Depuis quelques semaines, notamment dans le contexte de la visite d'Olaf Scholz en France le 26 octobre dernier, de nombreux commentateurs ont évoqué l'existence de tensions dans la relation franco-allemande. Christian Lequesne, ancien directeur du CERI et professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris, évoque pour le Laboratoire de la République les doutes qui planent sur l’avenir du leadership franco-allemand.
Le Laboratoire de la République : De nombreux commentateurs ont évoqué l’existence de tensions dans la relation franco-allemande. De quoi parle-t-on exactement ?
Christian Lequesne : Ce sont des tensions liées à deux problèmes : d'abord les questions de dépendance énergétique, et par ailleurs des difficultés à se mettre d'accord sur les questions de défense. Sur les questions énergétiques, les Allemands, comme vous le savez, sont beaucoup plus dépendants que nous ne le sommes du gaz russe. Ils ont été très peu raisonnables ces dernières années puisque, à l'époque de Madame Merkel, ils ont encore négocié la construction d’un nouveau pipeline avec les Russes, le fameux Nord Stream II, qui finalement n'est pas entré en fonction (Nord Stream I a par ailleurs été saboté, sans que l'on sache avec certitude si ce sont les services russes qui sont à l'origine de ce sabotage). Ils ménagent un peu cette question de la dépendance à l'égard de la Russie, parce que leur industrie a besoin d'énormément de ressources. Les Allemands ont donc tendance à faire cavalier seul. Ils se sont par exemple opposés à une proposition française qui était très largement soutenue par l'ensemble des pays européens qui consistait à fixer un seuil au prix des importations en provenance d'autres pays que la Russie, parce qu'ils ont peur que cela amène le Qatar, la Norvège, l'Azerbaïdjan à ne pas vouloir vendre à l'Europe. Du côté de la France, du côté de la Belgique, du côté de l'Italie, on est très soucieux de la question des prix. Deuxièmement, les Allemands ont pris une série de mesures, un paquet d'aides aux consommateurs, qui représente quand même 200 milliards d'euros, sans véritable consultation préalable de Paris et des autres Européens. Et il est évident que ces aides faussent d'une manière ou d'une autre la concurrence puisqu'on est dans un système de libre marché. Les Allemands étaient aussi très favorables au développement d'un pipeline entre l'Espagne et la France qui permettrait d'alimenter l'Allemagne à partir des ports espagnols. Des problèmes environnementaux se posaient côté français, pour la Catalogne française notamment. Ce projet a été abandonné, mais cela a été aussi un élément de tension.
Deuxième sujet : la défense. Sur les questions de défense, le chancelier allemand a annoncé il y a plusieurs mois un plan de modernisation de l'armée de 100 milliards d'euros. En même temps, les Allemands ne jouent pas le jeu de la coopération industrielle, et cela énerve un peu la France. Il y a en particulier deux sujets de contentieux qui sont la construction d'un avion de combat (SCAF) et la construction d'un char (le projet MGCS). Par ailleurs, les Allemands ont souscrit à l'idée de l'autonomie stratégique européenne très chère au Président de la République, mais en même temps, ils restent très classiquement otanien et ont, par exemple, accepté de faire partie d'un consortium de quatorze pays de l'OTAN auxquels il faut ajouter la Finlande, simplement candidate, pour développer un bouclier antimissile. La France n'a pas vu cela d'un très bon œil parce que nous avons notre propre système antimissile sol-air développé avec des Italiens. Il y a donc beaucoup de sujets de contentieux.
Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences ces contentieux peuvent avoir dans les prochains mois et les prochaines années ?
Christian Lequesne : il y a un effet d'entraînement politique au sein de l'Union Européenne. La capacité de leadership des deux pays est forcément entamée par ces contentieux bilatéraux. Or, d'un point de vue empirique, on constate qu'il est difficile de faire progresser l'agenda de l'Union Européenne, c'est à dire les politiques de l'Union européenne, s’il n'y a pas d'accord franco-allemand. C'est une sorte de condition structurelle de l'évolution européenne. Quand le couple franco-allemand est en désaccord, les dossiers n'avancent pas aussi vite que nécessaire.
Le Laboratoire de la République : ces tensions peuvent-elles avoir des conséquences sur la politique européenne relative au conflit ukrainien ?
Christian Lequesne : Je ne pense pas que les Français et les Allemands soient divisés sur le conflit ukrainien. Les lignes de clivage sont ailleurs. La vraie question qui se pose sur la doctrine de l'Union européenne à l'égard de la paix par exemple, c'est de savoir si on peut accepter une paix sans vainqueur et sans perdant, ou si l'on doit considérer que la paix n'est acceptable que s'il y a une défaite de la Russie. La France, comme l'Allemagne et comme l'Italie, est plutôt du premier avis : j’ai l’impression que ces pays sont prêts à accepter les conditions d'une paix, comme on l'a fait pour la Crimée, qui tienne compte de l'annexion des quatre territoires. En revanche, pour les Polonais, pour les Baltes, pour les Finlandais, pour les Suédois, cette option est totalement inacceptable. Ils estiment qu'il ne peut y avoir de paix qu'à partir du moment où la Russie aurait perdu la guerre contre l’Ukraine. C'est une vraie ligne de clivage. Les Français et les Allemands sont donc plutôt dans le même camp qui souhaite ménager la Russie au nom d'un principe de réalisme.
Le Laboratoire de la République : cette situation est-elle conjoncturelle ou peut-elle durer ?
Christian Lequesne : Pour vous répondre, il faudrait savoir si, véritablement, les Allemands se soucient moins aujourd'hui de la relation avec la France en Europe, ou si ce ne sont que des évènements conjoncturels. Pour l'instant, je crois qu'aucun analyste sérieux ne peut répondre à cette question. Mais il y a des tendances qui montrent qu'à Berlin, on est moins sensible aujourd'hui à la recherche de compromis systématique avec la France, pour progresser en Europe, qu'on ne l'était dans le passé. Alors que du côté français, on sent bien dans le discours du Président de République, que la relation avec l'Allemagne reste fondamentale. Cela traduit aussi une forme d'asymétrie de puissance entre les deux pays qui s'est installée et qui rend la relation bilatérale plus compliquée, dès lors qu'on parle d'effet d'entraînement dans l'Union européenne.
Ce n’est pas la première fois qu’il n’y a pas d’accord entre les Français et les Allemands sur des sujets importants. Mais le couple franco-allemand a tout de même une caractéristique invariable, c’est la recherche du compromis : on arrivait jusqu’à présent à mettre les sujets de contentieux sur la table et à trouver des compromis. Plus les positions de départ sont opposées, plus il y a une capacité à trouver un compromis final. Si ce schéma se vérifie encore, ce qui se passe n’est pas très inquiétant. En revanche, la condition du compromis, c’est une volonté commune de faire avancer l’Europe avec l’Allemagne. Il y a un point d’interrogation sur ce sujet côté allemand : n’est-il plus forcément nécessaire de s’entendre avec les Français pour faire progresser l’Europe ?
Le Laboratoire de la République : les Allemands imaginent donc d’autres formes de relations partenariales ?
Christian Lequesne : Les Allemands ont des soutiens importants en Europe du Nord. Les Pays-Bas, le Danemark, la Suède par exemple sont des pays qui considèrent qu’il y a un modèle allemand vertueux, le modèle de l’économie allemande. Dans l’ensemble, les Allemands ont des soutiens, alors que du côté français, c’est plus compliqué. L’Europe du Sud, la Grèce et l’Espagne, oui, mais ça ne pèse pas énormément dans le de processus de décision.