’Édouard Herriot, la censure avec exclusion temporaire du député communiste est votée « par assis et levé ». Devant le refus de ce dernier de quitter l’Assemblée, il est fait « appel au commandant militaire du Palais ». Après les trois sommations réglementaires, le commandant fait évacuer l’hémicycle par une compagnie de gardes républicains. Ce qui braque l’opinion publique… Plus proche de nous lorsque Simone Veil défendait la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG), elle a subi les assauts verbaux de plusieurs députés et le débat sur cette loi réveille des pulsions d’un autre âge : la ministre, qui a connu l’enfer d’Auschwitz et de Bergen-Belsen, voit comparer l’IVG aux centres de mise à mort nazis. Le député centriste Jean-Marie Daillet n’hésite pas à assimiler l’avortement à l’envoi des enfants au « four crématoire » ; Jacques Médecin, député-maire de Nice, s’adressant directement à la ministre, déclare : « cela ne s’appelle pas du désordre, madame la ministre. Cela ne s’appelle même plus de l’injustice. C’est de la barbarie, organisée et couverte par la loi, comme elle le fut, hélas ! il y a trente ans, par le nazisme en Allemagne».  Tous ces exemples soulignent la ferveur, la passion des débats et des incidents violents — on aurait pu également évoquer le « mariage pour tous » —, mais pour autant, ils ne traduisent pas « toujours » un affaiblissement démocratique. Le Laboratoire de la République : Y a-t-il historiquement un lien entre la violence qui s’exprime au Parlement et la violence dans la rue ? Si oui, lequel ? Jean Vigreux : Ce lien n’est pas toujours établi, loin s’en faut. Il est nécessaire d’analyser chacun de ces moments, de les replacer dans les contextes précis : pour illustrer mon propos, je reviens sur la crise de mai-juin 1968, alors que l’exécutif n’arrive pas à venir à bout de la crise étudiante et du refus ouvrier du constat de Grenelle, conduisant à un grossissement du mouvement. Cela provoque une crise politique dont le premier événement symbolique est le meeting organisé le 27 mai au stade Charléty à Paris. L’UNEF, le PSU, la CFDT et la plupart  des organisations trotskistes et anarchistes appellent à manifester contre le gouvernement en mettant en avant le thème de la solution révolutionnaire à la crise. Plus de trente mille manifestants se retrouvent dans le stade en présence des principaux leaders de la gauche non communiste, parmi lesquels Michel Rocard, Jacques Sauvageot et Alain Geismar. Le lendemain, Pierre Mendès France, sollicité, notamment par la CFDT, pour proposer une solution politique alternative, donne son accord. Au même moment, François Mitterrand annonce lors d’une conférence de presse qu’il « convient dès maintenant de constater la vacance du pouvoir et d’organiser la succession ». La gauche est alors divisée et affaiblie par les ambitions de quelques-uns de ses leaders au moment où le pouvoir prépare sa contre-attaque politique. Pour autant la réaction du pouvoir rend caduques les revendications et s’emploie à mobiliser la « majorité silencieuse ». De retour après un voyage à Baden-Baden auprès du général Massu, qui l’a assuré du soutien de l’armée, le général de Gaulle prend en effet la parole à la radio le 30 mai 1968. Jouant sur la corde anticommuniste au lendemain de l’appel du PCF pour un « gouvernement populaire » et des grandes manifestations organisées par  la  CGT  à Paris et en province, il renouvelle son soutien au Premier ministre et annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Une grande manifestation, organisée secrètement depuis plusieurs jours, descend les Champs-Élysées dans une symétrie symbolique, rive droite contre rive gauche, quartiers bourgeois contre quartiers populaires, l’artisan de la mobilisation étant Robert Poujade, ancien normalien, agrégé de lettres classiques, député de la Côte-d’Or et surtout membre du secrétariat national de l’UNR. Plus de trois cent mille personnes apportent leur appui au général. Le lendemain, des manifestations identiques ont lieu dans la plupart des villes de France. Au-delà de la peur qui s’est emparée de nombreux Français devant les événements et la paralysie du pays, ces manifestations soulignent la permanence de la fracture politique qui traverse la France. Elles sont le prélude à la remobilisation de la droite politique, qui entame sa campagne électorale sur le thème du « complot communiste » et de la défense de la République. Solution politique de la crise, les élections législatives ont lieu dans un climat de « guerre civile froide », selon l’une des grandes plumes du Monde, André Fontaine. Après la « grande peur de mai », elles constituent pour la droite l’occasion d’une revanche sur le mouvement social et étudiant et sur les élections législatives de 1967 qui avaient  mis à mal la majorité. La campagne électorale est brutale et la droite remet en avant les slogans du « péril rouge » et de la « subversion communiste ». La libération de Salan, Bidault et des derniers membres de l’OAS emprisonnés,  l’annonce d’une amnistie des activistes de la guerre d’Algérie permettent de souder un très large front anticommuniste du centre à l’extrême droite de Tixier-Vignancour. Le général de Gaulle sort grandi de ses élections et sa victoire est totale. Il peut se séparer de son Premier ministre… Cet exemple invalide entre autres le lien organique entre la violence parlementaire et la violence de rue. Toutefois, d’autres crises peuvent entrer dans un tel modèle, comme les manifestations pour l’école (privée ou publique) sous la IVe République ou en 1983…

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