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Rébellion du groupe Wagner contre Moscou, un semblant de coup d’état ?

par Christian Lequesne le 29 juin 2023
Vendredi dernier, Evguéni Prigojine et son groupe paramilitaire russe Wagner sont entrés en rébellion armée contre Moscou après avoir accusé l'armée russe d'avoir mené des frappes meurtrières sur des camps de ses combattants. Christian Lequesne, ancien directeur du CERI, professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, analyse ce soudain revirement de situation qui n'a duré que vingt-quatre heures mais qui a remis en cause l'invulnérabilité de Vladimir Poutine.
Le Laboratoire de la République : Complot intérieur, machination des services secrets, diversion militaire…Près d’une semaine après les faits, quel sens donner à l’évènement ? Christian Lequesne : Il est difficile de lui donner un sens définitif. On s’interroge encore. Mais il semblerait que l’enjeu fut pour le chef des Wagner, Prirogine, de résister à l’absorption de ses mercenaires dans les troupes du ministère de l’Intérieur. D’où les mots très durs pour le ministre de la Défense, Choïgou, et pour le chef d’état major, le Général Guerassimov. Certains officiers n’aimant pas ces deux derniers, comme le Général Sourovikine, en ont profité pour appuyer Wagner. Ils reculent aujourd’hui, car Poutine est en train de reprendre la situation en mains. Le Laboratoire de la République : C’est la première fois depuis son arrivée au Kremlin que le pouvoir de Vladimir Poutine vacille. L’échec de Wagner va-t-il selon vous l’affaiblir ou au contraire le renforcer ? Christian Lequesne : Il est évident que c’est un affaiblissement. Dans un pays qui continue d’entretenir le culte du chef à la tête de la nation, toute contestation du chef se transforme en diminution de pouvoir. D’où la forte présence médiatique de Poutine depuis quelques jours sur le front de la guerre. Il commente les avancées russes, les pertes militaires etc. avec un sens du détail nouveau. Tout ceci pour bien montrer à l’opinion russe qu’il contrôle la situation. Il ne serait pas étonnant qu’il décide de faire monter la pression en termes de terreur. L’attaque du restaurant à Kamarotsk, qui a fait 10 morts et 61 blessés, peut être lu ainsi. Le Laboratoire de la République : Evgueni Prigojine pourrait-il jouer un rôle dans les mois ou années à venir en Russie ?  Christian Lequesne : Difficile à dire avec précision. Il est semble-t-il réfugié à Minsk où le président biélorusse l’aurait accueilli avec l’idée de jouer un rôle de médiateur avec Poutine. Les Wagner sont retournés au combat. Poutine, après avoir fustigé les traitres, a dit qu’il n’y aurait pas de poursuite. Prirogine à mon avis n’aura pas de rôle dans l’appareil d’Etat mais continuera à monayer ses services en faisant monter un peu les enchères. N’oublions jamais que derrière Wagner, il n’y a pas que des sentiments nationalistes. Il y aussi des intérêts financiers qui se traduisent en espèces sonnantes et trébuchantes pour leur chef. L’accès accru aux ressources minières en Afrique peut être une compensation. Le Laboratoire de la République : Comment pourrait finir le règne de Poutine ? Le scénario du putsch militaire est-il le plus probable ? Christian Lequesne : Je n’y crois pas de la part des militaires de l’armée régulière, mais de la part d’un groupe mercenaire comme Wagner, personne ne peut l’exclure. C’est dans le fond ce que Prirogine a tenté, sans que nous sachions s’il était décidé à aller au bout ou s’il voulait simplement faire monter la pression pour négocier son indépendance. Je pense que dans un pays comme la Russie, une « révolution de palais » n’est jamais à exclure, mais je verrai cela plutôt comme le fait de certains politiciens qui considèreraient Poutine « épuisé » en association avec des officines de renseignement. Mais une fois encore, je ne crois pas que nous en soyons là, comme la reprise en mains par Poutine l’a montré. Ce scénario serait plus probable si l’offensive ukrainienne réussissait à reprendre de grandes parts de territoire, donnant l’impression au peuple russe que le pays perd vraiment la face. Pour l’instant, une bonne partie de l’opinion russe, abreuvée par la seule télévision d’Etat, continue de croire que la Russie va gagner contre les fascistes ou les néonazis.

Enseigner l’histoire positive des minorités

par François Heilbronn le 15 mai 2023 François Heilbronn
Professeur à Sciences Po, vice-président du Mémorial de la Shoah, entrepreneur, François Heilbronn publie un roman, "Deux étés 44" (Stock). Il y tisse le parallèle entre deux moments de son histoire familiale, qui se trouvent être deux moments fondamentaux de l’histoire des Français de confession juive. Il éclaire le Laboratoire sur les enseignements que la République pourrait en tirer.
Dans « Deux étés 44 » éditions Stock, François Heilbronn fait le parallèle entre deux moments de l’histoire de sa famille et de l’histoire de France. Août 1744 : son ancêtre, le docteur Isaïe Cerf Oulman sauve le roi de France Louis XV de la mort, mais son geste reste confidentiel car les juifs étaient des parias à l’époque et l’église était toute puissante. Août 1944 : 15 membres de sa famille sont assassinés par les nazis, d’autres meurent au combat pour la Libération. Le Laboratoire de la République : pourquoi avez-vous souhaité faire, selon l’expression d’Antoine Compagnon sur votre ouvrage, « l’éloge du patriotisme juif » ? Ce patriotisme vous semblait-t-il remis en question et n’aller plus de soi dans l’opinion ? François Heilbronn : J’ai souhaité raconter, ce qui est hélas bien trop méconnu par les Français de toutes origines, l’histoire sur un temps long de ces Français juifs vivant en France depuis 2000 ans. Raconter cet ancrage profond, cet attachement charnel et spirituel à la France, dont un patriotisme farouche n’en est qu’une des expressions. Ma famille juive française, mais comme tant d’autres, remonte très loin dans notre histoire nationale. J’évoque dans mon roman cet aïeul, le docteur Oulman qui va guérir Louis XV in extremis en 1744. Mais aussi dans la famille de son épouse on peut remonter au premier grand rabbin de Metz, Elie-Joseph Lévy en 1595, au dernier grand rabbin de France, Matathias Trèves en 1394 avant l’expulsion du Royaume et même à Rachi de Troyes, le plus grand talmudiste de tous les temps et le premier prosateur d’expression française au XIème siècle. Et ce patriotisme s’exprimera sous les formes les plus diverses, en servant l’État, les arts, l’industrie, les lettres mais aussi par l’engagement résolu dans toutes les guerres de la France, depuis la révolution émancipatrice jusqu’à nos jours, le plus souvent dans des unités d’élites, comme officier. Dans ma famille proche, 4 officiers de réserve mourront au champ d’honneur au cours des deux grandes guerres. Mon roman raconte donc ces deux étés 44 à deux cents ans de distance, l’un de 1744, annonciateur des Lumières et du retour des Juifs dans la Nation, l’autre de 1944, une plongée dans les ténèbres et les combats pour la survie où 15 descendants du sauveur de Louis XV seront assassinés dans les centres de mise à mort allemand avec la complicité active de l’État français. Le Laboratoire de la République : 1744 – 1944 : votre livre raconte, en filigrane, l’histoire d’une trahison, celle de la communauté juive par la France. Comment peut-on rester patriote et républicain, comme vous l’êtes, malgré cette trahison ? François Heilbronn : Ce n’est pas la France qui a trahi les miens. Ce n’est pas la France qui a livré aux assassins allemands et autrichiens, 15 membres de ma famille, dont deux officiers multi-décorés de 14-18, mon arrière-grand-père, le lieutenant-colonel Henry Klotz âgé de 78 ans et paralysé par ses blessures de guerre et son frère le capitaine Georges Klotz âgé de 76 ans, tous deux officiers de la Légion d’honneur à titre militaire et Croix de guerre 14-18 aux multiples citations. Non ce n’est pas la France, mais l’État français de Pétain, Laval, Bousquet et de tant d’autres traitres à la France. C’est la haute administration française, c’est le Conseil d’État qui a violé toutes nos lois fondamentales dont la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, pour valider des lois et décrets de discrimination et de spoliation des Juifs. C’est l’administration préfectorale qui a organisé les fichages, les spoliations et les rafles. Ce sont les recteurs qui ont chassé tous leurs enseignants juifs. C’est tout l’appareil d’État, qui a de rares exceptions, a trahi l’esprit des Lumières et nos principes républicains pour livrer les miens comme 76.000 autres Juifs Français et étrangers aux chambres à gaz de Birkenau et de Sobibor. La France, c’est le couple de sabotier et de cuisinière, Jacques et Marguerite Copet, qui cachèrent ma grand-mère et mon père et furent reconnus Justes parmi les Nations par l’État d’Israël. La France, ce sont les plus de 4.000 Justes parmi les Nations, les 1.038 Compagnons de la Libération dont de très nombreux Juifs, ce sont des Évêques et des Pasteurs qui dirent non au crime. Donc je reste patriote et républicain, car il y a toujours deux France qui s’affrontent comme sous la Révolution, la seconde et troisième Républiques, l’Affaire Dreyfus, l’occupation et encore aujourd’hui, entre celle qui croit aux lumières et à l’universalisme et celle qui se tourne vers un passé mortifère attirée par le populisme, le complotisme, le révisionnisme, la violence et les ténèbres. Le Laboratoire de la République : quelle place doit occuper selon vous la politique mémorielle dans l’intégration de tous à la République ? François Heilbronn : Je n’aime pas trop le terme de politique mémorielle, je préfère celui d’enseignement de l’Histoire. Nous devons en tant que Français faire face à notre histoire, ses pages de grandeur, de générosité, mais aussi celle de l’ombre et du crime. Je crois profondément qu’un peuple qui ne sait pas regarder son histoire en face, avec une exigence absolue de vérité ne peut pas avancer, regarder les Russes ou les Algériens d’aujourd’hui claquemurés dans des mensonges d’État et des fables qui les tirent vers le passé. La France depuis Jacques Chirac et grâce à l’initiative d’historiens précurseurs comme Léon Poliakov, Georges Wellers, Robert Paxton, Serge Klarsfeld et tous les autres grands historiens de l’État Français et de la collaboration et du nazisme, a su avancer. Enseigner la Shoah mais aussi les grands génocides du XXème siècle permet de progresser, de réfléchir, de lutter contre les mécanismes de haine de l’autre qui sont toujours vivaces. Cela permet aussi de déconstruire les discours de haine du Juif et de l’autre trop présents sur les réseaux sociaux. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi enseigner l’histoire positive des minorités. Par exemple j’enseigne un cours séminaire à Sciences Po sur « Les Juifs en France, une présence oubliée » soit 2000 ans d’histoire politique, culturelle, sociale, économique des Juifs en France. Par cet enseignement, je sors de l’enseignement victimaire réducteur de la participation des Juifs à la Nation française. L’Histoire des Juifs en France, ce n’est pas seulement l’Affaire Dreyfus et la Shoah. C’est aussi une histoire positive de contribution et de grandeur. Ce sont dix prix Nobel, six chefs de gouvernement, de grands écrivains, scientifiques, artistes et héros de la Résistance. C’est aussi ce que j’évoque dans mon roman « Deux étés 44 », où comment mon aïeul, le docteur Isaïe Cerf Oulman va sauver in-extremis le roi Louis XV d’une mort annoncée et ainsi le Royaume de France d’une invasion. Deux étés 44 | hachette.fr

TikTok : face aux services de renseignement chinois, l’urgence d’une prise de conscience européenne

par Michel Guérin le 3 avril 2023 tik tok
Après la menace d’être interdite aux Etats-Unis et désormais, en Europe, l'application chinoise de vidéos courtes, TikTok, particulièrement populaire auprès des jeunes, est soupçonnée d'espionner notre vie privée et de récolter des données sensibles pour le compte de Pékin. Le Laboratoire de la République a demandé à Michel Guérin, ancien inspecteur général de la DGSI et ancien professeur à Sciences Po, de nous éclairer sur les objectifs technologiques des services de renseignement chinois.
Le Laboratoire de la République : la Chine apparaît depuis deux décennies comme une puissance montante dans les conflits du cyberespace. Quels sont ses objectifs ? Doit-on s'inquiéter de son influence grandissante ? Michel Guérin : La Chine veut égaler la puissance américaine et à terme la dépasser. Compte tenu de l'importance prise par le numérique dans nos sociétés, cette quête passe par la maîtrise de l'internet. D'abord au niveau intérieur, afin de contrôler la sphère domestique, d'où la volonté d'atteindre la souveraineté. Puis, il s'agit d'étendre, si possible, son influence le plus loin possible au plan international. Il faut reconnaître que les résultats sont d'ores et déjà spectaculaires puisqu'à côté des géants nord-américains, les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), on parle maintenant des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Les premiers sont pratiquement voire totalement absents en Chine, alors que les seconds, maîtres chez eux, se développent en Asie et espèrent partir à l'assaut de l'Occident, bénéficiant d'un soutien du régime chinois très important. Tout le monde sait que le Parti communiste chinois veut faire de son pays une super-puissance cyber. J'ajouterai la toute première... car les Chinois ont compris qu'ils n'auront pas la suprématie mondiale s'ils ne gagnent pas la bataille du cyber. Le Laboratoire de la République : Le rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (Irsem) montre l'ampleur des réseaux d'influence développées par la Chine. La France ainsi que ses alliés (ex : l'Union européenne) ont-ils les moyens de les combattre ? Michel Guérin : La question n'est pas de savoir si on a les moyens mais si on a la volonté de se les donner. Cela commence par la nécessité d'une prise de conscience qui, n'en doutons pas, après quelque retard à l'allumage, est apparue, le rapport de l'Irsem en étant un bel exemple. Il convient de sortir d'un certain angélisme que nos sociétés occidentales, surtout européennes, ont manifesté trop longtemps vis-à-vis de l'Empire du milieu. L'appât du gain, la perspective d'accéder à un marché fabuleux ne peuvent pas tout expliquer, d'autant qu'ils se sont avérés bien trop souvent chimériques, ou à tout le moins semés d'embûches. Dans le monde contemporain, les Etats sont engagés dans une compétition féroce où les coups bas sont fréquents. A cet égard, le renseignement et la recherche d'appuis et de vecteurs pour diffuser sa vérité et étendre son influence jouent un rôle primordial. Pour les contrecarrer, la première chose est de les connaître. Cela est le rôle des services de renseignement qui alertent. Ensuite, il faut que leurs mises en garde soient entendues par les décideurs et qu'apparaissent une prise de conscience au niveau des opérateurs, économiques ou autres, via une bonne sensibilisation. Selon l'adage disant qu'une personne avertie en vaut deux, il convient alors d'adopter la bonne attitude ou prendre des mesures adéquates afin d'éviter que toutes ces actions d'influence, de propagande ou de pénétration réussissent.  Alors, oui, les moyens existent ! Le Laboratoire de la République : Les institutions fédérales américaines, la Commission européenne, le Parlement européen et plusieurs gouvernements occidentaux ont interdit le réseau social chinois TikTok sur les appareils professionnels, invoquant des inquiétudes en matière de sécurité des données. Quel est le poids du renseignement dans les conflits modernes ? Quelles évolutions avec les réseaux sociaux ? Michel Guérin : De tout temps, le poids du renseignement dans les conflits a été important. Si sa présence était souvent occultée, ce n'était pas à cause d'une absence mais d'un manque d'intérêt des chroniqueurs pour cette chose par nature cachée et donc se prêtant mal à la lecture et à l'analyse. Les choses ont évolué avec l'apparition des intelligence studies, et maintenant tout le monde a bien conscience de son rôle. Il est même considéré primordial dans certains domaines comme celui de la lutte contre le terrorisme que l'on considère comme une "guerre de renseignement". En effet, sans renseignement, on ne peut anticiper, prévenir ou neutraliser. Sans renseignement on est sourd et aveugle. L'apparition des réseaux sociaux n'a rien changé fondamentalement, elle a simplement modifié la donne, le renseignement s'y adaptant et s'en servant à la fois dans ses modes offensif et défensif. Ainsi, si on peut redouter, au plan technique, la mise en place de back doors et autres dispositifs permettant, dès lors qu'ils sont installés sur un appareil, de "pomper" les données que celui-ci contient, ils peuvent être utilisés comme supports pour des actions classiques de renseignement. Par exemple, c'est le cas pour l'approche ou le recrutement de sources humaines, comme l'ont récemment indiqué des informations parues dans les médias concernant l'utilisation, afin d'arriver à leurs fins, de Linkedln  par les SR chinois, avec la création de profils fictifs, ou Leboncoin par les SR russes. Servant de vecteurs aux célèbres fake news, qui ne rélèvent ni plus ni moins que de la très classique désinformation, les réseaux sociaux ont été également abondamment utilisés, et continuent de l'être, par les organisations djihadistes pour leur propagande et leur recrutement.

Les violences parlementaires, un fait nouveau ?

par Jean Vigreux le 28 mars 2023
Depuis les dernières élections législatives, nous constatons beaucoup d'incidents au sein de l’hémicycle. Le Laboratoire de la République a interrogé à ce sujet Jean Vigreux, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne. Il évoque pour nous la violence des débats dans l’histoire parlementaire.
Le Laboratoire de la République : La violence (verbale ou physique) qui s’exprime sur les bancs de l’Assemblée nationale est-elle plus importante aujourd’hui que par le passé ? Jean Vigreux : Il faut bien prendre en compte que la violence s’est exprimée à plusieurs moments de l’histoire de la République. Ainsi, on ne peut pas dire qu’elle est « plus importante aujourd’hui que par le passé ». Pour autant, il est aussi important de (re)considérer la place du palais de la représentation nationale dans les institutions, puisqu’elle évolue notablement ; sous la IIe République (1850), cette assemblée unique (l’Assemblée législative) joue un rôle capital qui lui est contesté par le Président de la République Louis-Napoléon Bonaparte et sa timidité croissante en termes de réformes est contestée par la gauche démocrate-socialiste (« démoc-soc », selon la terminologie de l’époque) ; sous la IIIe République (1900), à l’ère de la République parlementaire, l’hémicycle occupe le centre de la vie politique  française ;  ce  modèle,  toujours   d’actualité   avec   la   IVe République, est assez vite mis à mal par la logique de Guerre froide mettant à l’écart les communistes, pourtant majoritaires à l’Assemblée. Si la Ve République, dans un premier temps, réduit la place du Parlement, les évolutions ultérieures et les cohabitations rehaussent la fonction parlementaire. Dans cette perspective, le régime parlementaire qui est fondé sur l’échange, les débats, mais aussi les passions, s’expriment parfois avec violence en particulier lors des « fièvres hexagonales » selon la belle expression de l’historien Michel Winock. Des conceptions différentes de la société s’expriment, s’affrontent sur tout sujet clivant comme aujourd’hui celui des retraites qui cristallise les passions. L’outrance et la violence en politique sont d’autant plus saillantes qu’elles tranchent avec le processus de civilisation (bonnes mœurs, politesse, etc.) décrit par Norbert Elias. Le Laboratoire de la République : L’histoire parlementaire est émaillée d’incidents violents. Sont-ils toujours liés à un affaiblissement démocratique ? Jean Vigreux : Oui ces incidents violents sont nombreux, parfois oubliés, comme l’attentat commis par l’anarchiste Auguste Vaillant qui, le 9 décembre 1893, avait fait une soixantaine de blessés à l’Assemblée nationale. On a également refoulé les propos qui, le 6 juin 1936, ont accueilli Léon Blum venu présenter son gouvernement. Xavier Vallat, l’un des députés de l’opposition de droite-extrême, arborant dans l’hémicycle l’insigne des Croix-de-Feu, avait alors lâché : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ». Puis pendant la guerre froide, le 3 mars 1950, le député communiste du Lot-et-Garonne, Gérard Duprat, demande la parole juste avant le vote d’un projet de loi sur les élections aux conseils d’administration des organismes de sécurité sociale et d’allocations familiales. Elle lui est refusée. Accompagné d’Arthur Musmeaux, député communiste du Nord, Duprat s’empare alors de la tribune. Une forte altercation s’ensuit et la séance est suspendue pendant dix minutes pour que le Bureau de l’Assemblée se réunisse. À la reprise de la séance sous la présidence d’Édouard Herriot, la censure avec exclusion temporaire du député communiste est votée « par assis et levé ». Devant le refus de ce dernier de quitter l’Assemblée, il est fait « appel au commandant militaire du Palais ». Après les trois sommations réglementaires, le commandant fait évacuer l’hémicycle par une compagnie de gardes républicains. Ce qui braque l’opinion publique… Plus proche de nous lorsque Simone Veil défendait la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG), elle a subi les assauts verbaux de plusieurs députés et le débat sur cette loi réveille des pulsions d’un autre âge : la ministre, qui a connu l’enfer d’Auschwitz et de Bergen-Belsen, voit comparer l’IVG aux centres de mise à mort nazis. Le député centriste Jean-Marie Daillet n’hésite pas à assimiler l’avortement à l’envoi des enfants au « four crématoire » ; Jacques Médecin, député-maire de Nice, s’adressant directement à la ministre, déclare : « cela ne s’appelle pas du désordre, madame la ministre. Cela ne s’appelle même plus de l’injustice. C’est de la barbarie, organisée et couverte par la loi, comme elle le fut, hélas ! il y a trente ans, par le nazisme en Allemagne».  Tous ces exemples soulignent la ferveur, la passion des débats et des incidents violents — on aurait pu également évoquer le « mariage pour tous » —, mais pour autant, ils ne traduisent pas « toujours » un affaiblissement démocratique. Le Laboratoire de la République : Y a-t-il historiquement un lien entre la violence qui s’exprime au Parlement et la violence dans la rue ? Si oui, lequel ? Jean Vigreux : Ce lien n’est pas toujours établi, loin s’en faut. Il est nécessaire d’analyser chacun de ces moments, de les replacer dans les contextes précis : pour illustrer mon propos, je reviens sur la crise de mai-juin 1968, alors que l’exécutif n’arrive pas à venir à bout de la crise étudiante et du refus ouvrier du constat de Grenelle, conduisant à un grossissement du mouvement. Cela provoque une crise politique dont le premier événement symbolique est le meeting organisé le 27 mai au stade Charléty à Paris. L’UNEF, le PSU, la CFDT et la plupart  des organisations trotskistes et anarchistes appellent à manifester contre le gouvernement en mettant en avant le thème de la solution révolutionnaire à la crise. Plus de trente mille manifestants se retrouvent dans le stade en présence des principaux leaders de la gauche non communiste, parmi lesquels Michel Rocard, Jacques Sauvageot et Alain Geismar. Le lendemain, Pierre Mendès France, sollicité, notamment par la CFDT, pour proposer une solution politique alternative, donne son accord. Au même moment, François Mitterrand annonce lors d’une conférence de presse qu’il « convient dès maintenant de constater la vacance du pouvoir et d’organiser la succession ». La gauche est alors divisée et affaiblie par les ambitions de quelques-uns de ses leaders au moment où le pouvoir prépare sa contre-attaque politique. Pour autant la réaction du pouvoir rend caduques les revendications et s’emploie à mobiliser la « majorité silencieuse ». De retour après un voyage à Baden-Baden auprès du général Massu, qui l’a assuré du soutien de l’armée, le général de Gaulle prend en effet la parole à la radio le 30 mai 1968. Jouant sur la corde anticommuniste au lendemain de l’appel du PCF pour un « gouvernement populaire » et des grandes manifestations organisées par  la  CGT  à Paris et en province, il renouvelle son soutien au Premier ministre et annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Une grande manifestation, organisée secrètement depuis plusieurs jours, descend les Champs-Élysées dans une symétrie symbolique, rive droite contre rive gauche, quartiers bourgeois contre quartiers populaires, l’artisan de la mobilisation étant Robert Poujade, ancien normalien, agrégé de lettres classiques, député de la Côte-d’Or et surtout membre du secrétariat national de l’UNR. Plus de trois cent mille personnes apportent leur appui au général. Le lendemain, des manifestations identiques ont lieu dans la plupart des villes de France. Au-delà de la peur qui s’est emparée de nombreux Français devant les événements et la paralysie du pays, ces manifestations soulignent la permanence de la fracture politique qui traverse la France. Elles sont le prélude à la remobilisation de la droite politique, qui entame sa campagne électorale sur le thème du « complot communiste » et de la défense de la République. Solution politique de la crise, les élections législatives ont lieu dans un climat de « guerre civile froide », selon l’une des grandes plumes du Monde, André Fontaine. Après la « grande peur de mai », elles constituent pour la droite l’occasion d’une revanche sur le mouvement social et étudiant et sur les élections législatives de 1967 qui avaient  mis à mal la majorité. La campagne électorale est brutale et la droite remet en avant les slogans du « péril rouge » et de la « subversion communiste ». La libération de Salan, Bidault et des derniers membres de l’OAS emprisonnés,  l’annonce d’une amnistie des activistes de la guerre d’Algérie permettent de souder un très large front anticommuniste du centre à l’extrême droite de Tixier-Vignancour. Le général de Gaulle sort grandi de ses élections et sa victoire est totale. Il peut se séparer de son Premier ministre… Cet exemple invalide entre autres le lien organique entre la violence parlementaire et la violence de rue. Toutefois, d’autres crises peuvent entrer dans un tel modèle, comme les manifestations pour l’école (privée ou publique) sous la IVe République ou en 1983…

Retour sur la table ronde « Ukraine : 1 an après l’invasion russe »

par L'équipe du Lab' le 25 mars 2023 Ukraine
Jeudi 23 mars, le Laboratoire de la République réunissait Jean-Louis Bourlanges, Pascal Bruckner et Christian Lequesne pour échanger sur la première année écoulée du conflit ukrainien. Cette table ronde était animée par Nathalie Krikorian-Duronsoy et présidée par Jean-Michel Blanquer. Les échanges ont permis de s'interroger sur l'impact du conflit, le rôle de l'Europe, celui des Etats-Unis ou de la Chine et à réfléchir à la recomposition des grands équilibres et de la gouvernance mondiale.
La question de l'Ukraine est importante pour le Laboratoire de la République. Cette guerre forge la nation ukrainienne. Elle pose des questions sur la République et la démocratie. Dans un premier temps, les échanges se sont concentrés sur l'Union européenne et la relative unité européenne, puis sur les enjeux géopolitiques, le rôle de la Chine, l'avenir de la Russie et la manière dont les puissances mondiales se positionnent. Cette table ronde a réuni Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des Affaires étrangères, Pascal Bruckner, essayiste, romancier et philosophe, et Christian Lequesne, professeur de science politique à Sciences Po Paris et ancien directeur du Centre d'études et de recherches internationales. Retrouver l'intégralité de cette table ronde sur notre chaîne Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=f55rtsZP0gA Ukraine : 1 an après l'invasion russe

Jeudi 23 mars : « Ukraine : 1 an après l’invasion russe »

par L'équipe du Lab' le 7 mars 2023 afficge_conférence_Ukraine
Jeudi 23 mars à 19h, le Laboratoire de la République et Jean-Michel Blanquer vous convient à une conférence sur "l'Ukraine : 1 an après l'invasion russe". Nous aurons à cœur d'analyser les conséquences du conflit en cours. Autour de deux tables rondes, nous débattrons de son impact sur l'Europe et le monde occidental et nous interrogerons sur la gouvernance mondiale dans un monde en recomposition.
19:00 : Introduction générale par Jean-Michel Blanquer - président du Laboratoire de la République 19.20 : 1er thème présenté par Jean-Michel Blanquer : Quel impact du conflit sur l'Europe et le monde occidental ? 19.55 : 2ème thème présenté par Nathalie Krikorian-Duronsoy : Quelle gouvernance mondiale dans un monde en recomposition ? 20.30 : Temps d'échanges 21.00 : Clôture des débats par Jean-Michel Blanquer Intervenants : Galia Ackerman : écrivaine, historienne, journaliste et traductrice littéraire franco-russe, spécialiste du monde russe et ex-soviétique Jean-Louis Bourlanges : député du Modem et président de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale Pascal Bruckner : philosophe, romancier et essayiste français Christian Lequesne : professeur de science politique à Sciences Po Paris et ancien directeur du Centre d'études et de recherches internationales Quand ? Jeudi 23 mars à 19h30 Où ? Maison de l’Amérique latine 217, Boulevard Saint-Germain, 75007 Paris Gratuit, inscription obligatoire Pour vous inscrire

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