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Lutte contre le complotisme : comment protéger les gardiens de l’esprit critique ?

par Rudy Reichstadt le 18 mai 2023
Le fondateur de Conspiracy Watch, créé en 2007, témoigne dans son dernier livre, "Au cœur du complot" (Grasset, 2023), de la spirale de calomnies et de menaces dont il a été victime en se confrontant au complotisme. L’occasion pour le Laboratoire de l’interroger sur l’évolution de ces mouvements et les moyens de leur répondre.
Le Laboratoire de la République : Quelles logiques se mettent en œuvre quand on ose, comme vous, s’élever publiquement contre les mouvements complotistes ? Quelles sont les conséquences personnelles de ces attaques ?  Rudy Reichstadt : C’est une logique du lynchage. On vous fait payer très chèrement le fait de simplement documenter et analyser sous un angle critique les théories du complot et ceux qui les mettent en circulation. On vous insulte continuellement, on vous menace, on excite contre vous une meute de fanatiques qui semblent persuadés que le monde se porterait mieux si vous n’existiez pas. On inclut votre nom sur des listes de personnes à abattre, on utilise votre photo dans des montages infamants, on invente des citations de vous ou on sort éhontément vos propos de leur contexte pour vous faire dire ce que vous ne dites pas et n’avez jamais dit. De manière générale, on vous prête un parcours, une biographie, des allégeances, des intentions et des opinions qui ne sont pas les vôtres. L’amalgame, la diffamation… tout est bon pour vous « démoniser » au sens le plus archaïque du terme. On fait littéralement de vous l’une des incarnations du « Mal », comme dans « les Deux Minutes de la Haine », le rituel cathartique décrit par Orwell dans 1984. Ces campagnes de harcèlement culminent dans la révélation d’informations privées concernant vos proches et dans l’intimidation physique : on se rend sur votre lieu de travail présumé pour manifester, on vient essayer de parasiter vos prises de parole en public. Tout se passe comme si les orchestrateurs de ces chasses aux sorcières numériques attendaient qu’un déséquilibré fasse à leur place le sale boulot, c’est-à-dire le passage à l’acte violent.  Le Laboratoire de la République : Des mesures de protection, notamment sur les réseaux sociaux, permettraient-elles selon vous de réduire la portée de ce type de harcèlement ?  Rudy Reichstadt : Je pense qu’il est de notre responsabilité collective de contraindre les plateformes de réseaux sociaux à prendre leur responsabilité, c’est-à-dire à faire respecter notre loi commune. Il n’y aura aucune amélioration significative de la situation tant que nous ne serons pas déterminés à réguler démocratiquement l’espace numérique. L’approche libertarienne d’un Elon Musk, qui a pris le contrôle de Twitter en octobre dernier, est une hypocrisie sans nom : d’abord parce que, sous couvert de liberté d’expression, Musk a introduit un régime proprement censitaire où les utilisateurs certifiés, qui s’acquittent d’un abonnement d’une dizaine d’euros par mois, bénéficient d’une prime de visibilité algorithmique et de la possibilité de publier des messages plus longs que les autres. Etrange conception de la liberté qui consiste à en donner plus à ceux qui paient, le tout pour financer une plateforme qui ne remplit pas ses missions de régulation des contenus délictueux. Le libertarianisme de Musk repose sur une conception de la liberté d’expression indexée sur celle du Premier amendement de la Constitution des Etats-Unis qui, jusqu’à nouvel ordre, n’est pas la nôtre. Il est navrant de voir qu’elle trouve des alliés objectifs chez les tenants de l’approche utopiste, libertaire, d’un Internet non régulé où les lois qui prévalent hors ligne ne s’appliqueraient pas. Il n’y a aucune raison pour que l’espace numérique soit une zone de non-droit. Le Laboratoire de la République : Une étude sur le complotisme conduite par l’IFOP pour le site AMB-USA.fr a été publiée récemment. Elle révèle notamment que de nombreux Français, 35 %, déclarent « croire aux théories du complot ». Est-on à l’abri d’une incidence de ces phénomènes dans la vie politique nationale, à l’image des succès du trumpisme ? Rudy Reichstadt : Les incidences de la banalisation de cet imaginaire complotiste, nous en avons déjà des illustrations quotidiennes, aussi bien dans la sphère politique, où l’heure est à l’hystérisation du débat public et à la conflictualisation tous azimuts, que dans les médias ou le monde académique. Parce qu’il s’agit d’un discours profondément manichéen, qui arase toute complexité et flatte notre paresse intellectuelle, le complotisme accompagne le populisme comme la nuée l’orage. Il jette le discrédit sur les élites en général et conteste la division du travail sans laquelle nos sociétés complexes modernes ne pourraient fonctionner. De plus en plus de gens s’improvisent tour à tour juges, détectives, historiens, climatologues ou virologues. Il y a là une forme d’anti-intellectualisme qui va de pair avec l’essor d’un analphabétisme politique et historique, notamment chez les jeunes générations, peut-être moins armées que celles qui les précédaient face à la séduction des pseudo-sciences et des croyances infondées.  Le Laboratoire de la République : L'intelligence artificielle se démocratise à un rythme effréné. Que représente-t-elle vis-à-vis des théories du complot : un moyen d'accélérer leur propagation ou à l'inverse un outil permettant de les démentir plus rapidement ?  Rudy Reichstadt : La technologie n’est a priori ni bonne ni mauvaise, elle est ce que nous en faisons. Il y a un usage vertueux des algorithmes en général comme il y a un usage vertueux de l’IA. Celle-ci pourrait évidemment nous servir à mieux lutter contre la désinformation. Mais, pour le moment, nous en voyons surtout les effets négatifs. On assiste à une mise en circulation massive d’images générées artificiellement de moins en moins discernables de véritables images. Le coût d’accès aux procédés techniques permettant de truquer des vidéos ou des images fixes s’est par ailleurs effondré : avec un peu de détermination et un investissement modique, on peut réaliser des faux de très grande qualité. Je crois que cette nouvelle configuration peut avoir deux types d’effets contradictoires. Pour le public qui est le plus familier de la presse et du monde de l’information, cela peut réhabiliter la question de la source et de sa fiabilité. Pour les autres, cela ajoutera de la confusion à un monde perçu déjà largement comme complexe et où la frontière entre fiction et réalité n’est plus aussi nette qu’auparavant. La tentation de se fier aveuglément à ce qui flatte nos propres penchants pourrait alors s’accentuer dangereusement, fragmentant un peu plus notre espace public de débat. 

Salle comble pour Manuel Valls et son ouvrage sur le courage

par L'équipe du Lab' le 17 mai 2023
Ce mardi 16 mai, le Laboratoire de la République a eu l’honneur de recevoir l'ancien Premier ministre et auteur Manuel Valls pour son ouvrage « Le courage guidait leurs pas" publié aux Editions Tallandier.
A la Maison de l’Amérique latine, Marie Ameller et Brice Couturier ont animé la soirée pour parcourir les nombreux portraits et parcours présents dans l'ouvrage. "Le courage se révèle au cours de circonstances exceptionnelles, chez une personne dont rien n'avait encore laissé présager la dimension héroïque" "Il faut être courageux pour défendre la République, ses valeurs, dont la laïcité. Le message universel concerne toute la planète, toute l'humanité face à l'affaissement, face au wokisme, à la cancel culture, à l'extrême droite comme à l'extrême gauche. Il faut que les femmes et les hommes défendent notre République qui est fragile mais qui est notre bien le plus précieux." Retrouver la conversation éclairée de Manuel Valls sur notre chaîne YouTube : https://youtu.be/7inm7rYfmWE CONVERSATION ECLAIREE DE MANUEL VALLS

Michel Rocard, homme moderne et universaliste

par Jean-Michel Djian le 16 mai 2023 J-M Djian
A l'occasion de la sortie de son ouvrage "Rocard, l'enchanteur désenchanté" aux éditions du Cherche midi et de son documentaire "Moi, Michel Rocard, j'irai dormir en Corse", Jean-Michel Djian témoigne de ce qu'était et de ce qu'est encore aujourd'hui Michel Rocard.
A l'occasion de la sortie de son ouvrage "Rocard, l'enchanteur désenchanté" aux éditions du Cherche midi et de son documentaire "Moi, Michel Rocard, j'irai dormir en Corse", Jean-Michel Djian témoigne de ce qu'était et de ce qu'est encore aujourd'hui Michel Rocard. Michel Rocard, ancien Premier ministre sous François Mitterrand, se voulant dirigeant d'une deuxième gauche et véritable homme d'état moderne et universaliste, se révèle grâce à la découverte de documents personnels et politiques et aux confidences de Jean-Michel Djian. Entretien réalisé le 9 mai 2023 https://www.youtube.com/watch?v=_WM2hl8_IKs

Pour sauver les démocraties, regardons les dictatures en face

par Renée Fregosi le 16 mai 2023
Alors que le nombre de régimes autoritaires dans le monde se multiplie, Renée Fregosi, auteur de "Cinquante Nuances de dictature" aux éditions de l'Aube et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque les nouvelles facettes d'un phénomène protéiforme et versatile et nous exhorte à regarder en face les dangers qui nous menacent.
Le Laboratoire de la République : Dans votre livre, "Cinquante nuances de dictature", vous décrivez une situation mondiale alarmante, entre « démocrature », « Jurassik Park du communisme » et « proto-totalitarisme », quel est selon vous le plus grand danger pour la démocratie actuellement ? Renée Fregosi : La dictature peut se définir comme un régime politique contemporain de la démocratie moderne, et qui s’y oppose radicalement, mais de façons diverses en effet. Tandis que des dictatures anciennes, d’inspiration communiste comme Cuba, ou de nature patrimonialiste comme la Guinée équatoriale, perdurent, les démocratures, c’est-à-dire des dictatures déguisées en démocraties par la tenue d’élections ni libres ni équitables constituent un nouveau type de dictature. Parmi celles-ci, on trouve notamment des proto-totalitarismes : mus, comme les totalitarismes anciens, par une vision du monde revancharde foncièrement fantasmatique et belliqueuse, elles miment toutefois le pluralisme politique. Mais les dictatures ne sont pas seulement diverses, elles sont également de plus en plus nombreuses. Entre 2015 et 2021, leur nombre a augmenté à travers le monde tandis que celui des démocraties diminuait de 104 (soit 63% des pays de la planète) à 98 (soit 56%). Et cela ne constitue que le premier élément de ce que l’on peut qualifier de montée des autoritarismes : un danger global et multifacettes. D’une part des régimes dictatoriaux parmi les pays les plus puissants de la planète mettent en œuvre des synergies inquiétantes : la Chine (dictature communiste remasterisée mais toujours hyper centralisée et extrêmement répressive) et les trois proto-totalitaires que sont la Russie post-soviétique, l’Iran des mollahs et la Turquie néo-ottomane s’allient ainsi volontiers selon les circonstances.  Et tous soutiennent de concert ou de façons divergentes de nombreux autres régimes autoritaires moins puissants comme la Corée du nord, le Venezuela, le Mali ou la Syrie par exemple. D’autre part, l’offensive islamiste polymorphe s’affirme sans relâche et gagne sans cesse du terrain tant dans les pays dits « musulmans » qu’en Occident. Or l’islamisme, foncièrement misogyne, homophobe et antisémite, est ennemi déclaré de la démocratie, de la laïcité, de la paix et de la cohésion sociale.  Malheureusement, trop souvent soutenu au motif que l’islam serait la religion des nouveaux damnés de la terre, l’islamisme fréro-salafiste poursuit sa progression à la fois par la terreur des attentats et par un lent travail de formatage des esprits et d’infiltration des institution. Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre des problèmes, au sein des sociétés démocratiques, des idées, des pratiques, des tentations autoritaires se manifestent de multiples manières et dans les champs les plus divers, du populisme à l’élitisme, de l’islamo-gauchisme au wokisme. Aspiration à des politiques « fortes » censées régler miraculeusement les problèmes, conformisme du politiquement correct induisant l’autocensure, imposition technocratique, chantages victimaires tous azimuts, pressions et intimidations, voire violences physiques, jouissance du justicier autoproclamé, veule complaisance dans la soumission se généralisent. Le Laboratoire de la République : A la fin de votre livre vous posez une question aux accents tragiques qui nous interpelle tous en tant que citoyens, la démocratie fait-elle encore envie ? Renée Fregosi : Tout se passe comme si, faute de performance, la démocratie avait épuisé son potentiel mobilisateur. La démocratie étant à juste titre de plus en plus conçue non pas seulement comme un ensemble d’institutions garantissant des droits politiques mais aussi comme devant apporter au plus grand nombre une vie matérielle et morale de qualité, elle se trouve dégradée par un recul du niveau de vie et de la mobilité sociale ascendante. La démocratie ne peut en effet se limiter à la sélection au sein des élites. Il est aussi absurde de considérer que la démocratie est ancrée à tout jamais en Occident que de penser qu’elle est réservée aux vieilles cultures et aux sociétés développées. Mais la démocratie est née et s’est toujours développée dans un cadre étatique (de la cité-État athénienne aux États-nations modernes). Or aujourd’hui, c’est ce cadre qui est lui-même affaibli, par de-là les manquements de telles ou telles politiques publiques nationales. Face à un capitalisme hyper-financiarisé qui s’est émancipé de la tutelle des États, à la montée en puissance du crime organisé sous la forme de mafias qui se jouent des frontières et à une mondialisation de l’information et de la désinformation à travers les nouvelles technologies de la communication notamment, ainsi qu’aux périls du réchauffement climatique et de l’extinction massive des espèces, les États et par voie de conséquence les démocraties se révèlent d’une grande impuissance. Le Laboratoire de la République : Pensez-vous que les instances internationales sont bien armées pour lutter contre les dangers des autoritarismes dans le monde ou contre certains discours autoritaires qui naissent dans les démocraties elles-mêmes ? Renée Fregosi : Que ce soit pour affronter les nouveaux défis globaux ou pour lutter contre les autoritarismes, il est certain que l’indispensable coordination internationale est hélas très en-deçà de ce qu’elle doit devenir. Or, c’est à tort que la dictature ne fait plus peur dans les pays démocratiques, car elle demeurera toujours un événement traumatique pour les individus comme pour les sociétés. C’est pourquoi il est très grave que des intellectuels et surtout des enseignants (sociologues, politologues, anthropologues notamment) troublent les esprits en considérant soit que la dictature n’est qu’un « objet discursif » utilisé par les démocraties occidentales pour se valoriser, soit que ces mêmes démocraties ne sont en fait que des dictatures, ou encore que distinguer dictature et démocratie ne serait pas pertinent. Il faut donc rappeler que si aucun régime n’est jamais « chimiquement pur » (démocratique de part en part sans aucune trace d’autoritarisme, ou dictatorial absolu sans aucun germe démocratique), il existe cependant un critère discriminant entre les deux types d’organisation politique et sociale : le principe du libre choix pour le plus grand nombre (illustré et fondé sur l’élection libre et équitable) versus l’imposition. Qu’une nouvelle fois dans son histoire, le libéralisme politique se trouve confronté au défi de la justice sociale, du partage au plus grand nombre possible des biens matériels et immatériels, est aujourd’hui un fait établi. Mais que les responsables politiques et les peuples doivent retrouver le goût et le courage de promouvoir, rénover et faire fructifier la démocratie dans toutes ses dimensions est un fait aussi incontestable. Alors, pour défendre la démocratie et réactivé l’enthousiasme de l’ascèse émancipatrice, ne faut-il pas commencer par savoir regarder en face les dangers de la dictature ?

Elections en Turquie : enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques

par Aurélien Denizeau le 12 mai 2023
Dimanche 14 mai, auront lieu les élections présidentielles et législatives turques. Alors que Recep Tayyip Erdoğan est au pouvoir depuis 20 ans, un changement d’administration est envisageable. Le pays est confronté à un pouvoir autoritaire s’islamisant, une crise démocratique, économique et sociale sans précédent causée par les récents tremblements de terre ayant fait plus de 50 000 morts. Sur le plan géopolitique, il est au carrefour entre l’Occident et l’Orient et en équilibre diplomatique permanent dans la guerre en Ukraine. Aurélien Denizeau, docteur en sciences politiques et relations internationales et chercheur indépendant spécialisé sur la Turquie, analyse les enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques dans le cas où le président sortant reste au pouvoir ou si l’opposition l’emporte.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous présenter les principaux enjeux des élections en Turquie ?  Aurélien Denizeau : Le principal enjeu de l'élection présidentielle en Turquie est relatif à la poursuite - ou non - du modèle ultra-présidentialiste dominé par Recep Tayyip Erdoğan. En personnalisant sans cesse davantage le régime, le président turc a concentré tous les débats sur sa personne et sur les pouvoirs qu'il s'est fait attribuer. Une victoire lui permettrait de poursuivre dans cette voie et de consolider son pouvoir personnel ; à l'inverse, sa défaite signerait un désaveu, et mettrait un coup d'arrêt à cette personnalisation du régime. Il est important de noter que, pour autant, le retour au régime parlementaire, voulu par l'opposition, ne se réaliserait sûrement pas dans un court terme : en effet, une nouvelle réforme constitutionnelle nécessiterait soit l'obtention d'une large majorité à l'Assemblée (qui semble hors d'atteinte pour le moment), soit la tenue d'un référendum, à haut risque politique. De ce fait, une défaite de Recep Tayyip Erdoğan ne se traduirait pas un changement de régime immédiat, mais davantage par l'ouverture d'une période de transition marquée par des négociations entre les partis politiques représentés à l'Assemblée.  Un autre enjeu relatif à ces élections est la redéfinition des rapports de force entre les différentes tendances politiques. Les coalitions qui se sont construites, soit pour soutenir, soit pour combattre le président Erdoğan résisteront-elles aux résultats du scrutin ? Quel poids peut espérer jouer la mouvance pro-Kurde, qui cherche à jouer le rôle d'arbitre au Parlement ? Les nationalistes, fracturés en divers partis aux allégeances variées, peuvent-il entamer un rapprochement ? Il faudra scruter non seulement les scores des candidats à l'élection présidentielle et des coalitions qui les soutiennent mais, également, à l'intérieur même de ces coalitions, les résultats obtenus par chaque parti.  Le Laboratoire de la République : Quelles sont les forces en présence ? Une alternance semble-t-elle possible ?  Aurélien Denizeau : Le président Recep Tayyip Erdoğan est soutenu par l’Alliance du Peuple, une coalition construite autour de son parti, l’AKP, de tendance islamo-conservatrice, et le parti nationaliste MHP. Cette coalition possède une cohérence idéologique relative, de type national-conservatrice, et s’appuie sur un socle électoral de plus de 40% des voix. Face à lui, son principal adversaire Kemal Kılıçdaroğlu, est le candidat de l’Alliance de la Nation. Cette coalition repose sur six partis très divers : le CHP, le parti kémaliste historique, dont Kılıçdaroğlu assure la présidence ; le İYİ, un parti nationaliste dissident du MHP ; le Saadet, le parti islamiste historique ; le Demokrat Parti, libéral-conservateur ; et deux partis fondés par d’anciens ministres de Recep Tayyip Erdoğan, le DEVA d’Ali Babacan (ancien ministre de l’Économie) et le Gelecek d’Ahmet Davutoğlu (ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre). Cette coalition d’opposition est créditée de plus de 45% des voix ; elle peut arriver au pouvoir et permettre une alternance. Le problème est qu’elle est très hétéroclite en termes idéologiques ; un scénario à l’israélienne n’est donc pas à exclure : les partis alliés risquent de se déchirer en raison de leurs divergences idéologiques, permettant à terme le retour du dirigeant qu’ils avaient voulu renverser. En d’autres termes, même en cas de victoire, le succès de l’opposition n'est pas garanti. Ajoutons enfin que des forces alternatives vont également chercher à peser sur le scrutin. Le parti pro-Kurde et progressiste HDP soutient Kemal Kılıçdaroğlu pour la présidentielle, mais va jouer sa propre stratégie aux législatives et tâchera d’obtenir un groupe parlementaire pour devenir une force d’appoint indispensable. Le candidat nationaliste Sinan Oğan et le kémaliste Muharrem İnce, issu du CHP, vont se disputer le rôle de « troisième homme » du scrutin. La complexité de ce paysage politique rend toute prédiction difficile pour l’avenir. Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences géopolitiques possibles ? Aurélien Denizeau : Même si les partenaires de la Turquie scrutent ce vote avec intérêt, en réalité, la politique étrangère n’est pas un enjeu fondamental cette fois-ci. Les grandes décisions prises par Recep Tayyip Erdoğan au cours des dernières années (neutralité dans le conflit russo-ukrainien ; soutien à l’Azerbaïdjan face aux Arméniens du Haut-Karabagh ; modernisation du matériel militaire…) font globalement consensus au sein de la société turque, car elles sont perçues comme répondant aux intérêts nationaux de la Turquie. Il est probable que sur la forme, l’opposition voudra marquer sa différence, et que quelques changements à la marge sont à prévoir : rapprochement avec les partenaires occidentaux ; réconciliation accélérée avec la Syrie de Bachar al-Assad ; retrait relatif des forces turques de Libye. Surtout, le ton devrait changer : plus de diplomatie, moins de provocations.Toutefois, plusieurs annonces de Kemal Kılıçdaroğlu, par exemple au sujet de projets communs avec la Chine, laissent à penser que la Turquie ne retournera pas dans une logique de bloc occidental. L’idée de diplomatie d’équilibre, multidirectionnelle, sans alliance contraignante, fait aujourd’hui consensus dans le pays. Passer les premiers signaux envoyés à l’Occident (notamment dans l’espoir d’une aide économique conséquente, au vu de la situation difficile du pays), il est probable que la dure logique des intérêts nationaux reprendra le dessus.  Le Laboratoire de la République : Plus particulièrement, les liens avec la France pourraient-ils être modifiés ? Aurélien Denizeau : Kemal Kılıçdaroğlu est réputé francophile, il a vécu en France et parle un peu le français. Il n’entretient pas avec Emmanuel Macron la relation de rivalité réciproque que l’on observe chez le président Erdoğan. On peut donc escompter une période de réchauffement des relations diplomatiques. Un changement possible en cas d’alternance serait l’arrêt du soutien turc à des groupes islamistes et/ou communautaristes présents sur notre sol ; ce permettrait indéniablement l’amélioration des relations bilatérales. Toutefois, il ne faut pas être naïf : en Afrique aussi bien que dans le Caucase, en passant par la Méditerranée orientale, la Turquie continuera de défendre ce qu’elle perçoit comme ses intérêts nationaux. Des désaccords peuvent donc persister, même s’ils seront peut-être gérés de manière plus discrète et moins brutale.

Réforme des retraites : quel regard depuis l’étranger ?

par Samantha Cazebonne le 10 mai 2023
Alors que de nombreux médias étrangers s’intéressent aux manifestations et au contexte social en France, Samantha Cazebonne, sénatrice des Français de l’étranger, nous donne un aperçu, après six déplacements depuis l’annonce de la réforme des retraites (en Finlande, Danemark, Japon, Suède et Madagascar), de la vision de la France à l’international.
Le Laboratoire de la République : Selon l’article du New-York times, « Are French People Just Lazy ? » écrit par Robert Zaretsky (à lire ici), la grogne sociale française s’exprime très rapidement et est très sensible à la hause du coût de la vie. La vie active serait vue comme une corvée et la retraite une libération. Est-ce une spécificité française par rapport aux Etats-Unis ? Samantha Cazebonne : La presse étrangère s’est en effet interrogée sur ce que ces mouvements et ces images, notamment celles des manifestations ou encore celles des ordures qui s’entassaient à Paris et qui ont fait le tour du monde, disent du rapport des Français au travail. La “culture du travail” est différente en France et aux Etats-Unis. Par exemple, dans un sondage récent (IFOP avril 2023), “58% des Français considèrent le travail avant tout comme une contrainte nécessaire pour subvenir à ses besoins”. Aux USA, il y a cette « positive attitude » ou « cool attitude» qui se ressent très vite dans les discussions et qui fait partie du quotidien. On sent que le travail permet de garder un rôle social ou encore que les Américains ont besoin de travailler pour leur retraite surtout quand ils n’ont pas capitalisé. La grogne sociale n’est cependant pas que française, elle monte dans tous les pays de l’Union européenne et nous pouvons voir des appels à la grève et des manifestations qui se multiplient. Les pays de l’Europe ont en effet été en première ligne d’une augmentation des coûts de l’énergie, de la hausse du coût de la vie et notamment liées à la guerre en Ukraine. Des mouvements sociaux se sont organisés à travers un certain nombre de pays, de l’Espagne à la Roumanie, en passant par le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie. En France, les contestations se sont cristallisées depuis quelques mois autour de la réforme des retraites et il y a certes une spécificité française autour des protestations sociales mais la grogne sociale s’exprime à travers toute l’Europe, ce qui peut trancher avec les Etats-Unis où la culture des mouvements sociaux est historiquement bien différente de l’Europe. Le Laboratoire de la République : Quelle est la vision des Français à l’étranger sur le contexte politique et social très conflictuel liée à la réforme des retraites ? Samantha Cazebonne : Il existe plusieurs visions mais celles qui ressortent le plus se caractérisent selon 3 approches contradictoires. La première catégorie pense que les Français sur le territoire national devraient se comparer avec le reste du monde. Pour eux, souvent des expatriés ou résidents ayant délocalisé leur activité professionnelle à l’étranger, lorsque les Français se plaignent ou revendiquent au sujet de la politique ou des questions sociales, ils sont alors qualifiés d’ingrats et d’injustes avec leurs institutions, leurs femmes et hommes politiques et leur régime démocratique. Cela s’explique par le fait que bien souvent à l’étranger on n’attend rien de l’Etat qui nous accueille. On vit même parfois dans des pays qui ne sont pas des démocraties ou n’en ont que le nom. Ces Français-là ne comprennent pas cette résistance aussi forte au changement, aux réformes et à l’adaptation nécessaire aux évolutions du monde. Je constate que ces Français de l’étranger aimeraient que les Français prennent conscience de leur chance, des services dont ils bénéficient que ce soit en matière de prestations, de services sociaux, médicaux ou encore scolaires… Dans le contexte actuel, ils restent cohérents avec leurs positions même s’ils sont un nombre assez significatif à considérer qu’il aurait été bon, entre autres pour l’image de la France à travers le monde, qu’un compromis puisse être trouvé avec les syndicats.Une autre catégorie moins importante de Français de l’étranger et plus proche idéologiquement d’une pensée de gauche a tendance, elle, à considérer que les Français ont raison de maintenir une pression aussi forte, et de s’engager sur le chemin de la résistance. En général, ces Français aimeraient que la France les accompagne davantage à travers le monde en leur donnant accès par exemple à des aides sociales ou une scolarité gratuite partout à travers le monde même si plus des ¾ des établissements français à l’étranger fonctionnent selon un modèle public-privé ou privé. Cette crise trouve donc leur soutien. Ils revendiquent également un soutien aux Français qui luttent contre le gouvernement dès lors où ils peuvent se faire entendre au sein d’une institution ou d’une emprise française. Pour eux, les revendications doivent empêcher la réforme de s’appliquer et la France doit devenir plus égalitaire. Enfin il existe une 3ème catégorie de Français, cette dernière regroupe ceux qui ne rentreront plus en France, ceux qui sont binationaux et vivent à l’étranger et ceux qui ne veulent plus entendre parler de la France. Ces Français-là ne s’intéressent pas ou de loin aux mesures prises actuellement. Ils savent qu’elles ne les toucheront pas donc ils observent, et peut-être rejoignent l’un ou l’autre des premiers positionnements mais sans pour autant l’exprimer publiquement ou se sentir touchés par les changements ou la crise sociale en France. J’aurais également pu évoquer une catégorie qui regroupe les retraités qui globalement voient la France comme un refuge au cas où mais, comme ils ont fait le choix de la quitter pour différentes raisons, ils rejoignent plutôt la première catégorie de FDE. Le Laboratoire de la République : Quel est le regard à l’étranger de la gestion de la crise par le Président de la République Emmanuel Macron ? Samantha Cazebonne : Si la question est orientée vers les Français de l’étranger, ce qui ressort dernièrement et régulièrement c’est une forme de regrets. Les FDE ne votent que peu pour les extrêmes et ils se retrouvent donc globalement autour de positions consensuelles. Ils auraient donc aimé qu’un consensus plus large soit trouvé sur la réforme des retraites. Néanmoins, ils soutiennent la position et le choix du Président pour une majorité, on ne sent pas une hostilité forte où alors on ne me l’exprime pas directement. Le président de la République a suscité beaucoup d’attentes et son image à l’étranger a toujours été plutôt positive, voire très positive, les Français aimeraient donc garder ce regard qu’on leur envie à l’égard du chef d’Etat. Si la lecture de votre question s’oriente davantage sur la manière dont les pays que je traverse analysent la gestion de crise par le président, je dirai que de prime abord c’est souvent les Français qui sont remis en question. On ne nous comprend pas mais, ce qui a changé par rapport au mouvement des gilets jaunes, c’est que le président suscite davantage de questionnements sur sa méthode et son positionnement personnel. Peut-être la presse étrangère est-elle orientée par les médias français ? Je vous rappelle que l’une des seules chaînes françaises que l’on peut regarder de son téléphone ou ordinateur partout dans le monde et sans VPN est BFM TV. Par conséquent, si un étranger ou un journaliste écoute les informations via ce canal, il peut vite se laisser orienter.

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