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Adresse aux futurs cadres de l’Éducation nationale sur la laïcité

par Alain Seksig le 17 octobre 2022
Il y a deux ans jour pour jour, Samuel Paty était assassiné par un terroriste islamiste à sa sortie du collège de Conflans-Sainte-Honorine où il enseignait, après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet. Dans ce contexte, Alain Seksig, secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité, ancien instituteur et inspecteur général de l’Éducation nationale, nous offre l’opportunité de publier un discours qu’il a tenu mercredi 21 septembre, devant 1300 futurs chefs d’établissements, inspecteurs généraux et cadres de l’Éducation nationale, de la promotion de la promotion Sébastienne Guyot de l’IH2EF (Institut des Hautes Études de l’Éducation et de la Formation).
LA LAÏCITÉ AU CŒUR DE L’ACTION DES CADRES DE L’ÉDUCATION NATIONALE Dans notre pays, le lien entre l’École, la République et la laïcité est consubstantiel. Dès les années 1880, les lois Ferry et Goblet assurent le caractère laïque des programmes d’enseignement et des personnels qui les servent. Avant même la République, avec vingt ans d’avance sur la loi de séparation des Églises et de l’État, promulguée le 9 décembre 1905, l’École est laïque. Même si le Vatican rompt, dès juillet 1904, les relations diplomatiques avec la France, pour ne les reprendre que quelque quinze ans plus tard, scellant ainsi l’acceptation de la République laïque, nous avons vécu plusieurs décennies d’application, sans trop de heurts, de ce principe de concorde. La laïcité était admise, bien comprise, expliquée et assumée en particulier dans l’institution scolaire. Les circulaires de 1936 et 1937 de Jean Zay, ministre du Front Populaire, étaient on ne peut plus claires : « Tout a été fait dans ces dernières années pour mettre à la portée de ceux qui s’en montrent dignes les moyens de s’élever intellectuellement. Il convient qu’une expérience d’un si puissant intérêt social se développe dans la sérénité. Ceux qui voudraient la troubler n’ont pas leur place dans les écoles qui doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas. » Quelques mois plus tard, Jean Zay précisait à l’intention des chefs d’établissement : « L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance. » Un demi-siècle plus tard, en 1989, le temps des conflits paraissait largement derrière nous, au point que nous ne parlions plus guère de laïcité –pas même dans le cadre de la formation des enseignants en École normale – quand éclate, au collège Gabriel Havez de Creil, ce qu'avec le recul nous pouvons aujourd'hui nommer la nouvelle querelle de la laïcité. Après l'affaire de Creil, il fallut attendre près de vingt ans pour qu'à la suite des travaux de la Commission Stasi, la querelle soit en partie tranchée, par le vote, à l’écrasante majorité des élus républicains des deux chambres, de la loi du 15 mars 2004 sur les signes et tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Vingt années d’âpres affrontements et d’applications à géométrie variable du principe de laïcité, où dans un collège ou un lycée public, on pouvait décider d’une règle quand son contraire avait cours dans l’établissement voisin que, parfois, quelques dizaines de mètres seulement séparaient.Dans les deux cas, les décisions provoquaient des conflits au sein des équipes enseignantes, comme des élèves ou des parents d’élèves. Alors qu’on doit pouvoir tout à la fois affirmer fermement les principes, quitte à faire montre de souplesse dans leur application, nous avons connu vingt années de flou et d’incohérence dans l’énonciation des principes et, partant, d’oscillation, dans leur application, entre laxisme, indifférence et autoritarisme. Durant cette période, les chefs d’établissements avaient majoritairement le sentiment d’être livrés à eux-mêmes, de se heurter à l’absence de cadre qui vienne légitimer leur action.Il a fallu la loi du 15 mars 2004 pour qu’une clarification intervienne. Encore la loi ne réglait-elle pas tous les conflits qui se sont fait jour, au fil du temps, dans nos établissements, tant dans le cadre des enseignements eux-mêmes que de la vie scolaire. Là encore, l’institution, à son plus haut niveau de représentation a voulu apporter des réponses : dès 2004, le rapport de l’inspection générale connu sous le nom de rapport Obin dressait un tableau précis de la réalité et en appelait – ce sont les derniers mots du rapport- à la lucidité et au courage : « Sur un sujet aussi difficile, et aussi grave puisqu'il concerne la cohésion nationale et la concorde civile, soulignons qu’il est chez les responsables deux qualités qui permettent beaucoup, et qu’on devrait davantage rechercher, développer et promouvoir à tous les niveaux. Ce sont la lucidité et le courage ».Ce n’est sans rappeler ce mot de Charles Péguy , tiré de « Notre Jeunesse » : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours –ce qui est plus difficile- voir ce que l’on voit ».en 2013, la charte de la laïcité à l’école était diffusée dans tous les établissements. Voulue par le ministre Vincent Peillon, cette charte a contribué à redonner sens et visibilité au principe constitutif de notre école républicaine, la laïcité.Le philosophe Abdennour Bidar, avec lequel j’ai eu le plaisir de travailler à la rédaction de cette charte, et qui est membre du Conseil des sages, dit joliment de la laïcité qu’elle met en sécurité la liberté de l’élève. Cette même année, la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la Refondation de l’École de la République, devait préciser dans son article 58, Modifié par la loi n°2021-1109 du 24 août 2021 et repris par le Code de l’éducation : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité ». Plus récemment, en janvier 2018, le ministre, Jean-Michel Blanquer, a doté chaque académie d’une équipe « Valeurs de la République » et institué un Conseil des sages de la laïcité -il en a confié la présidence à la sociologue Dominique Schnapper, qui fut également membre du Conseil Constitutionnel. Vous le savez, le Conseil des sages est tout à la fois une instance de conseil et d’orientation pour la politique éducative en faveur de la laïcité et les principes républicains, un organe de production et d’élaboration de ressources et une instance de formation, notamment aux côtés de l’IH2EF et des principales directions du ministère. La composition même du Conseil, faite de professeurs, inspecteurs généraux, juristes, sociologues, politologues, spécialistes de l’histoire des religions, permet une réflexion ouverte, constructive et sereine au service de notre institution. On connaît ses travaux, pour certains consignés dans le « Guide républicain », conçu avec l’Inspection générale et pour ce qui est du vademecum, avec la Dgesco et la DAJ. J’attire votre attention sur deux textes courts du CSL : « Qu’est-ce que la laïcité ?» et « Que sont les principes républicains ? » On peut les retrouver sur le site du ministère dans l’espace dédié au Conseil des sages, ainsi d’ailleurs qu’un bilan succinct de l’activité du Conseil. Celui-ci a aussi accompagné les missions confiées par le précédent gouvernement d’une part à Jean-Pierre Obin, sur la formation des enseignants aux principes républicains, et d’autre part, à Isabelle de Mecquenem, professeure de philosophie, membre du CSL, et au préfet Pierre Besnard, sur la formation à la laïcité, désormais obligatoire pour tous les agents de la fonction publique. Les deux rapports respectifs découlant de ces missions ont déterminé la mise en place et la programmation quadriennale de plans de formation massifs, systématiques et transversaux des personnels de l’éducation nationale et des trois versants de la Fonction publique. C’est qu’à n’en pas douter, il faudra du temps pour qu’un tel plan porte ses fruits. Cet effort de formation axé sur la laïcité et les principes républicains, nous paraît d’autant plus nécessaire que, depuis déjà de nombreuses années, une partie croissante de nos élèves manifeste de la défiance voire de l’hostilité vis-à- vis de l’École, rejette la laïcité qu’elle perçoit comme une abstraction, voire une oppression.Plus préoccupant, un sondage IFOP pour la Fondation Jean Jaurès réalisé en décembre 2020, soit deux mois après le terrible assassinat de Samuel Paty, révèle qu’un quart des professeurs reconnait s’autocensurer régulièrement en classe sur les sujets liés à la laïcité, à la liberté d’expression et aux religions en général, afin d’éviter les situations potentiellement litigieuses et les réactions véhémentes de certains élèves auxquelles ils s’avouent incapables de répondre. Nous avons certes des raisons d’être inquiets comme le montrent les menaces proférées vendredi dernier encore à cette professeure parisienne qui a simplement demandé à une élève d’ôter son voile lors d’une sortie scolaire. Voici près de deux ans, le 13 octobre 2020, le professeur des universités, Bernard Rougier, l’un de nos plus fins analystes du danger islamiste, expliquait aux référents académiques Valeurs de la République présents dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne que « la France républicaine et son École sont les cibles privilégiées de l'islamisme ». Trois jours plus tard, le 16 octobre 2020, le professeur Samuel Paty était assassiné dans les conditions que chacun sait. Le meilleur hommage que nous pouvons rendre à notre collègue, est précisément de faire rempart au découragement, à la peur et au renoncement, qui ne doivent pas gagner nos salles de classe. C’est de résister aux tentatives d’intimidation et de nous montrer collectivement plus forts que la volonté d’imposer la peur. Au demeurant, notre institution, forte de son histoire, n’est pas dépourvue d’atouts. Elle s’est dotée ces dernières années d’outils et de dispositifs qu’il s’agit de faire vivre. Ainsi de la Charte de la laïcité à l’école et du vademecum déjà cité. Ainsi du grand plan de formation des personnels à la laïcité. Ainsi de l’accompagnement des équipes académiques valeurs de la République. Illustration concrète, voici deux jours, avec la note qui a été adressée aux recteurs par la secrétaire générale du ministère au sujet du « port de tenues susceptibles de manifester ostensiblement une appartenance religieuse ». À la suite de la circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004 qui le disait déjà, cette note insiste sur le fait que si le dialogue avec nos élèves et leurs parents est toujours nécessaire, il ne doit pas être confondu avec quelque négociation que ce soit. On voit bien que la laïcité n’est pas une priorité parmi d’autres et leur faisant éventuellement concurrence, mais la figure de proue d’une école consciente d’elle-même, c’est-à-dire consciente de ses missions et responsabilités au service de la société toute entière. Au demeurant, ainsi que le sociologue de l’immigration Abdemalek Sayad le disait de l’intégration, l’application du principe de laïcité est aussi le résultat d’actions menées à d’autres fins – et d'abord de la transmission des connaissances. C’est là que nous retrouvons le rôle essentiel des chefs d’établissement pour insuffler confiance, cohérence et cohésion dans l’action individuelle et collective des professeurs et de l’ensemble des personnels. Pour rappeler également, le cas échéant, aux professeurs, leurs devoirs en matière de laïcité, de respect des lois de la République et de la déontologie des fonctionnaires. Confiance, cohérence et cohésion, à la condition, il est vrai, qu’au-dessus des chefs d’établissement et jusqu’au plus haut niveau de l’Institution, la même impulsion soit donnée. C’est aussi cela la leçon de Creil en 1989 : les chefs d’établissement doivent pouvoir s’adosser à l’institution, sentir cette confiance pour l’insuffler à leur tour. Au moment de conclure, je voudrais livrer à votre réflexion cet extrait d’un texte du grand écrivain Amos Oz, qui m’avait littéralement saisi lorsque je l’ai lu en septembre 2003, deux ans après le 11 septembre. Son texte s’intitulait« L’antidote à la paranoïa ». Voici cet extrait : « Il manque aux modérés la force de la conviction : ils ne sont pas saisis de la même ferveur que les fanatiques religieux lorsqu’ils défendent leur cause. Les modérés aujourd’hui ne doivent plus craindre de s’enflammer. Ceux qui connaissent l’alliance de la modération et de la détermination méritent d’avoir le monde en héritage, et ce parce qu’ils n’auront jamais lancé ni croisade ni jihad pour sa possession. » Alain Seksig est ancien instituteur, inspecteur général de l’Éducation Nationale, instigateur en 2002 du « comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l’école », Secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale.

Commémoration de l’assassinat de Samuel Paty : Iannis Roder est le prochain invité des « Conversations éclairées »

par L'équipe du Lab' le 7 octobre 2022
Le mardi 18 octobre 2022, Iannis Roder sera l'invité des "Conversations éclairées". Nous évoquerons son ouvrage "La jeunesse française, l'école et la République" publié aux Éditions de l'Observatoire, deux ans après l'assassinat de Samuel Paty.
Les échanges seront suivis d'un cocktail et d'une séance de dédicaces. Mardi 18 octobre 2022 à 19h30 Maison de l'Amérique latine 217, Boulevard Saint-Germain, 75007 Paris Gratuit, inscription obligatoire. Iannis Roder était l'invité des "Conversations éclairées" - Laboratoire de la République (lelaboratoiredelarepublique.fr)

LETTRE À DES LYCÉENS ET À DES ÉTUDIANTS SUR LA LAÏCITÉ

par Nathalie Heinich le 14 décembre 2021 photo de livres dans une bibliothèque
A l’initiative du Comité Laïcité République, j’ai été amenée à intervenir à Ferney-Voltaire devant des lycéens et des étudiants pour leur parler de la laïcité. Étant donnée l’inquiétante tendance d’une grande partie des jeunes Français, révélée par de récents sondages d’opinion, à récuser le droit au « blasphème » ou la liberté de critiquer les religions, il me paraît particulièrement important de trouver les mots justes et les arguments pertinents pour défendre la laïcité en expliquant, aussi simplement que possible, en quoi elle consiste. C’est ce que tente de faire cette « Lettre à des lycéens et à des étudiants sur la laïcité ».
Publié initialement sur Unité Laïque Chers lycéens, chers étudiants, Vous avez certainement entendu parler des guerres de religion qui ont ensanglanté notre pays dans la seconde moitié du seizième siècle, et notamment de la « nuit de la Saint Barthélémy », en 1572, où des protestants ont été massacrés par des catholiques. Il y a tout lieu de penser que cet épisode traumatisant de l’histoire de France est en partie à l’origine de l’évolution progressive de la législation française vers la laïcité, notamment avec la loi Jules Ferry de 1882 instaurant l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque, puis la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État. Car la laïcité a avant tout pour but de pacifier les relations entre les citoyens, en suspendant ce qui divise – notamment les affiliations religieuses – pour mieux mettre en avant ce qui unit – en l’occurrence l’appartenance à une même nation. Après ce petit rappel historique, permettez-moi de vous raconter une anecdote personnelle. J’avais six ans et je venais d’entrer au cours préparatoire de l’école publique de la rue Fortunée – future rue Jean Fiolle – à Marseille. C’était encore une école de filles, car la mixité scolaire n’existait pas en ce début des années 1960, et je portais, comme toutes mes petites camarades, le tablier en tissu vichy rose qui était l’uniforme obligatoire. Je me souviens du jour où, à la récréation, une petite blondinette au nom bien français m’a prise à partie devant d’autres élèves : « Et toi, tu es baptisée ? ». « C’est quoi, baptisée ? », lui ai-je répondu en toute innocence. « Tu n’es pas baptisée !, s’indigna-t-elle à voix bien haute – mais alors tu n’es pas la fille de Dieu ?! ». Ma réponse fut immédiate, sur un ton tout aussi indigné : « Ah non alors, je suis la fille de mon papa ! ». Aujourd’hui j’imagine comment les choses se seraient passées si nous n’avions pas été en France, dans un régime laïque, où les appartenances religieuses s’effacent dans le cadre scolaire sous l’uniforme qui dissimule tout signe religieux : probablement la cour d’école aurait-elle était divisée en plusieurs groupes – les petits catholiques, les petits protestants, les petits juifs, les petits athées, et maintenant les petits musulmans. Nous n’aurions pas parlé ensemble, chanté ensemble, joué ensemble à ces rondes dont j’ai encore le rythme dans la tête, et sans doute aussi, au moins pour les garçons, nous serions-nous battus entre membres des différents groupes. Nous n’aurions pas appris à nous connaître, individuellement, mais à nous méfier voire à nous haïr, collectivement. C’est pourquoi ce souvenir personnel, autant que ce que j’ai appris dans les livres d’histoire sur les guerres de religion, est l’une des raisons qui me fait chérir la laïcité, et me donne envie de vous la rendre précieuse, à vous aussi. * Mais pour bien comprendre son sens il faut s’astreindre à faire quelques distinctions importantes. Tout d’abord, il faut faire la différence entre les personnes (concrètes) et les citoyens (abstraits) : nous pouvons être des personnes autant que des citoyens, mais pas forcément les deux selon les contextes. Or, en ce qui concerne les citoyens, la définition républicaine de la citoyenneté est très claire à leur sujet : en France ils ont des droits en tant qu’individus, membres de la communauté nationale, mais pas en tant que membres d’une communauté restreinte à laquelle ils seraient liés soit par une religion, soit par une origine ethnique ou géographique, soit par l’appartenance à un sexe ou la pratique d’une sexualité, etc. C’est ce qui fait la grande différence entre une organisation politique universaliste, comme en France, et une organisation politique multiculturelle voire communautariste, comme dans beaucoup de pays anglo-saxons, où les communautés peuvent être représentées politiquement. Ensuite, il faut faire la différence entre les différents contextes où nous évoluons : notamment entre, d’une part, le contexte ordinaire de la vie privée ou publique et, d’autre part, le contexte civique, régi par les institutions républicaines représentant le peuple français. On reconnaît ce contexte civique, pour l’essentiel, à la présence d’un drapeau tricolore, comme c’est le cas au fronton des écoles, des mairies, des tribunaux, etc. Or, davantage que le contexte de la vie ordinaire, le contexte civique est soumis à des obligations particulières, du fait justement que les personnes y sont présentes en tant que citoyens. L’école, le collège, le lycée, l’université relèvent de ce contexte civique, car ce sont des institutions républicaines : les élèves y ont le statut de futurs citoyens, qui à ce titre ont des droits et des devoirs. Rappelons-nous les trois caractéristiques de l’école selon Jules Ferry : elle est gratuite, ce qui signifie que tous les élèves ont le droit d’y étudier ; elle est obligatoire, ce qui signifie qu’ils ont le devoir d’être scolarisés (et que leurs parents peuvent être sanctionnés par la loi s’ils n’obligent pas leurs enfants à respecter cette obligation) ; et elle est laïque, ce qui soumet tout le personnel, pédagogique et administratif, à l’obligation institutionnelle de neutralité religieuse. Cette obligation de neutralité s’applique aussi aux élèves depuis la loi de 2004 interdisant les signes religieux en milieu scolaire : une loi rendue nécessaire par l’innovation qu’a constitué à partir des années 1990 le développement du port du foulard islamique (j’y reviendrai). Tout cela est logique : dans le contexte scolaire, qui est un contexte civique où tout un chacun est présent en tant que citoyen ou futur citoyen, on considère que ce n’est pas la religion, ni aucune autre appartenance communautaire, qui définit les élèves et les professeurs ; ce qui ne les empêche pas, bien sûr, d’avoir par ailleurs (en contexte ordinaire) une religion, et de l’observer dans les contextes qui sont pertinents pour la pratique religieuse. Car, contrairement à ce qu’on entend parfois, la laïcité ne s’oppose pas aux religions : au contraire même, elle garantit leur libre exercice, à égalité. Ce à quoi elle s’oppose, c’est à l’imposition d’une religion, qui prendrait le pas sur les autres ou sur l’absence de religion. En d’autres termes, la laïcité ne signifie pas l’athéisme – et d’ailleurs il existe en France de nombreux croyants, dans le domaine privé, qui sont en même temps des laïques, dans le domaine de la vie publique ou civique. Vous n’avez donc pas à choisir entre votre foi, si vous en avez une, et l’adhésion à la laïcité : les deux sont parfaitement compatibles, pour peu que vous acceptiez que votre foi ne vous confère aucun droit. Je reviens à présent à l’anecdote personnelle que j’évoquais au début : la cour d’école où une petite fille totalement athée se heurte au fait que pour d’autres enfants, avoir une religion est normal, et ne pas en avoir est anormal voire scandaleux. Cette anecdote permet de comprendre que, contrairement à ce qu’on entend parfois, la laïcité n’est pas seulement ce qui permet la coexistence pacifique des différentes religions : elle est aussi le droit de ne pas avoir de religion, en mettant sur un pied d’égalité la croyance, quelle qu’elle soit, et la non croyance. Ni l’appartenance à une quelconque religion, ni la non appartenance ne créent des droits spécifiques pour les individus concernés : la laïcité n’est rien d’autre que cela. Mais il a fallu des siècles voire des millénaires pour y parvenir. Et vous comprendrez combien cet acquis de l’universalisme républicain est précieux pour quelqu’un comme moi qui a la chance de ne pas avoir de religion, et qui sait que les religions n’ont le monopole ni de la morale, ni de la spiritualité, ni des valeurs, ni du sens de la communauté. Je résume : la laïcité, ce sont les mêmes droits pour tous, croyants et non-croyants, et leur coexistence pacifique par la suspension des appartenances religieuses en contexte civique. * Parlons à présent d’une question sensible et qui a alimenté, malheureusement, l’actualité : celle du blasphème. Là encore, pour comprendre ce dont il est question et pour éviter les malentendus, il est important de faire la différence entre, d’une part, les religions, qui sont des entités abstraites et, d’autre part, les croyants, qui sont des personnes concrètes. Les religions, on a parfaitement le droit d’en dire du mal : c’est le principe de la liberté d’expression, héritée de la culture des Lumières et de la Révolution française. Les croyants en revanche ne doivent être ni insultés ni discriminés : c’est le principe, d’une part, de cette restriction à la liberté d’expression qu’est l’interdiction de l’insulte et de la diffamation, et, d’autre part, de l’égalité des droits des citoyens garantie par la Constitution – toujours grâce à la Révolution. Je reconnais que cette distinction entre la religion et les croyants est subtile, et peut ne pas être comprise par tous. Mais elle est essentielle pour garantir tant la liberté d’expression que la liberté de culte. C’est la raison pour laquelle, en régime laïque, donc en droit français, le blasphème n’existe pas. En effet, pour celui que les croyants considèrent comme « blasphémateur », l’objet de son discours n’existe pas : Dieu, Yahvé, Mahomet ne sont pas des êtres mais des objets de croyance. Pour les athées l’irrespect des religions est donc parfaitement légitime, et pour tout citoyen l’expression de cet irrespect, même si elle déplaît, est légale. Or nous sommes en République, et en République la loi civile, qui s’impose à tous, prévaut sur la loi religieuse, qui ne s’impose qu’aux croyants. C’est d’ailleurs justement parce que nos lois préservent autant que possible la liberté d’expression (dans certaines limites, puisqu’on n’a pas le droit d’inciter au meurtre ou à la discrimination, d’insulter ou de diffamer) que la liberté religieuse se trouve également garantie : si les croyants peuvent revendiquer, à juste titre, le droit d’exprimer publiquement leur croyance, ils doivent aussi accepter que des non-croyants revendiquent le droit d’exprimer publiquement leur non croyance. Cela peut déplaire aux croyants, mais le fait que quelque chose nous déplaise ne nous autorise pas à en exiger l’interdiction : nous pouvons le critiquer – et chacun a le droit de critiquer un propos qui lui paraît blasphématoire – mais nous ne pouvons pas l’interdire. J’ajoute que l’histoire nous montre les risques que comporte l’accusation de blasphème, dans la mesure où elle peut aller si loin qu’elle en devient totalement arbitraire voire absurde, y compris aux yeux d’une partie des croyants. Ainsi, dans la France du XVIII° siècle on a pu accuser de blasphème quelqu’un qui ne s’était pas découvert au passage d’une procession religieuse et, pour cela, le torturer et le tuer ; et tout récemment, au Pakistan, une jeune chrétienne qui avait bu dans un puits réservé aux musulmans a été accusée de blasphème et a dû fuir son pays pour échapper au lynchage. C’est le risque de toute vindicte populaire ne reposant que sur le rapport de force et non pas sur la loi commune : elle risque toujours d’aboutir à des injustices voire à des actes de cruauté. Par ailleurs, l’irrespect envers une religion prend parfois la forme d’une caricature. Dans ce cas l’on peut invoquer le droit à caricaturer, qui a été instauré dans la première moitié du XIX° siècle, dans un contexte d’ailleurs moins religieux que politique puisqu’il s’agissait de protéger les dessins satiriques représentant le roi. C’est pourquoi le droit de critiquer les religions, ainsi que le droit de caricature, sont un apport de l’esprit des Lumières, en tant qu’ils découlent de ces deux valeurs fondamentales en démocratie que sont la liberté d’expression et la liberté de conscience (qui n’est pas réductible à la liberté de croyance, car celle-ci n’inclut pas la non croyance), ainsi que de cette valeur fondamentale dans le monde moderne qu’est la rationalité. Certains d’entre vous m’objecteront peut-être qu’il faudrait interdire le blasphème parce qu’on ne doit pas « insulter une religion ». Mais ce terme est impropre, car l’on ne peut insulter que des personnes réelles – et nous retrouvons là l’interdiction de l’insulte et de la discrimination, présente dans le droit français. En revanche, s’agissant d’entités abstraites comme les religions – dont nous avons vu qu’elles doivent être distinguées des personnes – le terme adéquat n’est pas « insulter » mais « critiquer » ; et la critique, une fois encore, est un droit fondamental, une composante essentielle de la liberté d’expression, même si elle peut déplaire. C’est pourquoi également je ne vous suivrais pas au cas où vous auriez envie de m’objecter l’argument selon lequel on n’aurait pas le droit de critiquer ce qu’on ne connaît pas : par exemple la religion musulmane pour ceux qui ne lui appartiennent pas. Certes, en critiquant quelque chose que l’on ne connaît pas ou mal, on prend le risque d’apparaître pour un idiot, un inculte, un naïf ; mais l’on ne fait qu’exercer sa liberté d’expression. J’en fais souvent l’expérience avec ceux qui critiquent ma discipline – la sociologie – alors qu’ils n’en connaissent pas grand-chose : ils m’énervent, j’ai envie de les remettre à leur place, de leur demander de se renseigner avant d’en dire du mal – mais il ne me viendrait pas à l’idée de leur dénier le droit à en parler. Parmi les objections à la laïcité que l’on entend souvent, et que vous avez peut-être en tête en m’écoutant, il y a aussi l’idée que la laïcité serait « islamophobe », qu’elle serait dirigée essentiellement contre l’islam. Mais ceux qui ont ce sentiment ne connaissent tout simplement pas l’histoire de la France : ils ignorent que lorsque la loi sur la séparation des églises et de l’État a été votée, en 1905, le grand débat portait sur la place du catholicisme, qui était à l’époque une religion d’État et régentait une grande partie de la vie publique. La loi sur la laïcité a été instaurée pour limiter cette emprise et offrir aux athées ainsi qu’aux membres d’autres religions les mêmes droits qu’aux catholiques ; et bien sûr, ce sont les catholiques qui étaient le plus opposés à cette loi. Aujourd’hui le catholicisme a beaucoup perdu de son influence et c’est l’islam qui est devenu la religion qui monte, du moins dans les quartiers où se concentrent les populations issues de l’immigration. Mais la laïcité s’applique à l’islam, avec l’interdiction du port du foulard islamique à l’école, comme elle s’applique au christianisme, avec l’interdiction du port ostensible d’une croix, et au judaïsme, avec l’interdiction du port de la kipa – ni plus, ni moins. Peut-être avez-vous aussi envie de m’objecter que notre pays n’est pas vraiment laïque parce qu’il favorise le christianisme avec les fêtes chrétiennes – Noël, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption, la Toussaint… Mais s’agit-il vraiment d’une entorse à la laïcité ? Pour y voir plus clair il faut simplement prendre en compte le poids de l’histoire, dans un pays dont les traditions se sont mises en place très longtemps avant la loi de 1905. Ces fêtes font partie de coutumes qui se sont généralisées et étendues y compris aux non-croyants – un peu comme les églises de village, qui appartiennent désormais au patrimoine commun et non plus seulement à la communauté des fidèles. En outre ces fêtes, qui rythment les vacances scolaires et les jours fériés, concernent tout un chacun et non pas seulement les chrétiens ; or il y aurait véritablement entorse à la laïcité si à chaque religion correspondaient des jours fériés spécifiquement réservés à leurs membres, donc des vacances pour les catholiques, des vacances pour les protestants, des vacances pour les juifs, des vacances pour les musulmans, des vacances pour les bouddhistes, et même des vacances pour les athées parce qu’il faut bien qu’eux aussi se reposent ! Je préfère ne pas imaginer le bazar que cela provoquerait… Et personnellement, quoique étant athée cela ne me dérange pas que les jours fériés correspondent à des fêtes religieuses, car encore une fois cela fait partie de la tradition de mon pays, et je ne souhaite pas que son histoire soit gommée. En revanche j’estime anormal qu’on installe des crèches de Noël dans les mairies, car les mairies représentent l’ensemble des citoyens et ne doivent pas être appropriées par une catégorie. La place des crèches est au domicile des particuliers ! * Je récapitule : la laïcité c’est donc la protection de la liberté de conscience, la garantie de l’égalité des droits, et l’incitation à la fraternité par-delà les diverses appartenances. Liberté, égalité, fraternité : ainsi le principe de laïcité contient ces trois valeurs qui forment la devise de la République. Or pour bien comprendre ces principes – liberté, égalité, fraternité, laïcité – il faut aussi faire une autre différence, très importante : la différence entre les valeurs, d’une part, et les faits, d’autre part. Les valeurs relèvent de ce qui doit être, tandis que les faits relèvent de ce qui est ou a été, à l’indicatif. Or la laïcité est à la fois une valeur et un fait : elle est une valeur en tant que ceux qui la défendent la considèrent comme une visée à réaliser, un guide pour l’action, un cadre normatif délimitant ce qui est légitime ou illégitime ; et elle est un fait en tant qu’elle constitue depuis plus d’un siècle le régime légal de la République et qu’elle est une donnée observable, par exemple à travers les lois et règlements qui l’organisent, ou à travers les comportements qui la mettent en pratique. Ainsi l’on peut constater qu’elle est imparfaitement réalisée – c’est le plan des faits – mais ce constat ne l’empêche nullement d’être une valeur, un principe commun devant être respecté. Certes, on a le droit de ne pas partager cette valeur, mais on ne peut la contester au motif qu’elle ne serait pas entièrement réalisée, en tant que fait. En tant que valeur la laïcité est un cadre normatif, qui guide nos actions en favorisant certaines conduites (par exemple l’abstention des signes religieux en public) et en en interdisant d’autres (par exemple l’imposition autoritaire de pratiques religieuses). Mais elle est aussi un cadre légal, qui gouverne le fonctionnement des institutions et le comportement des personnes par la sanction des déviations. C’est ce cadre légal qui, en l’absence de consensus sur les questions religieuses, assure une coexistence pacifique dans le respect de toutes les convictions, croyantes et non-croyantes. Un cadre légal, ce n’est pas très différent d’un cadre règlementaire comme le sont les règles du jeu de football, que la plupart d’entre vous connaissez bien. Ces règles du jeu forment un cadre qui permet de sanctionner les contrevenants, de façon à pacifier ce qui se passe sur le terrain : car sans lui les joueurs ne joueraient pas au même jeu, ou n’en finiraient pas de se disputer voire d’en venir aux mains au moindre désaccord. Or vous savez bien quelles sont les trois postures qu’il est possible d’observer face aux règles d’un jeu : ou bien on les accepte, et on joue dans les règles, en acceptant la sanction au cas où on les transgresserait ; ou bien, si ces règles ne nous conviennent pas, on cherche à les modifier, par exemple en militant dans des associations, des syndicats, des fédérations, des partis ; ou bien encore on les refuse, mais alors on sort du jeu, et on n’a plus qu’à regarder les autres jouer – ou à s’en aller. C’est exactement ce qui se passe avec la laïcité : ou bien vous l’acceptez et la respectez, ou bien vous militez pour la modifier ou l’abroger, ou bien vous choisissez (mais seulement à votre majorité) d’aller vivre dans un autre cadre légal qui vous convienne mieux. J’espère toutefois vous avoir convaincus que c’est la première de ces trois solutions qui est la meilleure, et qu’il est dans votre intérêt, comme dans l’intérêt de tous, de jouer à la laïcité comme on joue au foot : en respectant les règles1. Nathalie HEINICH 1 : Je remercie la Ville de Ferney-Voltaire, Gilbert Abergel et Alain Seksig, du Comité Laïcité République, pour m’avoir permis d’expérimenter cette adresse aux jeunes en faveur de la laïcité le 26 novembre 2021 ; Jean-Pierre Sakoun, de l’association Unité Laïque, pour m’avoir invitée à l’exposer au cours de la conférence-débat organisée à Valence le 4 décembre 2021 ; et Abel Salmona pour ses remarques et ses conseils.

Lettre ouverte « L’école pour la liberté, contre l’obscurantisme »

par L'équipe du Lab' le 4 novembre 2021 photos d'enfants à l'école
Les ministres de l’Éducation français et québécois dénoncent la culture de l’annulation (cancel culture) dans une lettre ouverte.
Le ministre de l’Éducation du Québec, Jean-François Roberge, et le ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports de la France, Jean-Michel Blanquer, s’associent contre la culture de l’annulation qu’ils jugent « à mille lieues des valeurs de respect et de tolérance sur lesquelles se fondent nos démocraties ». En effet, pour les deux ministres, « cette mouvance constitue un terreau fertile pour tous les extrêmes qui menacent la cohésion de nos sociétés. […] Sans contrepoids à l’influence pernicieuse de la culture de l’intolérance et de l’effacement, les valeurs démocratiques — liberté d’expression, égalité, laïcité — qui nous unissent risquent inévitablement de s’affaiblir. » Ces deux ministres s’engagent ensemble, car pour eux « ce phénomène frappe autant la France que le Québec », et concerne leur sujet commun, l’école, qu’ils voient comme un « rempart primordial contre l’ignorance et l’obscurantisme ». Ils comptent notamment organiser « une rencontre de jeunes pour débattre de ces questions aux côtés d’intellectuels » qui rassemblerait les deux pays. Vous pouvez lire le texte en entier ici : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/publications/lecole-pour-la-liberte-contre-lobscurantisme/ Et découvrez quelques réactions de la presse canadienne : La Presse :https://www.lapresse.ca/actualites/education/2021-10-21/quebec-et-paris-s-allient-contre-la-culture-de-l-annulation.php Journal de Québec :https://www.journaldequebec.com/2021/10/21/jean-francois-roberge-sallie-au-ministre-anti-woke-demmanuel-macron Radio-Canada :https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1833421/quebec-woke-france-legault-macron-blanquer-roberge-tintin-livres? Le Devoir :https://www.ledevoir.com/societe/641979/jean-francois-roberge-et-jean-michel-blanquer-signent-une-lettre-contre-la-culture-de-l-annulation

Besoin d’école

par L'équipe du Lab' le 25 juin 2021 photo d'enfants allant à l'école
Depuis plusieurs années, l’école de la République souffre de sa difficulté à réduire les inégalités scolaires, qui sont à la fois la cause et la conséquence d’inégalités sociales.
Il faudrait ainsi démontrer le lien logique existant entre, d’une part, les 20 % des élèves qui ne maîtrisent les rudiments de la lecture et du calcul à la fin de l’école primaire, et d’autre part, les 20 % de nos jeunes au chômage, chiffre, dont on ignore s’il sera à la hausse ou à la baisse à la fin de l’année 2021. Des études menées des deux côtés de l’Atlantique ont montré que la stimulation cognitive précoce entre 0 et 5 ans contribue à la réussite scolaire et au-delà au niveau d’études voire à l’insertion professionnelle. C’est particulièrement significatif pour les enfants issus des familles défavorisées. Betty Hart et Todd Risley, en 2004, ont montré qu’un enfant issu d’un milieu social défavorisé a entendu 30 millions de mots de moins qu’un enfant issu d’un milieu favorisé. Un jeune enfant, en fonction de son milieu social et culturel, peut donc accumuler des retards linguistiques considérables avant ses 6 ans, difficilement rattrapables ensuite, quoique jamais un seul enfant ou adulte ne soit pour toujours condamné. Il est ainsi indispensable d’agir le plus tôt possible sur ces inégalités. Parce qu’elle constitue la prérogative évidente de la famille, l’éducation des enfants avant qu’ils n’entrent à l’école ne peut faire l’objet d’une politique uniforme de l’État. Le premier des leviers sur lequel l’État peut agir est donc l’école primaire. A cet égard, l’abaissement de l’instruction obligatoire à 3 ans, qui reconnaît par là-même l’importance considérable de la maternelle pour la scolarité d’un enfant, a constitué un progrès social inédit depuis les lois de Jules Ferry, et le projet de loi pour la défense des principes républicains, en encadrant mieux l’instruction en famille, doit être lu comme le prolongement de cette volonté d’agir plus tôt sur les inégalités sociales. Notre République s’est construite avec son école, ce qui explique l’importance toute particulière que les Français lui accorde. Le lien très fort qui existe entre notre conception française de la citoyenneté est en effet indissociable d’une vision de l’école comme creuset de notre contrat social. Les 60 000 écoles françaises sont perçues comme autant de petites républiques, où l’on apprend la vie en commun, où l’on se frotte à d’autres que soi-même. Et c’est dans cette relation aux autres, à une autre figure d’autorité que ses parents – le professeur - , et à des alter ego – les autres élèves -, que l’enfant prépare sa propre émancipation. Autrement dit, il y a une filiation naturelle entre les thèses rousseauiste et tocquevillienne, qui nous montrent que c’est dans le lien avec les autres que l’on acquiert sa propre liberté, et la définition de l’école de la République telle que nous l’entendons dans notre pays. Si l’on raisonne a contrario, le confinement de 2020 nous a montré les effets dévastateurs d’une privation d’école. Le niveau général a baissé, et les écarts entre élèves se sont creusés. Il aura fallu plusieurs mois ensuite aux professeurs, face à leurs élèves, en classe, pour rattraper les retards constatés. Bien sûr, certains élèves, issus de milieux favorisés, ont parfois progressé. Mais ils sont une minorité si on les compare au nombre considérable d’élèves complètement démobilisés, réduisant de jour en jour leur temps de travail comme peau de chagrin. On se rappelle les parents désemparés, jonglant avec leurs exigences professionnelles et l’accompagnement de leurs enfants, épuisés de fatigue après avoir achevé à minuit une journée de travail débutée à 7h. La crise aura eu du moins cette vertu : rappeler à chacun le rôle des professeurs. « C’est là que j’ai compris que professeur était un vrai métier » a-t-on entendu, avec sidération. Avant la déflagration de la crise sanitaire, comment avions-nous pu arriver à en douter ?

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