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Lettre d’Amérique (2) : quelle vérité aux Etats-Unis ?

par Thomas Clay le 21 octobre 2024 élections américaines
Alors que les États-Unis se préparent à une nouvelle échéance électorale décisive, l'ombre du doute et de la désinformation plane sur le processus démocratique. Dans cette deuxième "Lettre d’Amérique", nos laborantins sur place partagent leurs observations sur un climat politique où la vérité semble devenir un enjeu secondaire, reléguée derrière des stratégies de communication agressives et des mensonges répétés. Ce phénomène, déjà aperçu lors des élections de 2016, semble aujourd’hui s'intensifier à l'intérieur même du pays, mettant à rude épreuve la démocratie américaine.
Chers Laborantins, À mesure que l’échéance approche la fébrilité gagne partout. Sur la côte est, le pessimisme gagne chez les libéraux qui ne comprennent pas cette Amérique capable de voter pour ce Donald Trump, aussi caricatural. Lui-même n’en cure et il a même trouvé cette semaine de nouveaux caps à franchir dans l’ignominie et le mensonge. Rien ne l’arrête. Et il a raison puisque ça marche. On reproche même désormais à Kamala Harris d’être trop lisse… C’est sûr que, par comparaison avec les fantasmes agités, celle qui dit la vérité pourrait paraître ennuyeuse par rapport à celui qui la traite de déficiente mentale. Faut-il insulter pour être entendu ? Faut-il mentir pour être compris ? Tel est le sujet de cette deuxième lettre d’Amérique : la vérité. La vérité des propos, mais aussi la vérité des résultats, dont on annonce déjà qu’ils seront contestés par Donald Trump s’il perd. En somme, soit il gagne, et les résultats sont exacts, soit il perd et ils sont faux. La vérité n’est clairement ici ni une préoccupation ni une finalité. Lors de la campagne de 2016, la désinformation semblait venir de l’extérieur, notamment de Russie. Pour ce nouveau scrutin, elle semble nourrie de l’intérieur. Véritable cheval de Troie contre la démocratie, la désinformation ou mésinformation semble avoir pénétré la société américaine. La Constitution américaine accorde une place proéminente à la liberté d’expression, les tentatives de modération de contenu sont presque automatiquement considérées comme de la censure. Il faut faire la distinction entre l’expression sur les réseaux sociaux qui bénéficie d’une protection quasi-absolue, et la liberté de la presse. Les réseaux sociaux ont permis de faire émerger un nouveau mode d’expression permettant d’échanger globalement et d’avoir une audience plus large que par les médias traditionnels. Il est très compliqué pour le gouvernement américain de réguler les réseaux sociaux. Même les tentatives de modérations par les plateformes elles-mêmes peuvent être très critiquées. Il s’agit d’un nouvel espace de discussion mais aussi de campagne. Les personnalités politiques profitent de ce nouveau moyen de communication, protégé par la Constitution, pour faire une campagne plus agressive, choc, agrémenté de formules chocs et d’informations erronées. La digitalisation généralisée de la campagne actuelle renforce la pratique de désinformation. Théâtres des dérives antidémocratiques, les réseaux sociaux pullulent de fausses informations sur les candidats. Dans ce déluge de mensonges, difficile pour l’électeur de faire un choix éclairé. Plus difficile encore d’avoir un espace de débat politique neutre et analytique alors que la plupart des médias prennent parti. Donald Trump est bien connu pour son utilisation compulsive de son propre réseau social, malicieusement nommé « Truth Social », ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour celui qui a érigé le mensonge en mantra. Singulier retournement de l’histoire que ce réseau social créé après avoir été évincé de Tweeter, alors que celui-ci, devenu X, est désormais la propriété d’Elon Musk, lequel fait campagne pour Trump en épousant totalement les excès et les mensonges. Mais où est la vérité si elle n’est ni sur X ni sur Truth Social ? Les médias traditionnels sont eux aussi de plus en plus traversés par des postures politiques revendiquées. C’est la « Foxnewsisation » des médias. CNN fait office de contrepoids, même si elle ne transige pas, elle, avec la vérité. Ainsi la première interview de Kamala Harris sur Fox News fut édifiante : on a assisté à une réelle passe d’armes avec Bret Baier, le plus politique des présentateurs de la chaine d’extrême droite. Parfait exemple de framing, la façon de formuler les questions influait sur ce que le spectateur allait retirer de l’interview. Demander à la candidate Harris “ how many illegal immigrants [the Biden administration had] released into the country” (se traduisant par : combien d’immigrants illégaux l’administration Biden a libéré dans le pays) sous-entend directement, peu importe la réponse, que l’administration actuelle aurait délibérément “lâché” dans la société américaine des immigrants illégaux. La collusion entre les médias et la campagne est particulièrement délétère pour la démocratie. La presse, qui devrait jouer un rôle de supervision des politiques, semble malléable et partisane. Avec ces vérités plurielles, difficile d’imaginer comment les électeurs de la city upon the hill peuvent faire un choix éclairé et libre de toute influence dans deux semaines. L’ironie de telles pratiques dans la plus vielle démocratie du monde devrait nous inquiéter. L'exercice démocratique semble entaché de mensonges qui brouillent la capacité de réflexion, et de choix. Les jours qui nous séparent de l’élection risquent de voir une course à la surenchère de fausses informations pour discréditer la partie adverse. Espérons que mensonges et demi-vérités ne triompheront pas car c’est bien la démocratie qui est en jeu. Et, malheureusement, on le sait, les Etats-Unis sont souvent à l’avant-garde de ce qu’on trouve ensuite en Europe. Thomas Clay

Lettre d’Amérique

par Alexandre Alecse , Elise Torché , Thomas Clay le 14 octobre 2024 Maison blanche
Cette Lettre des Etats-Unis hebdomadaire a pour objectif de profiter de la présence de certains membres du Laboratoire aux États-Unis pendant cette période politique exceptionnelle que constitue l’actuelle campagne électorale pour l’élection du 5 novembre. Chacun sait que ce qui se joue ici n’est pas seulement l’élection du prochain président des Etats-Unis, mais une part de l’avenir du monde, en même temps qu’une pratique de la démocratie, qui correspond au cœur de métier du Laboratoire de la République.
Chers Laborantins de la République, Cette Lettre des Etats-Unis hebdomadaire a pour objectif de profiter de la présence de certains membres du Laboratoire aux États-Unis pendant cette période politique exceptionnelle que constitue l’actuelle campagne électorale pour l’élection du 5 novembre. Chacun sait que ce qui se joue ici n’est pas seulement l’élection du prochain président des Etats-Unis, mais une part de l’avenir du monde, en même temps qu’une pratique de la démocratie, qui correspond au cœur de métier du Laboratoire de la République. Vu d’ici, la perspective n’est pas exactement la même que de France, et ce qu’on observe au contact, comme disent les militaires, mérite d’être rapporté aux membres de notre Laboratoire. Car c’est bien aussi une forme d’expérimentation, non pas de la République, mais de la démocratie qu’on observe ici, tels des laborantins avec leurs paillasses et leurs éprouvettes. Le scrutin qui désignera le prochain occupant de la Maison Blanche se tiendra dans un peu moins d’un mois. Les votes par correspondance ont déjà ouvert, en témoignent les boîtes postales couvertes de signes “Official Ballot Drop Box”. Suite au résultat du 5 novembre prochain, Donald Trump (Républicain) reprendra ses quartiers à la Maison Blanche ou bien Kamala Harris (Démocrate) déménagera de l’Observatory Circle à Pennsylvania Avenue pour le bureau Ovale. Le scrutin de novembre voit se disputer deux candidats aux parcours et aux personnalités très différentes : Donald Trump, Président de 2016 à 2020, Républicain, prétendument milliardaire, ancien animateur de télé-réalité et Kamala Harris, Vice-Présidente des Etats-Unis (2020-2024), ancienne procureure générale de Californie, fille d’un immigrant jamaïcain et indien. Les élécteurs américains vont-ils élire pour la première fois une femme à la Maison Blanche ou bien réélire pour un second mandat leur Président le plus clivant sur la scène internationale, par ailleurs pénalement poursuivi et condamné ? Mais vu d’ici, il y a match et c’est très serré. Les derniers sondages, conduits du 4 au 7 octobre, indiquent 50% des voix pour Kamala Harris, 48% pour Trump (sondages conduit sur les électeurs inscrits sur les listes). Mais le système de scrutin indirect avec les Grands électeurs par État, au scrutin parfois majoritaire parfois proportionnel, rend l’examen des projections nationales inutiles, puisque tout se joue dans les sept fameux Swing States. C’est là que la bataille se mène et que les électeurs sont sur-sollicités, voire harcelés, pour voter pour lui ou elle. Parmi ces sept Swing States, le plus important est la Pennsylvanie (19 grands électeurs) et la plupart des cantons de cet État sont déjà figés. Résultat : le vote de deux cantons fera pencher la balance vers un candidat ou l’autre et tranchera l’élection du chef de la première puissance mondiale. Sans parler des débats politiques qui sont d’un niveau extrêmement faible et dans lesquels clairement la recherche de la vérité n’est un objectif. La punchline sert de viatique. Le sujet principal est le montant des fonds de soutien qui auront été levés, et le soutien supposé de certaines catégories de la population, qui se trouve saucissonnée. Le vote est recherché en fonction de ce qu’on est et non pas de ce qu’on pense. Il faut convaincre la femme noire de plus de 50 ans habitant dans le canton sud de Pittsburg. C’est là que ça se joue ! Est-ce vraiment cela la démocratie ? Quels enseignements en tirer pour nous, pour la République, pour le Laboratoire de la République ? Les histoires mutuelles de la France et des Etats-Unis n’ont-elles pas des influences communes ou réciproques, dans lesquelles ils font à nouveau se plonger pour en tirer le meilleur des deux côtés de l’Atlantique ? Tel est l’objet de cette lettre des Etats-Unis. Suite au prochain numéro. Thomas Clay Alexandre Alecse Elise Torché Laborantins actuellement aux Etats-Unis

Lundi 19 février : « Changer de cap écologique : Vers un paradigme économique et démocratique renouvelé »

par L'antenne de Lille le 10 février 2024
A Sciences Po Lille, l'antenne de Lille du Laboratoire de la République vous invite à participer à une prochaine table ronde sur "Changer de cap écologique : Vers un paradigme économique et démocratique renouvelé", le lundi 19 février à 18h15.
Venez assister à notre table-ronde portant sur le lien entre transitions économique, démocratique et écologique ! Pour aborder ce grand défi de notre siècle, seront présents : -  Céline Scavennec : Conseillère départementale EELV et créatrice de l'entreprise Niiji -  Romain Dekeyser : Responsable Innovation et Transition - Caisse d’Épargne Hauts-de-France -  Jean-Michel Blanquer : Président du Laboratoire de la République Quand ? Lundi 19 février, 18h15 Où ? Sciences Po Lille, Amphi A 9, rue Angellier 59000 Lille Participation libre, inscription obligatoire Pour s'inscrire, cliquez ici

L’année 2024 en questions : Défis Multiples, Perspectives Inédites

par Gérard Mermet le 22 janvier 2024
En 2024, le monde fait face à une période de profonde incertitude, marquée par des changements démographiques et géopolitiques significatifs. Les démocraties, autrefois majoritaires, sont désormais en minorité, tandis que des zones de conflit à travers le globe soulèvent des questions cruciales sur l'avenir. Les élections à venir aux États-Unis, en Russie et dans l'Union européenne, ainsi que d'autres défis tels que le changement climatique, les fractures sociales et les avancées technologiques, suscitent des inquiétudes mondiales. Gérard Mermet, Président et fondateur du cabinet de conseil et d’études Francoscopie, dresse les incertitudes de l'année.
Les vœux que nous recevons (et formulons) en début de chaque nouvelle année se suivent et se ressemblent. Bien que généreux et sincères, ils restent le plus souvent « pieux » (même dans une société laïque !) et ne se réalisent pas. Ceux de 2024 traduisent des inquiétudes particulièrement fortes dans les démocraties, désormais minoritaires en nombre et en population. Les incertitudes sont en effet nombreuses : Les guerres en Ukraine et au Proche-Orient. Jusqu’à quand ? Avec quelles armes (le tabou ultime du nucléaire sera-t-il levé ?). Avec quelles conséquences pour les protagonistes et pour un Occident de plus en plus menacé ? D'autres affrontements sont en cours ailleurs : Syrie, Yémen, Éthiopie, Afghanistan, Haïti, Somalie, Soudan, Myanmar... Qu’adviendra-t-il de chacun d’eux ? Des élections à fort enjeu pour les populations concernées, mais aussi parfois pour le reste du monde. Ce sera le cas en particulier aux États-Unis (novembre), en Russie (avril) et au sein de l’Union européenne (en juin pour les 27 pays membres) et, individuellement en Autriche, en Finlande, en Lituanie, au Portugal et au Royaume-Uni. D’autres élections auront également lieu. Par ordre alphabétique : Bélarus, Croatie, Inde, Indonésie, Iran, Taïwan. Au total, plus de la moitié des habitants de la planète seront concernés. Mais parmi eux, combien iront voter ? Combien pourront le faire en toute liberté ? Les catastrophes climatiques probables : inondations, séismes, raz de marée, incendies, canicules, etc. Elles fourniront des images spectaculaires aux journaux télévisés et à internet. Les spectateurs compatiront pour les victimes et craindront d'être touchés à leur tour. Cela alimentera-t-il le pessimisme ambiant ou renforcera-t-il le désir d’agir ? Les fractures sociales (nombreuses dans les démocraties comme la nôtre) : sentiment de déclin ; peur du déclassement ; défiance généralisée ; affaissement des liens sociaux ; faillite du modèle républicain ; polarisation des opinions ; légitimation de la violence... Seront-elles réduites ou aggravées ? L’impact des nouvelles technologies (intelligence artificielle, robots, neurotechs, biotechs…) sur les modes de vie. Les craintes qu’elles font naître occulteront sans doute encore les opportunités qu’elles recèlent. Diminueront-elles notre capacité à les utiliser pour le bien commun ? Les attitudes des populations face à l’avenir. Ainsi, les Français vont-ils confirmer leur préférence pour le confort et le court terme, ou consentir à l’effort (individuel et collectif) nécessaire pour relever les grands défis actuels ?  L’évolution des idéologies délétères : populisme, communautarisme, négationnisme, séparatisme, obscurantisme, racisme, antisémitisme, wokisme… L’irrationalité et l’immoralité vont-elles se généraliser en matière économique, environnementale, sociale, politique ou culturelle ?  L’accroissement du nombre de régimes « illibéraux » et la prolifération des « vérités alternatives », deux néologismes inventés pour remplacer « dictatures » et « mensonges ». Ces menaces réveilleront-elles les démocraties ? Les risques d'actes terroristes, qui entretiennent la panique et la paranoïa dans les sociétés fragiles. Ils se produiront à la fois dans le monde réel et le monde virtuel, désormais indissociables dans nos vies. Les J.O. de Paris constituent évidemment une cible privilégiée. Permettront-ils de restaurer l’image de la France dans le monde ou la dégraderont-ils encore ? La montée des « incivilités » confirmera-t-elle la « décivilisation »et l’abandon de la « morale » dont elles témoignent ? Cette liste n’est pas exhaustive. Je pourrais y ajouter encore d’autres risques et « cygnes noirs » probables ou possibles, mais imprévisibles quant à leur date d'occurrence. Ces menaces sont d’autant plus grandes qu’elles sont intercorrélées. Heureusement, les cygnes noirs sont beaucoup moins nombreux que les blancs. D’autres « signes » (l’homonymie est intéressante…) permettent aussi d’espérer. Par exemple, la chance que nous avons d’exister (la probabilité était au départ extrêmement faible) et de vivre en France (malgré tout…). Il reste que nos démocraties sont aujourd’hui mentalement démunies et matériellement affaiblies. Sauront-elles faire preuve du réalisme, de la responsabilité, de l'autorité, du courage, de l'unité et de la créativité nécessaires pour sortir de l’impasse dans laquelle elles se trouvent ? Pas sûr. Mais qui peut vraiment prédire ce qui se passera au cours de cette année ? À défaut de pouvoir le faire de façon scientifique, nous pouvons avoir des convictions argumentées, des intuitions spontanées… ou faire des paris. Mais l’exercice est particulièrement difficile à un moment où le futur peut bifurquer dans de nombreuses directions, et démentir les meilleurs experts. Certains d’entre eux vont d’ailleurs obligatoirement se tromper puisqu’ils ne sont pas tous d’accord (à moins qu’ils se trompent tous !). D’autres se vanteront d’avoir eu raison, alors qu’ils auront eu surtout de la chance. Reconnaissons en tout cas que les planètes ne sont pas alignées et que la nôtre ne se porte pas au mieux… Aussi, pour bien vivre cette nouvelle année, je suggère de ne pas écouter les pessimistes, déclinistes, défaitistes ou « collapsologues », qui annoncent le pire. D’abord, parce que l’histoire (y compris récente) nous enseigne qu’il n'est jamais certain. Mais, surtout, parce que ces attitudes engendrent le désespoir, l'immobilisme, le fatalisme. Ou, plus grave encore, l'indifférence. Et donc le déclin. Pour nous rassurer, nous pouvons adhérer à la prophétie de Victor Hugo : « Nos plus belles années sont celles que nous n'avons pas encore vécues ». Une attitude à la fois positive et poétique, mais probablement fausse car nous idéalisons davantage le passé que le futur. Alors, tournons-nous plutôt vers Gaston Berger, fondateur en France de la prospective, qui rappelait tout simplement que « L’avenir n’est pas à découvrir, il est à inventer ».  C’est en effet à chacun de nous d’agir sur les événements que nous redoutons, afin qu’ils n’adviennent pas. Chacune des menaces qui pèsent sur le monde (et notre pays) est une occasion de le rendre meilleur.

Elections en Turquie : enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques

par Aurélien Denizeau le 12 mai 2023
Dimanche 14 mai, auront lieu les élections présidentielles et législatives turques. Alors que Recep Tayyip Erdoğan est au pouvoir depuis 20 ans, un changement d’administration est envisageable. Le pays est confronté à un pouvoir autoritaire s’islamisant, une crise démocratique, économique et sociale sans précédent causée par les récents tremblements de terre ayant fait plus de 50 000 morts. Sur le plan géopolitique, il est au carrefour entre l’Occident et l’Orient et en équilibre diplomatique permanent dans la guerre en Ukraine. Aurélien Denizeau, docteur en sciences politiques et relations internationales et chercheur indépendant spécialisé sur la Turquie, analyse les enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques dans le cas où le président sortant reste au pouvoir ou si l’opposition l’emporte.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous présenter les principaux enjeux des élections en Turquie ?  Aurélien Denizeau : Le principal enjeu de l'élection présidentielle en Turquie est relatif à la poursuite - ou non - du modèle ultra-présidentialiste dominé par Recep Tayyip Erdoğan. En personnalisant sans cesse davantage le régime, le président turc a concentré tous les débats sur sa personne et sur les pouvoirs qu'il s'est fait attribuer. Une victoire lui permettrait de poursuivre dans cette voie et de consolider son pouvoir personnel ; à l'inverse, sa défaite signerait un désaveu, et mettrait un coup d'arrêt à cette personnalisation du régime. Il est important de noter que, pour autant, le retour au régime parlementaire, voulu par l'opposition, ne se réaliserait sûrement pas dans un court terme : en effet, une nouvelle réforme constitutionnelle nécessiterait soit l'obtention d'une large majorité à l'Assemblée (qui semble hors d'atteinte pour le moment), soit la tenue d'un référendum, à haut risque politique. De ce fait, une défaite de Recep Tayyip Erdoğan ne se traduirait pas un changement de régime immédiat, mais davantage par l'ouverture d'une période de transition marquée par des négociations entre les partis politiques représentés à l'Assemblée.  Un autre enjeu relatif à ces élections est la redéfinition des rapports de force entre les différentes tendances politiques. Les coalitions qui se sont construites, soit pour soutenir, soit pour combattre le président Erdoğan résisteront-elles aux résultats du scrutin ? Quel poids peut espérer jouer la mouvance pro-Kurde, qui cherche à jouer le rôle d'arbitre au Parlement ? Les nationalistes, fracturés en divers partis aux allégeances variées, peuvent-il entamer un rapprochement ? Il faudra scruter non seulement les scores des candidats à l'élection présidentielle et des coalitions qui les soutiennent mais, également, à l'intérieur même de ces coalitions, les résultats obtenus par chaque parti.  Le Laboratoire de la République : Quelles sont les forces en présence ? Une alternance semble-t-elle possible ?  Aurélien Denizeau : Le président Recep Tayyip Erdoğan est soutenu par l’Alliance du Peuple, une coalition construite autour de son parti, l’AKP, de tendance islamo-conservatrice, et le parti nationaliste MHP. Cette coalition possède une cohérence idéologique relative, de type national-conservatrice, et s’appuie sur un socle électoral de plus de 40% des voix. Face à lui, son principal adversaire Kemal Kılıçdaroğlu, est le candidat de l’Alliance de la Nation. Cette coalition repose sur six partis très divers : le CHP, le parti kémaliste historique, dont Kılıçdaroğlu assure la présidence ; le İYİ, un parti nationaliste dissident du MHP ; le Saadet, le parti islamiste historique ; le Demokrat Parti, libéral-conservateur ; et deux partis fondés par d’anciens ministres de Recep Tayyip Erdoğan, le DEVA d’Ali Babacan (ancien ministre de l’Économie) et le Gelecek d’Ahmet Davutoğlu (ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre). Cette coalition d’opposition est créditée de plus de 45% des voix ; elle peut arriver au pouvoir et permettre une alternance. Le problème est qu’elle est très hétéroclite en termes idéologiques ; un scénario à l’israélienne n’est donc pas à exclure : les partis alliés risquent de se déchirer en raison de leurs divergences idéologiques, permettant à terme le retour du dirigeant qu’ils avaient voulu renverser. En d’autres termes, même en cas de victoire, le succès de l’opposition n'est pas garanti. Ajoutons enfin que des forces alternatives vont également chercher à peser sur le scrutin. Le parti pro-Kurde et progressiste HDP soutient Kemal Kılıçdaroğlu pour la présidentielle, mais va jouer sa propre stratégie aux législatives et tâchera d’obtenir un groupe parlementaire pour devenir une force d’appoint indispensable. Le candidat nationaliste Sinan Oğan et le kémaliste Muharrem İnce, issu du CHP, vont se disputer le rôle de « troisième homme » du scrutin. La complexité de ce paysage politique rend toute prédiction difficile pour l’avenir. Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences géopolitiques possibles ? Aurélien Denizeau : Même si les partenaires de la Turquie scrutent ce vote avec intérêt, en réalité, la politique étrangère n’est pas un enjeu fondamental cette fois-ci. Les grandes décisions prises par Recep Tayyip Erdoğan au cours des dernières années (neutralité dans le conflit russo-ukrainien ; soutien à l’Azerbaïdjan face aux Arméniens du Haut-Karabagh ; modernisation du matériel militaire…) font globalement consensus au sein de la société turque, car elles sont perçues comme répondant aux intérêts nationaux de la Turquie. Il est probable que sur la forme, l’opposition voudra marquer sa différence, et que quelques changements à la marge sont à prévoir : rapprochement avec les partenaires occidentaux ; réconciliation accélérée avec la Syrie de Bachar al-Assad ; retrait relatif des forces turques de Libye. Surtout, le ton devrait changer : plus de diplomatie, moins de provocations.Toutefois, plusieurs annonces de Kemal Kılıçdaroğlu, par exemple au sujet de projets communs avec la Chine, laissent à penser que la Turquie ne retournera pas dans une logique de bloc occidental. L’idée de diplomatie d’équilibre, multidirectionnelle, sans alliance contraignante, fait aujourd’hui consensus dans le pays. Passer les premiers signaux envoyés à l’Occident (notamment dans l’espoir d’une aide économique conséquente, au vu de la situation difficile du pays), il est probable que la dure logique des intérêts nationaux reprendra le dessus.  Le Laboratoire de la République : Plus particulièrement, les liens avec la France pourraient-ils être modifiés ? Aurélien Denizeau : Kemal Kılıçdaroğlu est réputé francophile, il a vécu en France et parle un peu le français. Il n’entretient pas avec Emmanuel Macron la relation de rivalité réciproque que l’on observe chez le président Erdoğan. On peut donc escompter une période de réchauffement des relations diplomatiques. Un changement possible en cas d’alternance serait l’arrêt du soutien turc à des groupes islamistes et/ou communautaristes présents sur notre sol ; ce permettrait indéniablement l’amélioration des relations bilatérales. Toutefois, il ne faut pas être naïf : en Afrique aussi bien que dans le Caucase, en passant par la Méditerranée orientale, la Turquie continuera de défendre ce qu’elle perçoit comme ses intérêts nationaux. Des désaccords peuvent donc persister, même s’ils seront peut-être gérés de manière plus discrète et moins brutale.

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