Le fondateur de Conspiracy Watch, créé en 2007, témoigne dans son dernier livre, "Au cœur du complot" (Grasset, 2023), de la spirale de calomnies et de menaces dont il a été victime en se confrontant au complotisme. L’occasion pour le Laboratoire de l’interroger sur l’évolution de ces mouvements et les moyens de leur répondre.
Le Laboratoire de la République : Quelles logiques se mettent en œuvre quand on ose, comme vous, s’élever publiquement contre les mouvements complotistes ? Quelles sont les conséquences personnelles de ces attaques ?
Rudy Reichstadt : C’est une logique du lynchage. On vous fait payer très chèrement le fait de simplement documenter et analyser sous un angle critique les théories du complot et ceux qui les mettent en circulation. On vous insulte continuellement, on vous menace, on excite contre vous une meute de fanatiques qui semblent persuadés que le monde se porterait mieux si vous n’existiez pas. On inclut votre nom sur des listes de personnes à abattre, on utilise votre photo dans des montages infamants, on invente des citations de vous ou on sort éhontément vos propos de leur contexte pour vous faire dire ce que vous ne dites pas et n’avez jamais dit. De manière générale, on vous prête un parcours, une biographie, des allégeances, des intentions et des opinions qui ne sont pas les vôtres. L’amalgame, la diffamation… tout est bon pour vous « démoniser » au sens le plus archaïque du terme. On fait littéralement de vous l’une des incarnations du « Mal », comme dans « les Deux Minutes de la Haine », le rituel cathartique décrit par Orwell dans 1984. Ces campagnes de harcèlement culminent dans la révélation d’informations privées concernant vos proches et dans l’intimidation physique : on se rend sur votre lieu de travail présumé pour manifester, on vient essayer de parasiter vos prises de parole en public. Tout se passe comme si les orchestrateurs de ces chasses aux sorcières numériques attendaient qu’un déséquilibré fasse à leur place le sale boulot, c’est-à-dire le passage à l’acte violent.
Le Laboratoire de la République : Des mesures de protection, notamment sur les réseaux sociaux, permettraient-elles selon vous de réduire la portée de ce type de harcèlement ?
Rudy Reichstadt : Je pense qu’il est de notre responsabilité collective de contraindre les plateformes de réseaux sociaux à prendre leur responsabilité, c’est-à-dire à faire respecter notre loi commune. Il n’y aura aucune amélioration significative de la situation tant que nous ne serons pas déterminés à réguler démocratiquement l’espace numérique. L’approche libertarienne d’un Elon Musk, qui a pris le contrôle de Twitter en octobre dernier, est une hypocrisie sans nom : d’abord parce que, sous couvert de liberté d’expression, Musk a introduit un régime proprement censitaire où les utilisateurs certifiés, qui s’acquittent d’un abonnement d’une dizaine d’euros par mois, bénéficient d’une prime de visibilité algorithmique et de la possibilité de publier des messages plus longs que les autres. Etrange conception de la liberté qui consiste à en donner plus à ceux qui paient, le tout pour financer une plateforme qui ne remplit pas ses missions de régulation des contenus délictueux. Le libertarianisme de Musk repose sur une conception de la liberté d’expression indexée sur celle du Premier amendement de la Constitution des Etats-Unis qui, jusqu’à nouvel ordre, n’est pas la nôtre. Il est navrant de voir qu’elle trouve des alliés objectifs chez les tenants de l’approche utopiste, libertaire, d’un Internet non régulé où les lois qui prévalent hors ligne ne s’appliqueraient pas. Il n’y a aucune raison pour que l’espace numérique soit une zone de non-droit.
Le Laboratoire de la République : Une étude sur le complotisme conduite par l’IFOP pour le site AMB-USA.fr a été publiée récemment. Elle révèle notamment que de nombreux Français, 35 %, déclarent « croire aux théories du complot ». Est-on à l’abri d’une incidence de ces phénomènes dans la vie politique nationale, à l’image des succès du trumpisme ?
Rudy Reichstadt : Les incidences de la banalisation de cet imaginaire complotiste, nous en avons déjà des illustrations quotidiennes, aussi bien dans la sphère politique, où l’heure est à l’hystérisation du débat public et à la conflictualisation tous azimuts, que dans les médias ou le monde académique. Parce qu’il s’agit d’un discours profondément manichéen, qui arase toute complexité et flatte notre paresse intellectuelle, le complotisme accompagne le populisme comme la nuée l’orage. Il jette le discrédit sur les élites en général et conteste la division du travail sans laquelle nos sociétés complexes modernes ne pourraient fonctionner. De plus en plus de gens s’improvisent tour à tour juges, détectives, historiens, climatologues ou virologues. Il y a là une forme d’anti-intellectualisme qui va de pair avec l’essor d’un analphabétisme politique et historique, notamment chez les jeunes générations, peut-être moins armées que celles qui les précédaient face à la séduction des pseudo-sciences et des croyances infondées.
Le Laboratoire de la République : L'intelligence artificielle se démocratise à un rythme effréné. Que représente-t-elle vis-à-vis des théories du complot : un moyen d'accélérer leur propagation ou à l'inverse un outil permettant de les démentir plus rapidement ?
Rudy Reichstadt : La technologie n’est a priori ni bonne ni mauvaise, elle est ce que nous en faisons. Il y a un usage vertueux des algorithmes en général comme il y a un usage vertueux de l’IA. Celle-ci pourrait évidemment nous servir à mieux lutter contre la désinformation. Mais, pour le moment, nous en voyons surtout les effets négatifs. On assiste à une mise en circulation massive d’images générées artificiellement de moins en moins discernables de véritables images. Le coût d’accès aux procédés techniques permettant de truquer des vidéos ou des images fixes s’est par ailleurs effondré : avec un peu de détermination et un investissement modique, on peut réaliser des faux de très grande qualité. Je crois que cette nouvelle configuration peut avoir deux types d’effets contradictoires. Pour le public qui est le plus familier de la presse et du monde de l’information, cela peut réhabiliter la question de la source et de sa fiabilité. Pour les autres, cela ajoutera de la confusion à un monde perçu déjà largement comme complexe et où la frontière entre fiction et réalité n’est plus aussi nette qu’auparavant. La tentation de se fier aveuglément à ce qui flatte nos propres penchants pourrait alors s’accentuer dangereusement, fragmentant un peu plus notre espace public de débat.