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Syrie : « L’islamisme modéré, cela n’existe pas »

par Omar Youssef Souleimane le 12 décembre 2024 Omar Youssef souleimane
Dans cet entretien, l'écrivain franco-syrien Omar Youssef Souleimane livre sa vision de la chute du régime de Bachar al-Assad. Il brosse le portrait sensible d'une société syrienne partagée entre l'euphorie de s'être débarrassée du joug d'un tyran, et l'inquiétude de la menace islamiste portée paradoxalement par les artisans de sa libération : les rebelles d'Hayat Tahrir Al-Cham, mouvement islamiste qui rêve de s'acheter une respectabilité politique. Une société qu'il juge néanmoins suffisamment forte pour faire face au défi de la reconstruction démocratique.
Le Laboratoire de la République : Après des décennies de souffrance et de cauchemar, la Syrie s’est libérée du joug de Bachar al-Assad. Omar Youssef Souleimane, vous étiez de ceux qui criaient « Liberté ! » lors du printemps arabe en 2011. Vous avez connu la répression sanglante et le régime de terreur avant votre exil en France. Quelle a été votre première pensée en réalisant que le gouvernement de Bachar al-Assad allait tomber ? Omar Youssef Souleimane : L’incrédulité d’abord, puis la joie. Comme tous les Syriens, j’ai la sensation d’avoir besoin d’un peu de temps pour réaliser complètement l’ampleur de l’évènement. J’ai parfois l'impression de marcher comme dans un rêve.  Il faut mesurer à quel point le destin de la Syrie est enchaîné à celui de cette famille depuis 50 ans : j’ai grandi dans ce que le monde entier appelait la « Syrie d’al-Assad ». Aujourd’hui elle a cessé d’exister. L’élan de 2011 s’était écrasé contre la brutalité du régime de Bachar al-Assad et l’infiltration des islamistes, aujourd’hui c’est une nouvelle fenêtre d’opportunité qui s’ouvre pour penser une Syrie libérale, démocrate et laïque. Mais cette chute de la dictature, je la vis aussi dans ma chair de citoyen français. Pour moi, ce renversement marque par certains aspects une victoire de mon pays, la France. Celle des valeurs universalistes, qui n’accepte pas les bafouements de tous les droits de l’homme et les massacres sur son propre peuple. Le Laboratoire de la République : Vous avez pu parler à votre famille, vos proches ? Dans quel état d’esprit sont-ils ? Omar Youssef Souleimane : Après près de 12 ans sans communication ou presque, j’ai pu les appeler, c’était très émouvant. J’avais oublié le son de leurs voix, il m’était impossible de les contacter sans les mettre en danger tant que le régime avait le contrôle total de toutes les communications. Ils sont fous de joie, il y a une sorte de soulagement général, d’euphorie collective. Bien sûr, il faut attendre de voir comment la situation va évoluer, la Syrie est un pays dont le futur est plus que jamais incertain, à la fois dans son évolution interne mais aussi parce que la région est extrêmement mouvante.   Le Laboratoire de la République : Vous parlez très justement d’une fenêtre d’opportunité. On imagine que les sensations d’espoir de pouvoir construire une société démocratique et de joie de s’être débarrassé de Bachar al-Hassad sont tempérées par la peur d’une islamisation du pays, sous l’impulsion des rebelles islamistes d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC) ? Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, la partie sera compliquée. Mais il faut bien mesurer l’étendue du soulagement d’un peuple qui se débarrasse d’une histoire faite uniquement pendant ces dernières années d’angoisse et de terreur. Les prisons comme celle de Saydnaya, qui étaient de vrais abattoirs humains et dont la perspective terrorisait tous les Syriens dès leur enfance, s’ouvrent aujourd’hui. Il va falloir lutter pour ne pas laisser l’islamisme gangréner cette libération, mais il faut d’abord laisser le peuple panser ses plaies et profiter de cette bouffée d’air qui lui a été refusée pendant si longtemps. Il faudra beaucoup de temps pour mesurer l’ampleur du sadisme du régime de Bachar al-Assad, et bien plus de temps encore pour se remettre des centaines de milliers de morts qui ont déchiré des familles entières. Tout l’enjeu sera ensuite bien sûr de construire une Syrie libérale, démocrate et laïque. Une Syrie fédérale, où les Kurdes sont amenés à jouer un rôle, et qui puisse nous mette à l’abri de l’abus de l’ultracentralisation du pouvoir qui a favorisé les dictateurs. Le Laboratoire de la République : Le leader d’HTC, l’islamiste Abou Mohammed al-Joulani, a tenté de rassurer les opinions publiques en parlant de la « diversité syrienne » notamment. Est-ce que vous y croyez ? Omar Youssef Souleimane :  J’ai un principe simple :  on ne peut jamais, au grand jamais, faire confiance à un islamiste. Un islamiste qui vous parle de diversité, c’est une chimère. L'islamisme modéré, ouvert, c’est comme un imam athée : cela n’existe pas.  Par ailleurs, Abou Mohammed al-Joulani est un expert de la taqîya (dissimulation de la foi dans un but de conquête, NDLR), il a par exemple repris son nom civil - Ahmed Hussein al-Chara - pour inspirer la confiance de la communauté internationale et du peuple syrien. Mais il porte évidemment avec lui le projet d’une société islamique radicale. Les Syriens connaissent ces stratégies par cœur, il est hors de question de rentrer dans ce jeu-là.  Il faut systématiquement les dévoiler, et montrer l’ampleur de leurs contradictions.  Le Laboratoire de la République : Vous croyez au renouveau démocratique de la Syrie ? Omar Youssef Souleimane : Je suis optimiste : les Syriens ont vécu toutes les horreurs ces dernières années : la guerre civile, Daesh, l’occupation en tout genre… Ils en ont tiré des leçons. Ils n’accepteront pas l’imposition d’un état islamique. De plus, la diversité ethnique et communautaire en Syrie, qui a servi jusqu’ici à attiser les braises de la guerre civile, peut jouer à l’inverse un rôle de garde-fou contre l’islamisme radical. Gardons en tête que presque 40% de la population syrienne est constituée de minorités, c’est une mosaïque qui peut faire obstacle à l’établissement d’un islam tout puissant. Il faut compter sur les militants, les démocrates syriens qui existent encore et doivent porter un projet de l’intérieur. Aujourd’hui ils sont très mal organisés, mais la peur a quitté leur camp. Le Laboratoire de la République : Vous vous engagerez personnellement dans cette reconstruction ? Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, mais d’abord en tant qu’écrivain et que citoyen français, porteur des valeurs universalistes que ce pays charrie. Je serai dans le premier avion pour Damas, dès la réouverture de l’aéroport. Je veux retrouver ma famille, et redécouvrir la Syrie, la comprendre de nouveau après toutes ces années. J’ai parfois la sensation d’avoir une dette à rembourser ainsi que des moments à vivre qui m’ont été confisqués. Ma mission d’écrivain c’est aussi de chercher ce soulagement de la mémoire et de donner ma voix pour une reconstruction démocratique de la Syrie.

Syrie : « Ce sont les ennemis de l’Occident qui ont gagné »

par Patrice Franceschi le 11 décembre 2024 franceschi noir blanc
Après la chute du régime de Bachar al-Assad, l'écrivain et aventurier français met en garde contre tout enthousiasme autour de l'arrivée au pouvoir des rebelles islamistes d'Hayat Tahrir al-Cham. Patrice Franceschi nous alerte en particulier sur la situation des Kurdes en Syrie. Il décrypte aussi la stratégie de communication déployée par leur leader Abou Mohammed al-Joulani, nouvel homme fort de la Syrie, et le jeu de dupes qui risque de se mettre en place avec la communauté internationale.
Le Laboratoire de la République : Quelle est votre analyse de la chute éclair du régime de Bachar al-Assad, renversé en une dizaine de jours par les rebelles islamistes du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS) mené par Abou Mohammed al-Joulani ? Patrice Franceschi :  Vous utilisez le terme de « rebelles islamistes », d’autres médias sont moins prudents et utilisent simplement le terme de « rebelle » avec ce qu’il charrie de positif. Le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) est un groupe islamiste, il convient de le répéter. Il suffit de regarder la situation dans la poche d’Idleb qui est sous leur contrôle : c’est un petit califat totalitariste, sous influence turc à la mode Daesh. HTC n’a pas changé magiquement de nature en trois semaines. Toute cette affaire me rappelle ce qu’il s’était passé en Iran en 1979 : la haine du Shah d’Iran était telle qu’en France tous les journaux encensaient l’ayatollah Khomeini, y compris les intellectuels comme Michel Foucault. Puisque Khomeini était contre le tyran reconnu, il avait le blanc-seing de la communauté internationale. Bachar al-Assad est un criminel devant l’Histoire, qui a du sang sur les mains jusqu’aux coudes. D’un point de vue moral, il est normal de se réjouir de sa chute. Mais d’un point de vue politique, il n’est pas impossible que celui qui le remplace aujourd’hui soit pire que lui, comme l’ayatollah Khomeini a été pire pour le peuple iranien que le Shah Mohammad Reza Pahlavi : il est donc hors de question de se réjouir de l’arrivée d’al-Joulani au pouvoir. Le Laboratoire de la République : La Syrie pourrait donc tomber de Charybde en Scylla ? Patrice Franceschi : Il ne faut avoir aucune confiance dans HTC. Ce sont les ennemis de l’Occident qui ont gagné, de nos démocraties et de toutes nos valeurs d’égalité et de liberté. Des islamistes téléguidés par la Turquie et financés par les Qataris. Ce groupe est morcelé, instable, mais tenu dans équilibre fragile par les Turcs. Ce sont les Turcs qui sont à la manœuvre depuis le début : ce sont eux qui contrôlent indirectement la poche d’Idleb, ce sont eux encore qui ont amalgamé les résidus des groupes islamistes après l’éclatement de Daesh, du front Al-Nostra, d’Al-Qaeda et de dizaines d’autres groupes terroristes pour les réunir sous cette unité un peu factice d’HTC. Sans oublier les brigades islamistes étrangères, notamment les brigades françaises dont on estime qu’ils sont environ 200 avec al-Joulani, les islamistes ouighours, turkmènes et bien d’autres. Enfin ce sont eux qui ont fabriqué l’armée nationale syrienne (ANS), qui la contrôlent et la financent, notamment pour persécuter les Kurdes. Tout cela forme une sorte de confédération islamiste plus ou moins bien contrôlé par la Turquie d'Erdoğan qui a deux objectifs clairs : chasser Bachar al-Assad du pouvoir et éliminer les Kurdes afin de pouvoir être les seuls maîtres du jeu dans la région. Or il me semble que cet agenda, pourtant assez bien établi, est souvent passé sous silence dans les médias. Le Laboratoire de la République : Vous estimez que les Kurdes sont abandonnés par la communauté internationale ? Patrice Franceschi : Oui, les Kurdes sont une fois de plus abandonnés par la communauté internationale, en particulier par les Américains.  Ce sont les premières victimes des deals économiques des Etats-Unis avec les Russes, les Iraniens et les Turcs, exactement comme en octobre 2019 quand Donald Trump avait donné le feu vert à Erdogan pour s’emparer d’une partie des territoires libérés de Daesh par les Kurdes, où se retrouve aujourd’hui une partie de l’armée nationale syrienne qui les attaque et les persécute sans relâche.   Le Laboratoire de la République : Quid des chrétiens de Syrie ? Patrice Franceschi : L’immense majorité est déjà partie, l’autre est soit du côté des forces démocratiques kurdes, soit est restée à Damas ou Alep. Ils n’ont rien à craindre dans l’immédiat, car la politique des islamistes menés par al-Joulani est de faire le moins d’esclandre possible pour faire croire qu’ils sont des partenaires démocratiques avec qui l’on peut discuter : il n’y aura probablement aucune exaction dans les premières semaines, voire les premiers mois. Mais ils ont tout à craindre dans l’avenir. Le Laboratoire de la République : En parlant de stratégie de communication, le leader des islamistes, Abou Mohamed al-Joulani, a délaissé sa tenue traditionnelle pour le costume ou le treillis militaire, et depuis l’offensive qui a mené à la chute de Bachar al-Assad, il demande désormais qu’on l’appelle par son patronyme civil, Ahmed Hussein al-Charaa, et non plus par son nom de guerre. Faut-il y voir des signes positifs pour le futur de la Syrie ou est-ce de la poudre aux yeux ? Patrice Franceschi : C’est toute la force de la taqîya (dissimulation de la foi dans un but de conquête, NDLR). Il s’agit de faire baisser la garde aux ennemis potentiels, c'est à dire à l'Occident, leur faire croire que l'on a complètement changé, que l'on est en réalité un groupe parfaitement raisonnable, fréquentable, compatible avec les valeurs humanistes. Abou Mohammed al-Joulani n’imposera pas la sharia dès les premières semaines, la stratégie est pensée à long terme. HTC va simplement tromper la communauté internationale et attendre le moment opportun pour établir son régime totalitaire, une fois qu’ils se sentiront suffisamment solidifiés au pouvoir. Les islamistes qui viennent de renverser Bachar al-Assad ne commettront pas les mêmes erreurs que les talibans qui se sont décrédibilisés trop vite sur la scène internationale. Le Laboratoire de la République : Jean-Noël Barrot, le chef de la diplomatie française démissionnaire a annoncé après la chute de Bachar al-Assad que l’appui de la France à la transition politique « dépendra du respect des droits des femmes, des minorités et du droit international ». Or, vous soulignez avec justesse que ces droits seront respectés dans le cadre de la taqîya, au moins pendant les premiers mois du nouveau régime. A quoi faut-il conditionner l’appui de la France dans ce cas-là ? Patrice Franceschi : Il ne faut pas être dupe et intégrer le fait que les signes positifs que l’on risque de constater dans les premiers mois en Syrie - notamment pour les femmes - font partie d’une communication soigneusement orchestrée et pensée en amont. Il faut donc bien sûr renouer des liens diplomatiques, s’impliquer et discuter avec les pouvoirs en place mais sans naïveté. On peut imaginer par exemple imposer à al-Joulani que les Kurdes – qui contrôlent un tiers des territoires et qui sont pour l’instant les seuls vrais démocrates de la région - soient une composante des discussions, et non pas seulement des cibles à éliminer pour l’armée nationale syrienne. Il est nécessaire que l’on conditionne le soutien de la France à la garantie de sécurité des Kurdes et à leur intégration dans la construction d’une solution politique : si les nouvelles forces politiques en Syrie se plient à ces exigences, alors ce sera un gage de sérieux, sinon c’est de la pure taqîya qu’il faudra dénoncer. Reste aussi l’inconnue de la stabilité réelle de la coalition islamiste d’HTC : il ne faut pas oublier que tous ces groupuscules issus de Daesh, des différentes milices, d’Al-Nostra etc. se détestent entre eux. Il n’est pas impossible que la Turquie ne parvienne pas à contenir les rivalités de pouvoir qui vont se faire jour dans les prochaines semaines et que cet épisode ne se termine à la libyenne.  

Israël-Palestine : L’Europe face à la guerre au Proche-Orient

par Yasmina Asrarguis le 21 février 2024
Cette étude réalisée par Yasmina Asrarguis, chercheure-spécialiste de géopolitique du Moyen-Orient, analyse un total de 1 284 publications originales sur la plateforme sociale X, publiées par les dirigeants européens Charles Michel, Emmanuel Macron, Josep Borrell, Olaf Scholz, Roberta Metsola et Ursula Von der Leyen entre le 6 octobre 2023 et le 24 janvier 2024. Bien que les 27 pays s'accordent sur la nécessité de relancer les pourparlers en vue d'une solution à deux États, la stratégie diplomatique de l'UE peine à convaincre les parties prenantes de la faisabilité d'une conférence de paix en Europe. Pour l’heure, la nécessité est aux efforts diplomatiques continus et persistants auprès des acteurs régionaux, cela permettra à l’Europe de gagner en crédibilité en tant que médiateur et de porter sa voix lors des pourparlers entre Israéliens, Palestiniens et pays arabes.
Fin janvier 2024, les tractations à Paris entre les services de renseignements israéliens, américains, qataris et égyptiens ont permis de négocier les termes d’une possible trêve des combats ainsi que la libération d’otages israéliens détenus par le Hamas et le Jihad islamique. Le choix de Paris dans le cadre de cette nouvelle phase de négociations est à saluer, bien que le retour de l’Europe dans les négociations de paix, entre Israéliens et Palestiniens, demeure timide et limité à la médiation avec le Hezbollah. Alors que la France s’apprête à accueillir, dans les prochains jours, l’émir du Qatar en visite officielle, nous analysons ici le positionnement diplomatique des décideurs européens ainsi que leurs discours politiques depuis le massacre du 7 octobre 2023. GUERRE ISRAEL-HAMAS: RETOUR DE L’EUROPE DES DEUX BLOCS Face à la guerre Israël-Hamas à Gaza, les dirigeants européens ont d’abord condamné le massacre et les crimes commis contre les civils israéliens, avant d’emboîter le pas de la diplomatie onusienne en appelant au cessez-le-feu humanitaire et à la reprise des négociations diplomatiques. La division même de l’Europe en deux blocs est apparue comme indéniable dès le 10 octobre dernier à l’Assemblée générale des Nations Unies, lors de l’adoption en session d’urgence d’une résolution jordanienne en matière de protection des civils et de respect des obligations juridiques et humanitaires à Gaza :  en phase de négociation, certains pays européens ont vivement critiqué l'absence de formulation concernant le massacre d'Israéliens et la nécessité de libérer tous les otages israéliens détenus par le Hamas. Vote des Européens à la résolution onusienne appelant à une "trêve humanitaire" immédiate et durable (27/10/2023)   Yasmina Asrarguis Défendue publiquement par l'Iran, cette résolution fut votée par une large majorité d’États membres de l'ONU, avec 120 voix en faveur de la résolution, 14 contre et 45 abstentions. Au sein de l’Union Européenne, huit pays votèrent en sa faveur : l’Espagne, le Portugal, Malte, la Belgique, le Luxembourg, l’Irlande, la Slovénie, et la France, contre quatre pays qui s’y opposèrent : l’Autriche, la République Tchèque, la Croatie, et la Hongrie. Enfin, quinze pays européens ont fait le choix de l’abstention : la Bulgarie, Chypre, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, l’Allemagne, la Grèce, l’Italie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Suède, et la Slovaquie. Pour rappel, ce vote intervient quelques jours après que le Conseil de sécurité ait échoué, en quatre sessions, à parvenir à un quelconque accord et consensus sur la situation au Moyen-Orient. Le grand fossé qui sépare l'Europe de l'Ouest de l'Europe de l'Est témoigne des frontières idéologiques qui prévalent au sein de l'Union européenne : le positionnement diplomatique en matière de paix au Moyen-Orient n'échappe pas aux facteurs endogènes que sont l'histoire nationale, la démographie et les alliances avec les grandes puissances. Ces éléments structurels ont façonné les relations des États membres de l'UE avec les Israéliens et les Palestiniens, mais aussi leur volonté de s'engager ou de se désengager de la région en temps de guerre. GUERRE DU SOUCCOT : ANALYSE DES PRISES DE PAROLES POLITIQUES a. La France, premier pays d’Europe, à s’exprimer sur le conflit Entre le 6 octobre 2023 et le 24 janvier 2024, nous avons analysé un total de 1284 publications sur la plateforme sociale X, postées par les principaux décideurs européens dont Charles Michel, Emmanuel Macron, Josep Borrell, Olaf Scholz, Roberta Metsola et Ursula Von der Leyen. Au cours de nos recherches, nous avons constaté des différences fondamentales dans la manière dont les dirigeants européens s’expriment sur ce dossier, à commencer par le nombre de publications qu'ils ont consacré à la guerre en Israël-Palestine. Depuis le 7-Octobre, près d'un quart (22 %) des expressions publiques des leaders européens mentionnent le conflit en Israël-Palestine, à l’exception des publications de Roberta Metsola qui ne mentionne nullement le « conflit ».  En revanche, environ un tiers (31 %) des publications de Josep Borrell mentionnent le conflit israélo-palestinien ou les parties belligérantes, suivi par Olaf Scholz (28 %), Emmanuel Macron (26 %), Ursula Von der Leyen (19 %) et Charles Michel (14 %). Josep Borrell a, du fait de sa fonction, publié le plus grand nombre de tweets sur le conflit en chiffres absolus (96 au cours de la période observée), ce qui représente un tiers de toutes les publications faites par les dirigeants de l'UE. Il est suivi par Emmanuel Macron (71 publications), Olaf Scholz (50), Ursula Von der Leyen (47) et Charles Michel (24). Nous avons ensuite segmenté les publications et analysé le contenu de ces expressions publiques, qui dans leur grande majorité tente à réaffirmer les objectifs de court-terme des dirigeants européens : désescalade, respect du droit humanitaire, protection des civils, et libération des otages. Expressions politiques des européens sur le conflit Israël-Hamas, en nombre de publications Twitter  (6 octobre 2023 au 24 janvier 2024)  Yasmina Asrarguis b. Evolution de l’expression politique avec la guerre Dans les premières semaines qui ont suivi l’attaque terroriste du Hamas dans les kibboutzim et au festival Tribe of Nova, les dirigeants européens se sont empressés de condamner publiquement les massacres et de les qualifier d'actes terroristes, réclamant par ailleurs la libération des otages israéliens. Six semaines après le          7 -Octobre, les leaders européens ont cessé de mentionner explicitement la barbarie et le terrorisme du Hamas, tout en réclamant la libération des otages israéliens. Au premier jour de l’opération Déluge d’al-Aqsa, riposte israélienne à Gaza, les Européens ont subitement changé de discours politique en insistant dorénavant sur l’importance de la protection des civils et de la mise en place de couloirs humanitaires. À mesure que le conflit évolue depuis novembre 2023, nous constatons que les décideurs européens persévèrent dans leur appel commun à la désescalade, tout en insistant sur l’importance du solution politique à deux États.    Yasmina Asrarguis A ce jour, la crise humanitaire reste l’enjeu principal de prise de parole européenne et la question de la résolution politique du conflit n’a véritablement gagné du terrain que six semaines après le début des hostilités sans que cela ne fasse l’objet d’une grande vision ou stratégie pour la paix. Comme en témoigne le graphique ci-dessous, la chute drastique du nombre de publications sur la guerre Israël-Hamas à partir de décembre 2023 (semaine 8) témoigne d’un progressif retrait ou travail à la marge des décideurs européens. Il est à noter qu’il n’y a eu aucun déplacement majeur de leader Européen en Israel-Palestine en 2024, à la différence du secrétaire d’Etat américain en visite officiel à Jérusalem le 7 février dernier.  Armer la diplomatie européenne d’ambition L’UE doit statuer sur le niveau d’incitation économique et politique qu'elle souhaite mettre sur la table afin de décourager l'escalade en Israël-Palestine. Les dirigeants de l'UE ont publiquement déclaré qu'ils étaient prêts à soutenir toute forme de processus de paix conduisant à une solution à des deux États. Cette position de facilitateur doit maintenant être renforcée par une initiative pragmatique ou des pourparlers secrets qui ouvriraient la voie à une conférence de paix plus large. Alors que la guerre Israël-Hamas fait rage, l’Europe peut contribuer à un effort de stabilisation grâce à trois principaux leviers d’action. Premièrement, les États membres de l'UE doivent investir en capital politique auprès des acteurs régionaux de confiance, et dont la capacité de médiation et de stabilisation est avérée. Deuxièmement, les dirigeants de l'UE se doivent d’être plus visibles, proactifs et présents sur le terrain lors des sommets et forums régionaux au cours desquels la paix au Moyen-Orient est débattue. Enfin, l'aversion de l'Europe à la guerre au Proche-Orient doit être mise au service d’une nouvelle ambition diplomatique et stratégique permettant de relancer le dialogue politique entre Jérusalem et Ramallah, mais également de positionner l’Europe sur le plan régional.

Soft Power et alliances des Etats arabes du Golfe : jusqu’où ira la quête d’influence ?

par Frédéric Charillon le 19 décembre 2023 Trois dirigeants des Etas arabes du Golfe
La coupe du monde de football au Qatar, la médiation par le Qatar de la libération des otages détenus par le Hamas, la COP 28 à Dubaï ou encore l'exposition universelle de 2030 à Riyad nous questionnent sur le jeu d'influence qu'exerce cette région du Moyen-Orient. Alors que les préoccupations relatives aux droits de l'homme et aux risques écologiques ont été soulevées, la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar s'accroit de plus en plus. Eclaircissement sur la situation avec Frédéric Charillon, professeur de science politique à l’Université Paris Cité et à l’ESSEC, ancien directeur de l'institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM), et auteur de « Guerres d’influence » (Odile Jacob, 2022).
Le Laboratoire de la République : En quoi la diplomatie et le soft power jouent-ils un rôle crucial dans la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar dans les relations internationales ? Y a-t-il des exemples concrets qui illustrent leur utilisation efficace ? Frédéric Charillon : Les pays du Golfe ont tenté de mettre au point depuis plusieurs années une stratégie de communication qui vise essentiellement à les présenter non plus comme de seuls producteurs énergétiques et exportateurs de réseaux religieux, mais également comme des pays d'avenir, dotés d'une sensibilité intellectuelle et d’un sens moderne des responsabilités internationales. Plusieurs raisons à cela : d'abord, l'impératif pour eux de dissiper l'image de l'émir arrogant tel qu'elle est généralement perçue dans les pays arabes non pétroliers. On se souvient de la profonde division du monde arabe lorsque le Koweït fut envahi par l'Irak le 2 août 1990 : une moitié de la Ligue arabe avait refusé de condamner l'invasion du pays par les troupes de Saddam Hussein, avec un plaisir parfois non dissimulé à voir le riche petit état pétrolier prendre une leçon. Deuxièmement, la rente énergétique s'épuise dans certains pays, mais surtout, même lorsque les réserves restent importantes, la dépendance aux exportations pétrolières ou gazières, trop forte, nécessite une diversification des recettes. Une entrée plus forte dans le monde et dans la diversification de l'économie mondiale est donc devenue nécessaire pour les riches états pétroliers. Ce qui suppose des partenariats nouveaux, des clients, des terrains d'investissement et donc une image meilleure pour les obtenir. Les pays du Golfe sont conscients de leur mauvaise image aussi bien dans le monde occidental que dans une grande partie du monde arabe. Comme on l'a dit, ils sont souvent perçus comme arrogants, insensibles aux souffrances des autres pays du Sud, mais également accusés par l'Occident de soutenir et de financer des réseaux religieux radicaux. Une révolution de leur « nation branding » et une campagne de communication s'imposaient donc. Plusieurs stratégies ont dès lors été développées. La première a consisté à donner des preuves d'intérêts intellectuel, culturel, artistique, dans le monde. La chaîne d'information qatarie Al-Jazeera propose depuis 1996 des émissions d'information avec une liberté de ton que l'on n'avait pas coutume de voir dans cette région (même si l'émirat a pris soin de réserver cette nouveauté à l'exportation et non pas à sa propre population). Le même Qatar a fourni un effort important pour investir dans des clubs de sport, des événements ou des chaînes sportives, mais aussi du mécénat artistique, ou pour diversifier ses investissements dans de nombreux secteurs internationaux. Le tourisme a également été privilégié, pour inciter le grand public international à venir découvrir sur place des pays que l'on présentait sous un jour négatif. Ainsi Dubaï, aux Émirats, est devenu un hub touristique de premier ordre. L'Arabie saoudite tente également de développer le même secteur, avec des projets comme al Ula ou le projet plus futuriste de la ville connectée de Neom. Les dirigeants de ces pays, aujourd'hui plus jeunes (à l'image du prince héritier saoudien MBS), cherchent également à donner une autre vision de ces royaumes autrefois considérés comme conservateurs et archaïques. Quels sont les résultats de ces efforts ? Il est difficile de le mesurer. Les polémiques restent nombreuses lorsqu'on évoque ces pays. Pour autant un certain succès de leur modèle économique, leurs évolutions sociales, sont observés et admis. Un certain scepticisme règne encore sur la réalité de leur volonté de changement, qu'il leur appartiendra de dissiper dans les prochaines années. Le Laboratoire de la République : Quelles alliances et quels partenariats clés ont été formés par ces pays pour renforcer leur influence, en particulier dans le contexte géopolitique actuel ? et la France dans tout cela ? Frédéric Charillon : On note depuis plusieurs années quelques évolutions importantes. La première est un éloignement subtil et incomplet, mais croissant, à l'égard de leur allié américain traditionnel, pour se rapprocher d'une dynamique sud-sud, notamment un rapprochement avec le groupe des BRICS. Les pays du Golfe se souviennent ainsi qu'ils sont une fenêtre sur l'océan indien et dès lors sur l'Asie. Leur entrée de plain-pied dans l'économie mondialisée à partir du nouveau moteur de cette dynamique internationale que constitue l'Asie, se fait naturellement. Paradoxalement, une deuxième évolution se fait jour avec la normalisation des relations de certains pays avec l'Etat d'Israël. Ce rapprochement n'est pas sans poser des problèmes. D’abord, il divise. Il a été effectif et assumé de la part des Émirats arabes unis, qui envisageaient positivement des coopérations technologiques et économiques avec l’Etat hébreu. L'Arabie saoudite laissait planer un doute sur ses intentions de rejoindre le mouvement, mais la participation de Bahreïn (petit Etat très proche de Riyad) aux accords d'Abraham fin 2020 était le signal que le Royaume d'Arabie saoudite ne s'opposait pas fondamentalement à une telle dynamique. Mais pour le moment le Qatar refuse d’entrer dans la danse. Par ailleurs, les événements du 7 octobre en Israël et la guerre consécutive à Gaza, gèle pour le moment tout rapprochement public possible entre Israël et les Etats arabes du Golfe. Enfin un dialogue nouveau semble s'établir avec l'Iran, sous l'égide de Pékin. Un rapprochement durable du régime de Téhéran avec les Etats du Golfe constituerait une nouvelle donne importante dans la région, Même s'il est aujourd'hui loin d'être acquis. Dans ce contexte, la France constitue un partenaire secondaire mais qui peut trouver une place importante par moments. D'un président à l'autre, le Qatar ou les Émirats arabes unis ont constitué des partenaires privilégiés pour Paris. Des partenaires économiques, commerciaux, mais parfois également politiques, à l'image de Doha qui s'est fait une spécialité de négociation internationale sur des dossiers difficiles. L'évacuation des Occidentaux d'Afghanistan après l'annonce du retrait américain à l'été 2021 a été ainsi grandement aidée par l'entremise qatarienne. Pour autant soyons clairs : ce n'est pas prioritairement vers Paris que les Etats du Golfe se tournent aujourd'hui pour leur avenir géopolitique. Et ce, même si les partenariats sont loin d'être négligeables : Sorbonne Abu Dhabi, Louvre Abu Dhabi... Le Laboratoire de la République : Le 10 décembre 2023, nous avons fêté le 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Les préoccupations relatives aux droits humains ont été soulevées à l'égard de ces pays. Ces préoccupations peuvent-elles affecter leur image internationale et échanges commerciaux ? Frédéric Charillon : Oui. Des militants des droits de l'homme continuent de protester contre l'établissement de liens plus solides avec ces pays du Golfe, qui restent des monarchies absolues ou tout au moins des régimes autoritaires. Une autre résistance à l'établissement de meilleures relations vient d'acteurs occidentaux conservateurs, qui condamnent le rôle de ces états dans un certain nombre de réseaux religieux radicaux. On doit constater néanmoins que ces protestations d'ordres différents existent depuis longtemps et qu'elles n'ont jamais réellement affecté les relations politiques, économiques et commerciales entre les pays occidentaux et ces pays du Golfe. Mais l'exigence à leur égard est de plus en plus forte à mesure que ces pays eux-mêmes se présentent désormais comme réformateurs. Les droits humains, notamment les droits des femmes, seront scrutés de plus en plus attentivement. Des manquements à cet égard auront des répercussions de plus en plus fortes sur les relations diplomatiques. Le Laboratoire de la République : Quels scénarios possibles envisagez vous pour l'influence future de cette région du Moyen-Orient, et comment elle pourrait façonner les relations internationales dans les années à venir ? Frédéric Charillon : Plusieurs questions importantes se font jour aujourd'hui. La première est liée à la situation immédiate dans la bande de Gaza. Le conflit actuel mettra-t-il fin à la normalisation des relations entre Israël et les Etats du Golfe ? Autre interrogation  : Les Etats du Golfe continueront-ils de s'éloigner de leurs alliés occidentaux pour se rapprocher imperceptiblement d'un agenda politique soutenu par Moscou ou Pékin ? L'excellent accueil réservé à Vladimir Poutine à Abu Dhabi et à Riyad il y a quelques jours pose question à l'heure de la guerre ukrainienne. Si l'on peut comprendre que ces pays gagnent en autonomie diplomatique vis-à-vis de leur ancien mentor américain, un éloignement trop ostentatoire poserait problème. D'autres questions multiples surgissent aussi. Que se passerait-il en cas de retour de Donald Trump à la Maison Blanche ? Comment réagiraient les différents Etats du Golfe et quelles seraient leurs relations avec cette future Amérique ? L'Europe les intéresse-t-elle toujours ? Les Etats du Golfe accepteront-ils de jouer un rôle majeur dans les transitions environnementales ou bien rejoindraient-il le camp climato-sceptique d'un Donald Trump ? Eux-mêmes garderont ils leurs unités au sein du Conseil de coopération du Golfe, ou vont-ils se diviser à nouveau comme on l'a vu entre le Qatar et ses voisins en 2017 ? Les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite resteront-ils aussi proches, ou finiront-ils par devenir rivaux ? Quel est l'avenir du Qatar, qui héberge des chefs politiques du Hamas, après la guerre actuelle d'Israël dans la bande de Gaza  ? Autant d'incertitudes qui pèseront sur le rôle à venir de la région du Golfe dans les relations internationales.

Il était une fois Antioche

par Tarik Yildiz le 6 mars 2023
Il y a un mois, le 6 février 2023, la Turquie était victime de deux séismes dévastateurs et meurtriers. Plus de 50 000 personnes auraient perdu la vie. Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle), né de parents d’origine turque, témoigne de l’ampleur des destructions à Antioche, le « berceau des civilisations ».
Les habitants aiment rappeler aux visiteurs qu’Antioche est « le berceau des civilisations ». On vante les vestiges de l’empire Romain, le seul village arménien de Turquie, la présence d’une des rares synagogues d’Anatolie, d’églises variées –comme la fameuse grotte Saint-Pierre-, de lieux de culte divers respectés par tous… Une « mosaïque de peuples » compose cette ville si particulière érigée en modèle de tolérance par tous ceux qui l’ont côtoyée. Ce petit havre de paix, cette parenthèse en plein Moyen-Orient où l’on se croit tantôt à Rome tantôt dans le vieux Paris des ruelles tortueuses, dans laquelle personne ne se mêle de la confession des autres, où il n’est pas rare de voir des groupes d’amies se promener en pleine nuit tellement les environs transpirent la tranquillité, a été terriblement touché –tout comme de nombreuses autres provinces de Turquie et de Syrie- par les tremblements de terre du mois de février. Une douceur de vivre qui laisse sa place au tragique Le bilan provisoire de près de 50 000 morts pourrait avoisiner les 100 000, dont une part non négligeable concerne Antioche. Les répliques continuent de secouer la ville désormais fantôme. Les habitants qui ne veulent ou ne peuvent quitter les lieux dorment dans des voitures, des tentes ou, pour les plus chanceux, dans des conteneurs de fortune. Des familles entières ont disparu sous les décombres. Des miraculés se retrouvent orphelins, seuls survivants de fratries souvent nombreuses. Les uns se demandent pourquoi ils ont survécu, les autres prient le ciel de leur donner le courage de continuer à vivre. On ne croise plus que des soldats en patrouille dans cette ville rebelle et profondément laïque. La mort est visible dans tous les recoins de la région : le contraste avec cette cité où la douceur de vivre s’exprimait partout, du climat jusqu’au caractère des habitants, est terrifiant. Plus de chants, plus de gastronomie si raffinée qui embaume l’air des rues, plus de joie de vivre… Seuls le paysage lointain et ses monts fertiles tiennent encore debout, semblant contempler le désastre avec gravité. Une solidarité française appréciée, qui pourrait être encore plus forte A la fin des années 1920, le capitaine Pierre May, évoquant la population locale, indiquait : « Tâche délicate que celle de vouloir lever le voile qu’il s’est imposé jusqu’à ce jour […]. Tâche délicate que de parler de ceux qui n’aiment pas que l’on parle d’eux ». Cette même pudeur se lit sur les visages dignes des rares passants endeuillés près de cent ans après l’écriture de ces lignes. Ceux qui quittent la ville ont parfois honte de dire qu’ils viennent d’une zone sinistrée, souhaitant éviter de lire la pitié dans les yeux de leurs interlocuteurs, pourtant bienveillants. La France, comme d’autres pays, a fait preuve de solidarité dès les premiers instants. Des équipes françaises ont aidé à sortir les cadavres de sous les décombres, permettant d’acter la douloureuse réalité pour les proches. Au-delà d’une aide supplémentaire globale permettant à certaines familles de Turquie de séjourner quelques semaines en France le temps de bâtir de nouveaux foyers (possibilité offerte par d’autres pays européens), la profondeur des liens entre la France et la région pourrait suggérer des actes encore plus forts pour aider à la restauration (monuments historiques, mosaïques romaines et autres constructions antiques…). « Passer quelques semaines en dehors de la ville pour surmonter le deuil, oui, mais nous ne pouvons vivre durablement qu’ici » répètent en cœur les victimes qui n’ont qu’une seule obsession : reconstruire la cité et son patrimoine. Dans une des rues du centre-ville, on peut encore lire cette citation du poète Nâzim Hikmet entre les fissures : « Vivre comme un arbre, seul et libre. Vivre en frères comme les arbres d'une forêt ». Espérons qu’Antioche -comme les autres régions touchées-, renaîtra de ses cendres pour exposer au monde son paysage humain, aussi divers et libre qu’unique. Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle).

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