Lettre d’Amérique latine (5) : Le Brésil sous tension : espoirs écologiques, divisions politiques

par Erévan Rebeyrotte le 22 avril 2025
Du sommet des collines de Rocinha aux plages lumineuses de Copacabana, le Brésil déploie ses paradoxes. Terre de contrastes et de luttes, il oscille entre aspirations sociales et urgence environnementale. Alors que la COP30 approche à grands pas et que le monde aura les yeux tournés vers Belém, le pays s’efforce de concilier développement économique, justice sociale et préservation de l’Amazonie. Dans les rues de Rio, les tensions politiques restent vives : Lula, revenu au pouvoir avec une promesse de réconciliation, suscite autant d’espoirs que de défiance. Entre les partisans du renouveau social et les nostalgiques d’un ordre autoritaire incarné par Bolsonaro, notre correspondant en Amérique latine, Erévan Rebeyrotte, prend le pouls de cette société brésilienne fragmentée.
Lors de mes pérégrinations à Rio de Janeiro, j’ai eu l’occasion d’échanger avec de nombreux habitants. Tous partagent la même ville, mais évoluent dans des réalités profondément contrastées. Ces rencontres m’ont permis de saisir une fracture marquée : d’un côté, ceux qui placent leurs espoirs en Lula ; de l’autre, ceux qui voient dans sa politique une source d’insécurité, estimant qu’elle favorise les favelas en leur apportant soutien et protection. Lors de mon voyage, j’ai d’abord exploré la favela de Rocinha, guidé par Renaldo, un habitant né et élevé dans ce quartier. Avec passion et lucidité, il m’a partagé son regard sur les transformations vécues sous la présidence de Lula. Selon lui, l’arrivée de ce dernier au pouvoir a marqué un tournant : des écoles, des hôpitaux et des gymnases ont vu le jour, offrant enfin des infrastructures essentielles à une population trop longtemps oubliée. Malgré la persistance d’une criminalité omniprésente — armes et drogues circulant presque librement — ces améliorations ont insufflé un nouvel espoir à de nombreux habitants. La présence de touristes y est paradoxalement protégée non par la loi, mais par la peur : celle que l’irruption de la police, à la suite d’un incident, ne déclenche une fusillade sanglante. Dans cette société parallèle, hors du cadre étatique, des règles strictes s’imposent : quiconque menace un visiteur risque des représailles sévères, comme la mutilation, tant les conséquences pourraient être dramatiques pour toute la communauté. Rocinha vit en marge du système, mais elle obéit à ses propres lois. Plus tard, dans un tout autre décor, sur la plage de Copacabana, j’ai rencontré Luis, un policier, et Anita, une avocate. Autour d’un café, face à l’océan, ils m’ont livré une vision radicalement opposée. Tous deux s’inquiètent du retour de Lula au pouvoir, qu’ils accusent de fermer les yeux sur la violence des cartels et des milices qui gangrènent le pays. À leurs yeux, sa politique est trop laxiste et contribue à fragiliser encore davantage les quartiers populaires. Pour cette raison, ils ont voté Bolsonaro lors des dernières élections, espérant une réponse plus ferme face à l’insécurité. Encore aujourd’hui, l’ombre de Jair Bolsonaro, reste omniprésente. Le 26 mars dernier, la Cour suprême brésilienne a décidé d’ouvrir un procès contre l’ancien président pour tentative de coup d’État. Bolsonaro, qui a gouverné de 2019 à 2022, se trouve désormais accusé d’avoir fomenté une conspiration pour conserver le pouvoir à tout prix après sa défaite en 2022 face à Luiz Inácio Lula da Silva. Selon les enquêteurs, il aurait même envisagé l’assassinat de Lula et d’autres figures politiques. Les charges contre lui, parmi lesquelles "coup d’État" et "organisation criminelle armée", pourraient lui valoir plus de 40 ans de prison. Enfin, la question écologique, notamment la gestion de l'Amazonie, constitue un autre champ de bataille pour le Brésil. Sous Jair Bolsonaro, la politique environnementale du pays avait sombré dans un abandon préoccupant. Un "laisser-faire" quasi officiel avait ouvert grand les portes à une déforestation galopante, dont l’ampleur devenait chaque jour plus dramatique. Mais l’arrivée de Lula au pouvoir a marqué un tournant. Entre août 2023 et juillet 2024, la déforestation a chuté de moitié. En un an, ce sont 6 288 kilomètres carrés de forêt qui ont disparu — l’équivalent de la Savoie — contre 13 000 km² en 2021, au paroxysme de l’ère Bolsonaro. Pourtant, malgré cette embellie relative, l’Amazonie continue de souffrir. La déforestation demeure à des niveaux alarmants, et les flammes, attisées par une sécheresse d’une rare intensité, poursuivent leur œuvre dévastatrice au cœur de la forêt. Pourtant, même sous Lula, l’Amazonie demeure une frontière entre développement économique et préservation écologique. Le président, tout en affichant une politique ambitieuse pour la sauvegarde de la forêt, soutient également des projets controversés, comme la construction d’une autoroute traversant l’Amazonie, pour faciliter l’accès aux ressources et au commerce. Cette contradiction entre les discours écologiques et les projets d’infrastructure illustre la complexité des choix auxquels le pays fait face à l’aube de la COP30, qui se tiendra à Belém en novembre prochain. Sources : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/03/15/les-actions-de-lula-en-faveur-de-l-amazonie-ne-doivent-pas-masquer-le-fait-qu-il-a-cede-sur-d-autres-dossiers-environnementaux_6581387_3210.html https://reporterre.net/Au-Bresil-malgre-ses-promesses-ecologiques-Lula-promeut-le-petrole-et-la-deforestation https://www.francetvinfo.fr/monde/bresil/assaut-contre-des-lieux-de-pouvoir/l-ex-president-bresilien-jair-bolsonaro-sera-juge-pour-tentative-de-coup-d-etat_7153254.html Les dernières lettres : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-4-la-bolivie-fete-ses-200-ans-dindependance-dans-une-annee-delections-et-de-crises/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-3-le-perou-une-histoire-de-douleur-doubli-et-de-larmes/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Lettre d’Amérique latine (4) : la Bolivie fête ses 200 ans d’indépendance dans une année d’élections et de crises

par Erévan Rebeyrotte le 8 avril 2025
La Bolivie, ce pays niché au cœur de l'Amérique du Sud, bordé par le Brésil, l'Argentine, le Paraguay, le Chili et le Pérou, célèbre cette année le bicentenaire de son indépendance. Un événement majeur, véritable symbole de fierté nationale, qui se décline en festivités vibrantes et en un éclat de couleurs dans toutes les villes du pays. C’est donc tout naturellement que cette quatrième lettre d’Amérique latine, rédigée par notre correspondant Erévan Rebeyrotte, est consacrée à cet anniversaire, cher au cœur de la population bolivienne.
À Sucre, dans la « Casa de la Libertad », la ville vibre au rythme de la célébration des 200 ans d’indépendance de la Bolivie. Un lieu chargé d’histoire, où, en 1825, la jeune république naissante se libérait du joug colonial espagnol. 2025 est une année importante de commémorations, marquée par des cérémonies et des rassemblements populaires, mais l’atmosphère est loin d’être simplement festive. La Bolivie, aujourd'hui, se trouve plongée dans une crise politique et économique qui assombrie les célébrations. Au cours de mon périple en Bolivie, j’ai été témoin à plusieurs reprises de la détresse de la population. Des « collectivos » annulés en raison d’une pénurie de diesel, des pharmacies fermées faute de réapprovisionnement, des manifestations devant le Parlement de La Paz pour dénoncer les politiques sociales et économiques du gouvernement en place. À Potosí, des touristes occidentaux, animés par une curiosité mal orientée, se rendent dans les mines où les ouvriers luttent pour extraire de l'argent et d'autres ressources précieuses. Ces travailleurs, ancrés dans un autre siècle, œuvrent sans équipement de sécurité, maniant encore pioches et chariots manuels sur des rails rouillés. L'espérance de vie des mineurs est d'à peine 45 ans. Ils sacrifient leur santé, usent leurs poumons et leur corps pour gagner leur vie, au péril même de leur existence. Deux siècles ont passé depuis que des hommes comme Simón Bolívar et Antonio José de Sucre ont forgé l’indépendance de la Bolivie, porteurs d’un rêve de liberté, d’égalité et de fraternité. Aujourd’hui, l’image de Bolívar, ce héros au visage marqué par la guerre, semble s’éloigner de la réalité bolivienne. Le pays, s’il a vécu d’innombrables révolutions et changements de régime depuis, est aujourd’hui pris dans les mailles d’une crise politique persistante. Le dernier épisode en date : un coup d’État manqué en juin 2024 qui, loin d’ouvrir la voie à une stabilité, a ajouté une couche de méfiance envers les institutions et le système politique. En août prochain, alors que le pays se prépare à fêter son indépendance, c’est une autre épreuve qui attend les Boliviens : les élections générales. Les citoyens seront appelés aux urnes pour choisir leur président, vice-président, ainsi que les membres des deux chambres du parlement. Ces élections, dans un climat politique marqué par l’instabilité, pourraient bien redéfinir le paysage de la Bolivie pour les années à venir. Mais c’est surtout une figure qui capte l’attention : Evo Morales, l’ex-président, dont le retour sur la scène politique divise. Malgré l’interdiction légale de se présenter, l’ancien chef d’État défie la justice et se lance dans la bataille, promettant un retour triomphal. Le spectre de son dernier mandat, marqué par des accusations de corruption et une crise de légitimité, plane toujours sur le pays. Il est notamment visé par un mandat d’arrêt dans l’affaire concernant la « traite » d’une mineure. Il est accusé d’avoir entretenu une relation en 2015 avec une adolescente de 15 ans, avec le consentement des parents en échange d’avantages. En parallèle, la question de la corruption reste un point central dans le débat national. Des citoyens, particulièrement des jeunes, expriment leur lassitude face aux scandales qui gangrènent les sphères politiques. C’est dans ce contexte que des figures comme Nayib Bukele, le président du Salvador, trouvent un écho chez certains Boliviens. Ce « dictateur cool », à la tête d’un pays en mutation, est vu par certains comme une alternative face à un système politique qu'ils jugent trop corrompu et inefficace. Une jeune Bolivienne m'a même montré une vidéo de propagande de Bukele, le dépeignant comme un héros capable de régler tous les problèmes du Salvador. Cette admiration pour un leader autoritaire, pourtant reconnu pour ses dérives, soulève des questions sur l’avenir de la démocratie en Bolivie et en Amérique latine. Alors que le pays fête son bicentenaire, la Bolivie semble se retrouver à un carrefour, entre l’aspiration à une gouvernance plus forte et la volonté de préserver un système démocratique, même fragile. Lettres parues : Lire "Lettre d'Amérique latine (3) : Le Pérou, une histoire de douleur, d'oubli et de larmes" https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-3-le-perou-une-histoire-de-douleur-doubli-et-de-larmes/ Lire "Lettre d'Amérique latine (2) : La Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d'embûches" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ Lire "Lettre d'Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Retour sur la table ronde « Sport et neutralité »

le 2 avril 2025 table ronde neutralité
Le 20 mars dernier, la commission "République Laïque" du Laboratoire, animée par Michel Lalande, organisait un grand évènement autour du sport et de la neutralité à la maison de l'Amérique Latine. Retrouvez en vidéo l'intégralité de cette conférence.
Alors que la proposition de loi du sénateur LR de l'Isère Michel Savin visant à assurer le respect du principe de laïcité dans le sport a été adoptée en première lecture au Sénat, le 18 février dernier, le débat public a très vite glissé vers la seule question du port du voile, devenant ainsi aussi binaire que contreproductif. Le Laboratoire a souhaité à travers cette table-ronde apporter une voix de raison, montrant que le respect de la neutralité dans le sport est un enjeu qui dépasse largement la seule question du voile, instrumentalisée tant par l'extrême gauche au nom d'un concept dévoyé de liberté, que par l'extrême-droite qui y voit une opportunité de flatter les plus bas instincts populistes. Ce débat est fondamentalement faussé par une mauvaise compréhension du sujet en général, et de l'architecture du sport français en particulier. Chose qu'a démontré de manière limpide Médéric Chapitaux, sociologue spécialiste de la radicalisation dans le sport. La discussion a ensuite laissé la part belle aux témoignages de terrain : Quentin Fouquereau, journaliste infiltré dans un club de Ju-Jitsu brésilien, et Elisabeth Alonso, référente laïcité de la Fédération de Boxe ont pu fournir des éclairages précieux, nourris par une pratique régulière du terrain. Frédéric Thiriez, ancien président de la FFF a ensuite rappelé que ce n’était pas le principe de laïcité qui justifiait l’interdiction des signes politiques, religieux, syndicaux ou philosophiques sur le terrain de sport mais bien les valeurs universelles et fondamentales du sport telles qu’elles sont écrites dans la Charte olympique, qui interdit toute discrimination et qui pose le principe de l‘égalité absolue entre les hommes et les femmes. Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes, a insisté sur cette idée que la "laïcité à la française" était contreproductive dans le domaine du sport. La France doit appliquer qu'appliquer strictement les valeurs pronées par la Charte Olympique, avant qu'elle ne soit mise sous pression par l'Iran qui a crée des exigences discriminatoires, et tordu l'idéal féministe. Enfin, Iannis Roder, enseignant d'histoire-géographie en Seine Saint-Denis et membre du conseil des sages de la laïcité, est revenu sur le concept d'évitement en milieu scolaire. Richard Senghor, haut fonctionnaire, a lui souligné que la notion de laïcité ne suffisait pas à répondre à tous les problèmes, et que la République disposait de nombreux outils, notamment juridiques, dont il fallait se servir. Il a aussi rappelé qu'il fallait relativiser le sujet : les clubs de sport qui posent problème restent largement minoritaires, et dans la plupart des cas, le problème réussi à être jugulé de manière satisfaisante. Retrouvez la vidéo en intégralité. https://www.youtube.com/watch?v=01ibvBjhLV8

Lettre d’Amérique latine (3) : le Pérou, une histoire de douleur, d’oubli et de larmes

par Erévan Rebeyrotte le 31 mars 2025 perou
Direction le pays des Incas, le Pérou, cette terre fascinante imprégnée de traditions ancestrales et de cultures millénaires. Pourtant, ce pays magnifique est depuis bien longtemps marqué par des crises politiques incessantes. Le Laboratoire de la République profite de la présence d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, pour offrir un témoignage de la mémoire historique et politique du Pérou. Cette lettre s’est enrichie grâce à deux rencontres : celle de Fernando Carvallo, ancien représentant du Pérou à l’Unesco et ancien directeur du musée de la mémoire à Lima (en faveur des victimes de conflits armés) et celle de Luis Jaime Castillo, ancien ministre de la culture. Mais elle a aussi été nourrie par les témoignages des Péruviens rencontrés au cours de l’exploration de ce pays fascinant, à la fois bouleversant et grandiose.
Lorsque Pía, une amie péruvienne, résuma l’histoire de son pays par ces mots « una historia de dolor, olvido y lágrimas » (une histoire de douleur, d’oubli et de larmes), elle capturait toute la tragédie qui traverse le Pérou depuis des décennies. Comme tous les Péruviens que j’ai croisés, Pía désigne les hommes et les femmes politiques, accusés de corruption et d’illégalité, comme responsables de cette spirale de souffrance collective. Une souffrance exacerbée par la violence du terrorisme, héritage encore vivace dans la mémoire du pays. Un exemple récent : lorsque j’arrivai à Lima, mi-mars, la capitale était en état d’urgence après qu’un groupe de tueurs à gages ait ouvert le feu sur un bus transportant l’orchestre péruvien Armonía 10, dont faisait partie le chanteur Paul Flores. Luis Jaime Castillo, ancien ministre de la culture, me confia sa conviction que l’État péruvien devrait prioriser la lutte contre la pauvreté sociale et économique plutôt que de concentrer ses efforts sur une politique de mémoire pour recenser les traumatismes du peuple. Selon lui, le pays doit se tourner vers l’avenir et améliorer le quotidien de ses citoyens, tout en combattant des phénomènes comme le wokisme et le néo-féminisme, qu’il considère comme des vecteurs de haine. « Les peuples indigènes sont reconnus en Amazonie, mais comme dans tous les pays d’Amérique, à la différence de la France, les communautés ne jouissent pas des mêmes droits. Chaque groupe bénéficie d'avantages spécifiques. Il n'existe aucune véritable politique d'égalité. Le wokisme, en cherchant à effacer l’histoire des conquistadors, a contribué à la montée des mouvements réactionnaires. La victoire de Trump est le fruit d’une campagne démocrate déconnectée des préoccupations réelles du peuple américain, notamment la question de l’immigration. », me confia-t-il avec une conviction conservatrice. Fernando Carvallo, quant à lui, insiste sur la nécessité pour le Pérou de se ressourcer dans les leçons du passé afin de ne pas répéter les erreurs qui ont conduit à la situation actuelle. Le pays, selon lui, doit tirer les enseignements des échecs du passé pour construire un avenir meilleur. Et les faits sont là : le Pérou est le seul pays au monde où tous les présidents du XXIe siècle sont, ou ont été, impliqués dans des affaires judiciaires graves. Certains sont actuellement devant la justice, d’autres sont emprisonnés. Depuis la naissance de la République péruvienne, le pouvoir est vu comme une ressource financière personnelle, une coutume qui perdure. Sous le mandat de Dina Boluarte, élue vice-présidente en 2021, et maintenant présidente, le Pérou a vu naître un gouvernement plus à droite que tout ce que le pays n’avait connu depuis des décennies. La présidente fait face à plusieurs enquêtes, notamment des accusations concernant des opérations de chirurgie cachées au Congrès, avec des allégations selon lesquelles le chirurgien n’aurait pas fait payer ses opérations avec la garantie de postes administratifs pour ses amis et sa famille. Ce climat de méfiance et de corruption se perpétue. Dans les profondeurs de la vallée sacrée, entre Pisac et le Machu Picchu, la réalité péruvienne prend un tour encore plus désolant. Les communautés locales, laissées pour compte, sont totalement exclues du système médical et judiciaire. La police est absente, et le plus proche hôpital se trouve à des heures de marche, ou de cheval, traversant des cols escarpés. Les seules traces de vie politique visible sont les slogans peints sur les murs des maisons, évoquant les prochaines élections présidentielles de 2026 avec une cinquantaine de candidats ! Mais aujourd’hui, il semblerait que le Pérou, malgré ses souffrances internes, ait trouvé un allié en dehors du continent : la Chine. Ce pays investit massivement dans les infrastructures péruviennes, notamment à travers des projets portuaires qui suscitent la méfiance des États-Unis. Le Pérou est désormais vu par les Américains comme une « colonie chinoise » en devenir, un projet géopolitique qui pourrait redéfinir l’équilibre de puissance dans cette région. Ainsi se dessine, à travers ces rencontres et témoignages, l’histoire du Pérou : un pays où les cicatrices du passé sont encore bien visibles, mais où le regard se tourne inexorablement vers l’avenir, malgré les défis immenses. Entre douleur et espoir, oubli et résistance, la route reste longue pour cette nation qui cherche à se reconstruire, tout en affrontant les démons de son histoire et les failles de son présent. Un pays magnifique, certes, mais un pays qui porte en son âme les traces indélébiles de luttes sans fin. Lire "Lettre d'Amérique latine (2) : La Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d'embûches" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ Lire "Lettre d'Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Lettre d’Amérique latine (2) : la Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d’embûches

par Erévan Rebeyrotte le 18 mars 2025
Après le Mexique, la Colombie se trouve sous le regard attentif du Laboratoire, grâce à la présence de l’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, en Amérique du Sud. Ce pays, riche de son histoire et de sa culture, est souvent perçu à travers le prisme de ses luttes internes. La Colombie, démocratique et résolument attachée à ses principes républicains, a toujours été une république intacte, un contraste frappant avec des nations comme la France, où la république est parfois remise en question. Mais, malgré ses fondements solides, la Colombie a dû faire face à un défi majeur : pacifier ses différents conflits internes. La paix ici prend de multiples visages : la paix urbaine, la paix sociale, la paix internationale, et bien sûr, la paix avec un passé lourd de violence. C’est dans ce cadre que je me suis entretenu avec Yves Basset, professeur de sciences politiques à l’Université de La Riota à Bogotá, dont les paroles résonnent encore dans ma réflexion sur la pacification du pays.
Photo/droite: président Gustavo Petro /gauche: Atanas Mockus Faut-il s'habiller en « carotte » ou exhiber son « arrière-train » pour promouvoir la paix et le retour à l'ordre républicain ? Une question étonnante mais non dénuée de sens à la lumière des actions d'Atanas Mockus, ancien maire de Bogotá, ancien sénateur et candidat à la présidence. Au début du siècle, sa victoire électorale fut une surprise, et sa réélection, un véritable phénomène. Dans une capitale en proie à la violence et à l'anarchie, il introduisit la « loi des carottes », une série d'initiatives ludiques et symboliques visant à sensibiliser les citoyens à la nécessité du civisme. Des mimes en blanc, des panneaux de signalisation insolites et des gestes simples comme des pouces levés ou baissés ont transformé Bogotá, la ville où plus de 1 100 personnes mourraient chaque année sous les roues des voitures, en un modèle de pacification. En 2003, ce chiffre était descendu à moins de 600, prouvant qu'un autre chemin était possible. Mais la pacification de la Colombie ne se limite pas à des exemples isolés comme celui de Bogotá. Le pays a connu une transition nationale intéressante. Après des décennies de gouvernements de droite réfractaires à tout changement, le pays a élu en 2022 son premier président de gauche, Gustavo Petro. Ce fut un tournant majeur, non sans turbulences. L’histoire récente du pays a été marquée par des crises sociales, la répression violente des manifestations et la gestion difficile des accords de paix. La gauche au pouvoir, en dépit de ses promesses de transformation, a dû faire face à la réalité d’une majorité parlementaire insuffisante et à des réformes difficilement réalisables. Les attentes étaient élevées, notamment concernant la "paix totale", un programme ambitieux de négociation avec tous les groupes armés, anciens guérilleros et anciens paramilitaires. Pourtant, entre 2016 et 2020, plus de mille militants colombiens, écologistes, syndicalistes, et défenseurs des droits indigènes ont perdu la vie. Le pays s’enfonçait encore davantage dans un cycle de violence, malgré les promesses de pacification. Dans ce contexte, Yves Basset soulignait l'importance de ne pas voir la paix comme une simple négociation avec les groupes armés, mais comme un véritable travail de réconciliation sociale, incluant des réformes profondes sur les droits humains et la répartition des terres. En dépit des échecs de réformes, il existe des avancées notables. Le gouvernement a pu faire passer sa réforme des retraites (qui risque prochainement d’être censurée par le Conseil constitutionnel à cause de débats houleux jugés trop rapides au Congrès). Un autre exemple, la réforme agraire, clé dans les accords de paix signés avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a permis de formaliser la propriété de vastes étendues de terre et de commencer à redistribuer ces biens dans un pays où la violence des inégalités foncières était une source constante de conflit. Il y a également eu des progrès significatifs dans la gestion des manifestations sociales. Alors que les gouvernements précédents de droite les réprimaient très violemment, suspectant que les guérilleros se cachaient dans les cortèges, les manifestations à partir de 2022 ont été globalement pacifiques et gérées de manière plus sereine. Concernant les FARC, après leur démobilisation, le groupe s’est transformé en un parti politique appelé "Comunes". Bien que cinq sièges au Sénat et à l’Assemblée aient été accordés, la situation politique reste fragile pour l'ex-guérilla, qui peine à s’intégrer pleinement dans le paysage politique colombien. Un autre groupe dissident, l’État-major central, continue d’être actif, et les tentatives de négociation n’ont pas donné de résultats concrets. Lors de mon séjour à Bogotá, Maria-Emilia, une militante pour les droits des femmes et des LGBTQIA+, m’a expliqué que l’intégration des anciens guérilleros dans la société colombienne reste une tâche complexe. Les femmes, maltraitées dans le cadre de leur ancienne vie de guérillères, doivent réapprendre à vivre en société. Quant aux ex-membres des FARC, beaucoup d’entre eux peinent à se reconvertir, notamment à cause des compétences acquises dans des activités illégales comme la contrebande ou le narcotrafic où ils gagnaient bien mieux leur vie. Sur le plan social, des progrès ont également été réalisés pour les minorités, notamment afro-colombiennes, même si de nombreux défis demeurent. La montée en puissance de la première vice-présidente afro-colombienne a marqué un tournant dans la reconnaissance de ces populations, mais la route reste semée d’embûches, comme l’atteste l’incident de "blackface" que j’ai vu lors du Carnaval de Barranquilla. Il reste encore beaucoup à accomplir pour déconstruire les stéréotypes, notamment racistes. Le débat sur l'histoire du pays demeure largement fermé à cause des récents déboulonnages des statues de conquistadors. La violence de cet acte, couplée à son héritage historique, n'a pas encore suffi à mobiliser la population vers des actions concrètes. Le président, dans la dernière année de son mandat, envisage de tenir des référendums afin de clarifier l'opinion publique et d'ouvrir un espace de réflexion sur ces questions. À l’international, la Colombie navigue avec prudence dans ses relations diplomatiques, notamment avec les États-Unis. Bien qu’il existe une coopération étroite entre les deux pays, particulièrement en matière de lutte contre le narcotrafic, le climat politique de la région reste instable. L'élection de Donald Trump, qui a généré des tensions sur la question des immigrés, a incité le gouvernement colombien à prendre des mesures pour protéger ses citoyens. Mais les relations restent tendues et le pays doit gérer ses alliances avec prudence. Les deux présidents ont une fâcheuse habitude à s’envoyer des « piques » par l’intermédiaire du réseau social X. Cela ne procure rien de bons dans les relations entre les deux pays notamment en septembre lorsque les Etats-Unis devront choisir de redonner un blanc-seing visant à continuer les relations pour lutter contre les narcotrafiquants. Malgré les épreuves et les échecs, la Colombie avance sur son chemin de pacification. Les promesses de réconciliation sont souvent retardées par des obstacles politiques, sociaux et économiques, mais elles ne sont pas abandonnées. Yves Basset nous rappelle que la paix en Colombie est un processus complexe et multifacette, qui nécessite la participation de tous les acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Et tandis que le processus de pacification continue de se déployer, la Colombie se transforme lentement, avec l'espoir que, finalement, la paix soit plus qu'une simple négociation : un véritable changement social et politique. Lire la « Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump » : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/ Autres sources : Infobae El Espectador Libération

Un nouveau gouvernement à Berlin : quelles implications ?

par Christian Lequesne le 7 mars 2025 photo de Christian Lequesne
Quatre questions à Christian Lequesne, membre du Conseil scientifique du Laboratoire de la République, co-animateur de la commission géopolitique et professeur de science politique à Sciences Po.
Quelles leçons tirer des élections allemandes ? Il y en quatre essentiellement. D'abord, il y a en Allemagne, comme dans tous les pays européens d’ailleurs, un éclatement des votes. Le bipartisme CDU-SPD est révolu. On assiste aussi à une montée claire et nette de l’extrême droite (20%), ce qui n’est pas banal pour Allemagne compte tenu de son histoire. La social-démocratie s’écroule alors que la gauche radicale (Die Linke) fait un bon score et que les écologistes (Die Grüne) se maintiennent. Enfin, le parti chrétien-démocrate de centre-droit, CDU/CSU, malgré la baisse de ses scores, reste un parti fort, puisqu’il recueille 28% des voix. Ceci signifie que l’Allemagne possède encore un grand parti de masse de centre-droit qui appelle à une politique centriste, pro-européenne et modérée. Quelle coalition sera formée ? Le leader de la CDU/CSU, Friedrich Merz, qui arrive en tête des élections, sera le futur chancelier. Il n’a guère d’autre choix que de s’allier avec le Parti social-démocrate (SPD). On continue de parler en Allemagne d’une « grande coalition » bien que le terme soit impropre puisque le SPD n’est que le troisième parti après la CDU/CSU et l’AFD. Les écologistes ont fait un score trop bas pour pouvoir être l’allié des chrétiens-démocrates. C’est dommage, car ce parti aurait été complémentaire de la CDU-CSU. Au niveau régional, l’attelage entre les chrétiens-démocrates et les Verts fonctionne généralement très bien. Il est vrai que les Verts ne sont plus du tout ce qu’ils étaient à leur création dans les années 80. Ce parti, s’il considère prioritaire la décarbonisation de l’économie, est aussi très favorable à un développement des dépenses en matière de défense. Qui l’eût cru ? Il n’y aura pas de coalition avant avril 2025. En Allemagne, les partis qui gouvernent doivent conclure un accord de coalition et cela prend du temps, car c’est une feuille de route détaillée à laquelle le gouvernement se tient généralement. Que peut-on attendre de la coalition entre la CDU/CSU et le SPD ? Au plan interne, ce n’est pas l’attelage qui sera le plus réformiste, alors même que le modèle économique allemand qui reposait sur un gaz russe peu cher et des exportations fortes vers la Chine et les Etats-Unis, est essoufflé. On n’assistera guère à une volonté de transformer le modèle mais de plutôt à le faire fonctionner le mieux possible. Les chrétiens-démocrates se concentreront sur la libéralisation de l’économie (moins de régulation, moins de taxes pour les entreprises) et les sociaux-démocrates essayeront de sauver un Etat-Providence réformé. Il y a de fortes chances pour que les deux partis s’accordent sur une utilisation plus flexible du fameux « frein à la dette ». Ce principe constitutionnel empêche les investissements par la dette publique, alors qu’il y a un cruel besoin de renouveler les infrastructures, notamment dans la partie ouest du pays. Pour ce qui concerne la politique européenne et étrangère, le nouveau chancelier jouera la carte de la coopération avec la France. Il est aussi prêt, et c’est assez remarquable pour un chrétien -démocrate, à considérer que l’Europe s’affranchisse de la seule garantie de sécurité américaine. Il l’a dit ouvertement et c’était courageux de le faire. Les Allemands ne veulent pas laisser tomber l’Ukraine mais ils doivent aussi dépenser plus pour la défense. Sur ce plan, les sociaux-démocrates sont plus conservateurs. Et il faut espérer qu’ils n’empêchent pas l’Allemagne d’augmenter ses dépenses militaires. De même, une partie du SPD est traditionnellement très « compréhensif » à l’égard de la Russie. Il faut espérer que cela ne nuise pas à la coopération absolument nécessaire entre Européens pour essayer de lancer un plan de paix qui ne soit pas complètement aux conditions de Poutine, alors même ce dernier se sent désormais protéger par la nouvelle politique étrangère de Washington. Quelles implications pour la coopération de l’Allemagne avec la France ? Le futur chancelier Merz est attaché à la construction européenne, dans la tradition des chrétiens-démocrates rhénans (il est originaire de la Rhénanie du nord Westphalie). Emmanuel Macron devrait s’entendre mieux avec lui qu’avec son prédécesseur Olaf Scholz. Merz comprend le sens du concept d’autonomie stratégique soutenu par le président français depuis plus années. Il devra toutefois composer avec les sociaux-démocrates. Ce sera certainement l’occasion de batailles internes tant ces derniers restent sur des positions traditionnelles en matière de sécurité. On verra donc, mais Merz ouvre au moins la possibilité d’un soutien au changement que Macron appelle de ses voeux. En matière de défense européenne, rien n’est possible sans un triangle Paris-Berlin-Varsovien, auquel est associé la Grande-Bretagne malgré le Brexit. La réunion de Londres a montré le 2 mars 2025 que les Allemands étaient solidaires des autres Européens, bien qu’ils ne soient pas prêts encore à dire ouvertement qu’ils enverraient des troupes en Ukraine.

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