Témoignage : Poutine face à l’effondrement, par Nina Khrushcheva, petite-fille de Nikita Khrouchtchev

par Nina Khrushcheva le 4 janvier 2023
Petite fille adoptive de Nikita Khrouchtchev, professeur en Affaires Internationales à la New School de New York, contributrice du Project Syndicate, Nina Khrushcheva a accepté de répondre, depuis Moscou où elle est de retour depuis quelques mois, aux questions du Laboratoire de la République. Un témoignage exceptionnel qui met en perspective les enjeux politiques russes dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous parler de votre histoire personnelle ?  Nina Khrushcheva : C’est une très longue histoire... J'ai vécu aux États-Unis pendant plus de 30 ans. En fait, j'ai vécu aux États-Unis plus longtemps que je n'ai vécu en Russie. Je suis le produit de la Perestroïka de Gorbatchev qui a fait de l’Union Soviétique un pays libre, qui a dit aux Russes d’être libres et de faire ce qu’ils veulent dans la vie. Suivant ses recommandations, j’ai fait mes études supérieures aux États-Unis, à Princeton. J'y ai étudié la littérature comparée mais j'ai toujours été intéressée par la politique. J'ai pu travailler comme chercheuse en post-doctorat, en littérature, avec Jack Matlock, le dernier ambassadeur des Etats-Unis en Union Soviétique. J’ai également travaillé avec George Kennan, le grand diplomate et politologue à l’origine du concept de containment. Après avoir travaillé avec ces deux géants de la diplomatie et de l'analyse politique, j’ai fait de leurs disciplines mon métier et mon thème de recherche et d’écriture.  Pourquoi êtes-vous à Moscou en ce moment ? Nina Khrushcheva : Vous savez, je n’ai jamais quitté la Russie, je suis simplement partie vivre ailleurs. Quand Gorbatchev a déclaré que la Russie était un pays libre, quand il a dit : « faites ce que vous voulez », il nous a ouvert l’opportunité d’être expatrié. Je me suis toujours considérée comme une expatriée Russe aux États-Unis. Et aujourd’hui, je suis revenue à Moscou pour assister à la fin, à la fin de cette histoire, à la fin de la période d’ouverture que Gorbatchev avait initiée. Beaucoup de gens sont en train de quitter la Russie, mais il faut bien que quelqu’un reste pour témoigner de ce qu’il se passe.  Qu'en est-il de vos origines familiales, de votre histoire familiale ? Quel lien de parenté avez-vous avec Nikita Khrouchtchev ? Nina Khrushcheva : Je suis sa petite-fille adoptive et son arrière-petite-fille naturelle. Mon grand-père maternel, Leonid, était le fils naturel de Nikita Khrouchtchev. A la mort de Leonid, pendant la Seconde Guerre mondiale, Nikita Khrouchtchev a adopté sa fille Julia, qui n’est autre que ma mère. Elle avait alors deux ans.  Quelles sont vos relations avec le pouvoir en Russie ?  Nina Khrushcheva : Lors d’une réunion récente du club de discussion Valdaï à Moscou, Vladimir Poutine a confirmé que Nikita Khrouchtchev ne faisait en aucun cas partie de ses modèles. On lui a demandé s'il avait déjà eu l'impression de ressembler à Khrouchtchev et il a été totalement effrayé par cette question, presque dégoûté. Je n'ai donc – vous le comprenez – aucune relation avec le Kremlin, et je n'ai jamais eu de relation avec le pouvoir à l'exception de Gorbatchev, après sa retraite du pouvoir.  La crise des missiles de Cuba a au 60 ans au mois d’octobre. Pensez-vous qu'il y a des leçons à tirer de la façon dont Khrouchtchev et Kennedy ont réussi à sortir de cette crise, notamment en matière de négociation ?  Nina Khrushcheva : Oui, je pense que nous pouvons en tirer des leçons. Quand Khrouchtchev a défendu Fidel Castro et le régime de Cuba, que les Américains essayaient de faire tomber, il estimait qu’il était dans son bon droit : pourquoi l’Union Soviétique n’aurait pas, comme les Etats-Unis en Italie ou en Turquie, des armes nucléaires à Cuba ? Du point de l’équilibre des pouvoirs et de la parité, il pensait présenter une proposition valable. Mais Kennedy ne pouvait pas imaginer que quelqu’un puisse demander l’égalité dans ce domaine : il a réagi, de manière excessive à une proposition de Khrouchtchev qui était essentiellement défensive. Quand Khrouchtchev a compris qu’il avait mal anticipé la réaction de Kennedy, il a changé de posture. C’est là qu’ils ont commencé à échanger des notes et à entretenir des relations continues grâce à de multiples canaux secondaires.  A contrario, je ne pense pas que le Kremlin soit aujourd’hui capable de modifier son comportement. Dans une certaine mesure, Pourtine est contraint de le faire : les remarques sur les armes nucléaires se font de plus en plus rares. Ce changement de comportement n’est néanmoins pas orienté vers une sortie de conflit par la recherche de la paix, mais vers la destruction des infrastructures ukrainiennes par des forces militaires conventionnelles.   Poutine a reproché en 2014 à Khrouchtchev d’avoir cédé la Crimée à l’Ukraine en 1954. Pourquoi ? Nina Khrushcheva : Khrouchtchev est une bonne cible pour Poutine parce qu’il a été en quelque sorte un transfuge du système. Il s’est écarté de la formule despotique socialiste de fidélité à la ligne du parti. Les négociations avec Kennedy, les relations avec d’autres pays capitalistes, sont des éléments qui démontrent une forme de liberté par rapport à la ligne du parti. Bien sûr, les pays capitalistes étaient ses adversaires. Mais des événements démontrent une forme de liberté à la ligne. Lorsque Molotov lui reproche d’avoir partagé un sauna avec le président finlandais Kekkonen, Khrouchtchev répond : « C’est un chef d’État. Il va au sauna, et c’est comme cela qu’on crée de bonnes relations. » En somme, avec Gorbatchev, Khrouchtchev est une cible facile parce qu’il n’était pas comme les membres classiques du parti. Il pouvait par exemple se montrer très critique de certains agents du renseignement soviétique, mais continuer de les rencontrer. Imaginez Poutine critique de certains agents et entretenir des relations avec eux ! Ils sont au mieux arrêtés ou mis dehors. Après le XXème Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique en 1956, quand l’URSS a écrasé l’Insurrection de Budapest, Khrouchtchev n’arrêtait pas d’expliquer sa politique. C’est donc dans ce sens qu’il est une cible facile pour le Kremlin aujourd’hui. Il passe pour un faible parce qu’il a toujours voulu expliquer ce qu’il faisait, rationnalisé ce qu’il faisait.  S’agissant de la Crimée, ce n’est pas lui qui a décidé du don du territoire à l’Ukraine. A ce moment-là, en 1954, il n’avait pas assez de pouvoir pour décider de cela tout seul. Il y avait d’autres personnes au gouvernement. Il a néanmoins, probablement, été à l’initiative de cette cession, parce qu’il pensait, en gestionnaire, que c’était une bonne décision.  Enfin, je crois que Poutine n’aime pas Khroutchev parce que Khrouchtchev a été le premier à endommager le renseignement soviétique. Il l’a endommagé parce qu’il a placé le KGB sous le contrôle du Parti communiste. C’est une décision que Poutine ne peut pas respecter, parce qu’il considère que le KGB doit tout contrôler.  Khrouchtchev serait un contre-modèle pour Poutine parce qu’il représenterait une version plus « libérale » de l’exercice du pouvoir ?  Nina Khrushcheva : Je ne peux pas dire que Khrouchtchev était un « libéral », bien sûr que non. Mais on peut dire qu’en tout cas, il essayait d’exercer différemment le pouvoir. C’était un despote, parce qu’il agissait de manière despotique dans le régime qu’il dirigeait. Il a dû agir en despote en Hongrie et dans d’autres cas. Mais je ne pense qu’il était un dictateur : il entretenait des formes de dialogue. La différence entre la guerre en Ukraine et la crise des missiles de Cuba, c’est notamment qu’il y avait encore un débat à l’époque. Certains avaient averti Khrouchtchev que c’était une mauvaise idée d’envoyer des missiles à Cuba. Il l’a fait, mais il y avait du dialogue. Depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, il n’y a pas eu de dialogue. Personne n’a dit à Poutine que l’invasion ne se passait pas du tout comme prévu. Poutine critique Khrouchtchev parce que selon lui, il n’était pas assez fort, il ressemblait trop à un humain. Quand Khrouchtchev allait parler à une foule, il le faisait réellement, cela ne ressemblait pas un à show de télévision. Il était trop accessible et simple pour quelqu’un qui est assis au Kremlin et dont la seule activité est d’envoyer des ordres et des décrets. Khrouchtchev a négocié avec les États-Unis, au risque d’endommager sa réputation. Lorsque l’URSS a retiré les fusées de Cuba, les États-Unis ont également retiré leurs fusées de la Turquie. Mais personne ne l’a jamais su, jusqu’à la toute fin. Poutine ne peut pas imaginer mettre en jeu sa réputation. Conserver sa réputation le conduit à d’horribles extrémités.  Quand Khrouchtchev a quitté le pouvoir, il a prononcé la phrase suivante, en se référant à la mort de Staline et à la transmission du pouvoir en 1953 : « La peur a disparu et nous pouvons parler d’égal à égal. » Cette « peur » est-elle revenue en Russie ? Le pouvoir peut-il à nouveau être transmis sans violence ?  Nina Khrushcheva : Je ne peux pas répondre à cette question. Le pouvoir a été transmis sans violence mais jamais démocratiquement depuis 1964. En revanche, il y a une violence autour du pouvoir. Le changement de direction du pouvoir est violent. Ce qu’il s’est passé en février 2022, c’est un changement violent dans la direction du pouvoir, comme nous n’en avons jamais vu. Poutine dirigeait une autocratie fonctionnelle à la construction de laquelle il avait concouru. Et soudain, il se dit : « Le monde ne me respecte pas, ne me prend pas au sérieux. Ils vont utiliser l’Ukraine pour me faire la même chose qu’à Saddam Hussein, qu’à Milosevic. Je vais donc attaquer ce pays. » Ce qui est donc remarquable, c’est le changement violent dans la conduite du pouvoir. Vous êtes à Moscou, que se passe-t-il aujourd'hui ? Comment les moscovites réagissent-ils aux derniers événements ? Nina Khrushcheva : Il y a eu un virage. J’étais à Moscou en juin et juillet et je me disais : peut-être que dans un mois nous aurons commencé à trouver des solutions raisonnables à la situation. Je veux dire : le Poutinisme ne va pas tomber du jour au lendemain, mais je me disais que d’une certaine manière, ils arriveraient à trouver des solutions raisonnables. C’était sans doute une idée dans la tête de Poutine. Il est extrêmement chanceux depuis 22 ans et c’est pour cela que je me disais que d’une manière ou d’une autre, il arriverait à surpasser tout le monde et à s’en sortir en arrangeant les choses, en trouvant des solutions raisonnables.  Mais le contexte a changé, contre toute attente. Je n’y attendais pas. L’Ukraine a commencé à avancer, à reprendre des territoires. Les Ukrainiens ont rapidement appris à utiliser les armes livrées par l’OTAN. Avec ces victoires ukrainiennes, et encore plus depuis le 21 septembre et la mobilisation des civils réservistes, s’est installé un sentiment très étrange. Il y a ces messages à la télévision qui nous disent que nous sommes unis, ensemble, une nation unie et puissante engagée dans la guerre. Il y a ce récit et puis il y a la réalité qui paralyse tout le monde. Je ne sais pas si c’est de la peur ou du désespoir. Nous ne savons pas comment cela va se passer, comment la Russie va s’en sortir sans s’effondrer. Personne ne sait ce que demain apportera. Ce désespoir est encore plus grand et plus fort que la peur du Kremlin. On n’a jamais vu autant de policiers dans les rues : un tiers des personnes dans la rue sont des policiers. Bien sûr, la Russie a toujours été un Etat où la police est très présente, mais jamais à ce point. J’ai lu George Orwell et j’ai enseigné la critique de la littérature de propagande. 1984 a toujours été une référence pour moi mais je n’ai jamais vécu dans 1984. Cela a toujours été une œuvre de fiction mais aujourd’hui, Moscou ressemble à un 2022 de George Orwell. Propos recueillis le 8 décembre 2022. 

Jean-François Cervel : quelles visions de l’ordre mondial s’affrontent au travers de la guerre en Ukraine ?

par Jean-François Cervel le 22 décembre 2022
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République, analyse le nouvel ordre mondial en place depuis le début de la guerre en Ukraine. Il s'attache, dans cette tribune, à révéler le projet plus ambitieux de Vladimir Poutine de redistribuer les cartes du jeu géopolitique et géostratégique mondial afin de mettre en marche une véritable "révolution mondiale".
La décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine le 24 février 2022 n’est pas seulement la manifestation d’un impérialisme territorial classique souhaitant retrouver une partie de l’empire soviétique défunt. Elle s’inscrit dans un projet beaucoup plus ambitieux d’instaurer un nouvel ordre mondial. Le projet est global, relevant de la géostratégie et de l’idéologie. Il s’agit de mettre fin à la domination occidentale sur le monde et de faire disparaître, du même coup, la pensée libérale qui caractérise l’occident depuis le 18eme siècle. Cette « révolution mondiale » a été clairement affirmée par Vladimir Poutine. Elle est partagée par une grande partie des pays du monde et, au premier chef, par les dirigeants chinois. Ces pays s’organisent, aujourd’hui, dans une alliance plus ou moins formalisée contre l’occident afin d’établir ce nouvel ordre du monde. Il s’agit, d’une part, de s’attaquer à la position dominante américaine et, d’autre part, de détruire les fondements du système libéral occidental. En dépit des deux guerres mondiales qui ont ravagé l’Europe, la domination occidentale sur le monde a perduré. Victorieux en 1918, encore davantage en 1945 puis en 1989, les États-Unis d’Amérique ont dominé le monde. Le dollar règne en maître sur les échanges internationaux et sur la finance mondiale, les États-Unis, avec leurs alliés de l’OTAN, britanniques et français, ont trois sièges de membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU, l’armée américaine possède des bases sur tous les continents, les grandes entreprises américaines dominent largement les marchés des technologies les plus avancées, les standards et le droit étasuniens tendent à s’imposer partout... C’est d’abord à cette domination historique que nombre de pays veulent mettre fin. Mais, par-delà cette remise en cause de puissances dominantes, c’est aux fondements du système occidental qu’ils veulent s’attaquer. Qu’est-ce que le système occidental ? Le système occidental se définit fondamentalement par la défense de l’individu et de sa liberté, la gestion démocratique de l’intérêt général, la limitation de l’arbitraire du pouvoir dans le cadre d’un Etat de droit, le règlement pacifique des conflits, l’universalisme des valeurs des droits de l’homme et du citoyen, le progrès de la connaissance et de l’éducation de tous. C’est donc un système libéral, démocratique, progressiste et universaliste. Le système libéral n’est ni la licence, ni l’anarchie, ni le libertarisme que certains dénoncent. Le système libéral c’est la gestion d’un équilibre permanent entre les droits de l’individu et l’organisation de l’intérêt général. C’est la destruction de ce corpus de valeurs qui forment un tout et qui constituent le « système libéral », qui est l’objectif central de l’alliance des pays anti-libéraux qui contestent chacun des éléments de cet ensemble.  Au fil du temps, les ennemis de ce système de valeurs ont été nombreux. Les intégrismes religieux, les idéologies fasciste, national-socialiste et communiste ont affirmé leur volonté de détruire ce système de la liberté. Les mêmes sources idéologiques affichent à nouveau, aujourd’hui, avec une force particulière, leur volonté de destruction. Comme le dit clairement Pierre Servent, il suffit de lire les textes des idéologues islamistes, russes et plus encore chinois pour comprendre que c’est sur ce registre que se situe le combat.  Bien entendu, il est parfaitement légitime de contester la domination des puissances occidentales et, au premier chef, la domination américaine et de souhaiter une organisation plus équilibrée de la gestion du monde, faisant appel à tous les acteurs, sur tous les continents. Bien entendu, il est parfaitement légitime de dénoncer les excès du système libéral et de souhaiter une régulation plus ferme de ses dérives, environnementales, financières ou sociales.  Mais le « nouvel ordre mondial » doit-il, sous prétexte de rééquilibrage, faire disparaître la liberté et la démocratie ? C’est la question que l’on doit se poser en examinant ces propositions de nouvel ordre mondial que prônent un certain nombre de dirigeants alors que, selon une analyse récente (citée par Pierre Buhler, dans Le Monde, le 10 novembre 2022 ), seuls 34 pays relèvent, aujourd’hui, de la catégorie des démocraties libérales ! Le « nouvel ordre mondial » peut-il être celui préconisé par nombre d’intégristes de toutes les religions et notamment islamistes qui veulent imposer leurs croyances et leur organisation traditionnelle de la société ? Le nouvel ordre mondial peut-il être l’ordre autocratique et militaire que Vladimir Poutine veut imposer à l’Ukraine en détruisant ses infrastructures et en martyrisant sa population civile en la livrant à une soldatesque qui, comme toute soldatesque au long de l’histoire, détruit, massacre, viole et pille ? Le nouvel ordre mondial peut-il être l’ordre totalitaire du Parti communiste chinois qui veut imposer partout son despotisme prétendument éclairé dans une société totalement contrôlée, uniformisée, enrégimentée, sous l’autorité d’une oligarchie auto-désignée dans la plus totale opacité ? Les textes adoptés par le Parti communiste chinois parlent d’un monde idyllique de prospérité, de développement harmonieux, de défense d’un véritable multilatéralisme, de réforme du système de gouvernance mondiale. Ils affirment que « la Chine aide à la stabilisation d’un monde changeant et troublé ». Ils prônent le partage et la coopération gagnant-gagnant.  Peu importe les changements dans le monde, la Chine dans la nouvelle ère sera toujours un bâtisseur de la paix mondiale, un contributeur au développement mondial, un défenseur de l’ordre international. La Chine ne va bien que lorsque le monde va bien et le monde va encore mieux lorsque la Chine va bien.  Le concept de construction de la communauté de destin pour l’humanité relie le rêve chinois aux rêves des peuples du monde entier.  Texte affiché lors d’une exposition chinoise dans les locaux de l’UNESCO à Paris le 15 novembre 2022. Derrière ces propos lénifiants de prospérité partagée et de développement mondial harmonieux, il y a la réalité du rouleau compresseur de la dictature communiste chinoise et de sa main mise progressive sur de nombreux pays devenus économiquement et financièrement dépendants. Le multilatéralisme prétendument égalitaire peut-il être développé avec des pays autoritaires dont les dirigeants n’ont aucune légitimité démocratique ?  C’est toute la question qui est posée aujourd’hui. La « révolution mondiale » que Vladimir Poutine appelle de ses vœux doit-elle être la victoire de l’alliance des régimes autoritaires visant à vaincre enfin les tenants du système libéral ? L’union des régimes autoritaires de la Chine, de la Russie, de l’Iran, manipulant les états vassaux de la Corée du Nord ou de la Syrie serait-elle plus efficace et plus satisfaisante pour la gouvernance du monde que le système libéral ? Bien sûr, le nouvel ordre mondial ne doit pas être non plus l’ordre insidieux que veulent mettre en place les sociétés multinationales du Net ou les détenteurs de la puissance financière qui s’organisent pour échapper à toute réglementation et à tout contrôle au service de leurs seuls profits. La liberté des puissances économiques ne doit évidemment pas l’emporter sur la bonne gouvernance de l’intérêt général. Le nouvel ordre mondial devrait donc être un ordre collectif supra national garantissant la liberté individuelle et organisant le pilotage de l’intérêt général planétaire. Il devrait être l’ordre d’une véritable République-Monde en charge d’un développement harmonieux de l’espèce humaine respectant l’environnement naturel dont elle procède. Il ne devrait être l’ordre d’aucun pays ni d’aucun groupe d’intérêts mais il devrait être celui de l’intérêt général de l’humanité. C’est cet ordre-là qui devrait l’emporter sur les logiques d’affrontement, de guerre et de mort qui sont affichées aujourd’hui par l’alliance des puissances totalitaires. Evidemment, une telle définition paraît totalement utopique aujourd’hui alors que la réalité est celle de l’affirmation généralisée d’intégrismes exacerbés et belliqueux. Mais il faut continuer à affirmer ce projet qui est le seul à même d’éviter des dérives tragiques pour tous.  L’Europe, porteuse de ces valeurs de paix, de respect et de liberté doit continuer à défendre cette ambition collective que demandent tous les peuples à travers le monde.   Jean-François Cervel Jean-François Cervel a été directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires). Agrégé d'histoire, il a effectué la quasi-totalité de sa carrière au sein de l'administration, notamment en tant qu'inspecteur général de l'administration de l'Éducation nationale. Il est membre de la commission "Géopolitique" du Laboratoire.

Alexandra Borchio Fontimp : « Faisons de la lutte contre les violences pornographiques et la marchandisation des corps une priorité de politique publique »

le 1 décembre 2022
"Porno, l'enfer du décor" : pour la première fois dans l'histoire parlementaire, un rapport sénatorial, publié le 27 septembre, s'intéresse aux violences subies par les femmes dans le secteur de la pornographie et aux graves dérives qui entourent la production et la diffusion de ces contenus sur internet. Le Laboratoire a interrogé une des quatre rapporteures, Alexandra Borchio Fontimp, sénatrice LR des Alpes-Maritimes, pour l'éclairer sur ce qui doit devenir pour elle une "priorité de politique publique".
Le Laboratoire de la République : Qu'est-ce qui a changé dans la pornographie depuis le début des années 2000 ? Pourquoi le secteur est-il devenu plus violent ? Alexandra Borchio Fontimp : Lorsque nous avons entamé nos travaux avec mes collègues rapporteures, nous avons très vite dressé un constat : la pornographie a suivi l’essor d’internet et a, de facto, changé radicalement de visage. Au milieu des années 2000, l’apparition des « tubes », grandes plateformes numériques de diffusion de dizaines de milliers de vidéos, a totalement bouleversé l’industrie du ‘’porno’’. Fondant leur modèle économique sur la génération d’un trafic massif, grâce à du contenu souvent piraté et gratuit, ces plateformes ont amené les consommateurs de pornographie à changer leur comportement. Au fil des ans, la société s’est numérisée et les modes de consommation avec. Une tendance qui s’est malheureusement confirmée avec la crise sanitaire et les confinements successifs. Aujourd’hui, il est tout aussi simple d’accéder à du ‘’porno’’ que de faire ses courses en ligne. Représentant 25% du trafic web mondial, cette industrie s’est mutée en un véritable business où le ‘’porno’’ est devenu plus une affaire d’argent qu’une affaire de sexe. Pesant plusieurs milliards d’euros, ce business plus que lucratif a rapidement été accaparé par quelques multinationales propriétaires des « tubes » qui n’hésitent pas à exploiter la vulnérabilité psychologique et économique de jeunes femmes pour alimenter leur flux. Répondant à une sorte de politique de l’offre et de la demande, ces ‘’producteurs’’ enchaînent des productions aux conditions de tournage déplorables au sein desquels la marchandisation du corps des femmes et du sexe est devenue monnaie courante. Par ailleurs, depuis 2010, sont également apparues des plateformes de partage de contenus à caractère sexuel telles qu’Onlyfans ou MYM. Parallèlement à cet essor, les réseaux sociaux et messageries privées comme Snapchat, WhatsApp ou encore Telegram sont devenus de nouveaux vecteurs de diffusion de contenus pornographiques. Or, on sait que ces canaux de diffusion sont particulièrement appréciés par notre jeunesse : plus de 70% des 15-16 ans sont présents sur au moins 4 réseaux sociaux (Instagram, Twitter,Snapchat...). Cette massification, presque à outrance, de la diffusion du ‘’porno’’ a considérablement contribué à la recrudescence de contenus de plus en plus ‘’trash’’, violents qui font fi des conditions de tournage et des contrôles. Le Laboratoire de la République : Comment renforcer la répression pénale contre des producteurs responsables de violence ? Quelle régulation imposer aux plateformes dans ces cas ? Alexandra Borchio Fontimp : Tout d’abord, pour que répression il y ait, condamnation il doit y avoir. Et pour que condamnation soit prononcée, procès et donc dépôt de plainte il doit y avoir. Je suis persuadée qu’un travail fondamental de libération de la parole sur ces violences doit se faire. C’est une condition sine qua non ! Nous devons briser les tabous, bousculer les consciences afin d’encourager les victimes à dévoiler au grand jour les abus de cette industrie. Comment une actrice trouvera-t-elle le courage de passer la porte d’un commissariat si l’opinion publique campe sur la position selon laquelle le ‘’porno’’ est synonyme de violence ? Elle ne le trouvera pas, - ce courage -, et la Justice ne sera donc jamais saisie. Mes collègues rapporteures et moi-même avons été agréablement surprises de l’écho qu’a eu notre rapport. Encore aujourd’hui, nous continuons de recevoir des demandes d’interview et nous poursuivons notre tournée des ministères pour présenter nos travaux aux membres du Gouvernement. Nous espérons sincèrement que ces entretiens donneront lieu à des prises de décision concrètes et fermes. Mais nous avons bon espoir ! Nos interlocuteurs semblent sensibles aux problématiques présentées et à nos recommandations. Après des mois d’auditions, notre revendication première est claire : la lutte contre les violences pornographiques et la marchandisation des corps doit devenir une priorité de politique publique. Comme je vous l’ai expliqué plus haut, nous devons imposer dans le débat public la question des violences pornographiques. Comment peut-on envisager de fermer les yeux plus longtemps sur un tel sujet lorsque l’on sait que 90% des scènes pornographiques présentes sur internet comportent de la violence ? En plus de la banaliser, presque de la ‘’normaliser’’, nous mettons en danger notre jeunesse. Là aussi, nous devons cesser de nous leurrer. Nos enfants naissent avec des tablettes entre les mains. Au cours de nos études, nous avons dressé l’accablant constat que les enfants et adolescents développent de nos jours une consommation de plus en plus massive, précoce et toxique de contenus pornographiques. 1/3 des garçons de moins de 15 ans se rend sur un site ‘’porno’’ chaque mois et 2/3 des enfants de moins de 15 ans a déjà eu accès à de telles images. C’est effrayant ! Pour que cette tendance s’inverse et que les producteurs soient punis, il est impératif que la parole se libère. Ainsi, nous avons mis en avant plusieurs pistes : Favoriser le dépôt de plaintes en améliorant les conditions d’accueil des victimes en formant les forces de l’ordre au recueil des plaintes spécifiques de ces dernières et en instaurant un suivi de leur dossier par un contact unique ; Prendre en compte le contexte spécifique des violences pornographiques en adaptant les conditions d’accueil et d’écoute du numéro national 3919 dédié à la prise en charge des femmes victimes de violences ; Imposer aux diffuseurs, plateformes, réseaux sociaux des amendes face à toute diffusion de contenu illicite ; Ou encore imposer aux plateformes de satisfaire gratuitement aux demandes de retrait de vidéos formulées par les personnes filmées. Le Laboratoire de la République : Votre rapport porte également sur la régulation de l'accès aux contenus pornographiques en ligne. Face aux difficultés techniques de mise en œuvre et au cadre de protection des données personnelles, la puissance publique a-t-elle les moyens de mettre en œuvre cette régulation ? Alexandra Borchio Fontimp : Encore une fois, nous devons être lucides et honnêtes sur cette question. Oui, la puissance publique a les moyens de mettre en place une régulation de l’accès aux contenus pornographiques mais cela ne se fera pas sans difficulté et sans un travail de longue haleine. A l’heure actuelle, cette régulation est quasi inexistante sur Internet. S’il n’a longtemps eu aucune compétence sur Internet, le CSA – aujourd’hui l’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) – est désormais chargé de la régulation systémique des plateformes ayant une activité d’intermédiation en ligne, telles que les plateformes de partage de vidéo, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les agrégateurs et les magasins d’application. Pour autant, force est de constater que l’accès aux sites pornographiques demeure encore extrêmement aisé pour n’importe quel public. Aucun contrôle de l’âge n’est prévu pour accéder aux sites Pornhub, YouPorn, Xnxx, Tukif, etc. C’est pourquoi, nous avons souhaité dans nos recommandations donner plus de moyens à l'Arcom pour lui permettre d’agir : Lui confier la possibilité de prononcer des sanctions administratives, aux montants dissuasifs, à l’encontre des sites pornographiques accessibles aux mineurs ; Qu’il définisse dans ses lignes directrices des critères exigeants d’évaluation des solutions techniques de vérification de l’âge ; Que ces agents soient assermentés afin de leur permettre de constater eux-mêmes les infractions des sites pornographiques accessibles aux mineurs. Parallèlement à l’action de l’Arcom, nous souhaitons imposer aux sites pornographiques la diffusion de messages d’avertissement sur les contenus violents ou encore l’affichage d’un écran noir tant que l’âge de l’internaute n’a pas été vérifié. Enfin, nous prônons pour une meilleure détection des comportements violents sur internet en créant une catégorie « violences sexuelles » dans les signalements à Pharos afin de faciliter et de mieux compatibiliser les signalements. Découvrir le rapport.

Défi climatique : tous dans le même bateau

par Bertrand Badré le 28 novembre 2022
Sommes-nous vraiment prêts à le relever ? La question du changement climatique cristallise certaines peurs, celle de l’avenir de notre planète, des futures générations. Alors que La COP27 s’achève et nourrit ce dialogue entre les dirigeants du monde, le titre du dernier ouvrage de Bertrand Badré, « Voulons nous sérieusement changer le monde ? » semble être plus que d’actualité. Ancien Directeur Général de la Banque mondiale, il dirige actuellement Blue like an Orange, il revient pour nous sur l’urgence à réussir cette transformation.
Le Laboratoire de la République : La tenue de la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique fixe une fois de plus les enjeux des bouleversements auxquels le monde fait face. Un des objectifs fixés est de renforcer les ambitions d’une solidarité internationale. Pensez-vous que nous en prenions le chemin ? Cette fraternité à l’échelle mondiale est- elle vraiment possible ?  Bertrand Badré : Nous n'avons pas le choix. Comme déjà évoqué dans mes différents ouvrages et reprenant d'ailleurs les paroles de l’encyclique « fratelli, Tutti » du Pape François : « on n'est pas forcément sur le même pont ou dans la même classe, mais on est tous sur le même bateau. » Si nous n’avons pas une approche fraternelle de cette question planétaire, nous n'y arriverons pas. Des efforts formidables sont faits en France et en Europe. Mais la réalité est plus complexe. Si on ne permet pas à des pays qui ne sont pas partie de la même situation que nous, en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, de s'accrocher au paquebot, on aura tout perdu. La bataille du climat se livre partout tant à Bruxelles, Washington que Paris.  Elle se gagnera ou se perdra à la fin à Delhi ou à Bogota. Et donc cette COP est très importante parce qu'elle met le doigt là où ça fait mal. Les pays riches s'étaient engagés à accompagner financièrement les plus pauvres à hauteur de 100 milliards de dollars par an pour l’action climatique pour la période 2020-2025. Cet objectif a été rappelé à Copenhague en 2009, à Paris en 2015. Nous sommes en 2022 et nous n’y sommes toujours pas. Les pays qui souffrent le plus du climat sont précisément ceux qui n'ont pas contribué à ce changement climatique. La proportion des émissions de gaz à effet de serre qui relèvent des anciens pays industrialisés est colossale par rapport à ce qu'a pu émettre un pays comme la Côte d'Ivoire, le Cambodge, la Bolivie ou la Colombie.  On est effectivement dans une approche où la fraternité est probablement une des clés, une fraternité intéressée d'ailleurs, mais une fraternité malgré tout. Certains imaginent un monde où l’on construit des digues et des murs protégés par des drones ou toutes sortes de prouesses technologiques qui nous isolent du reste du monde. Cela ne peut pas être ma vision. Le Laboratoire de la République : En désignant deux ministres chargés respectivement de la transition écologique et de la transition énergétique, le gouvernement français souhaite renforcer son action de planification. Est-ce selon vous, suffisant ?  Bertrand Badré : je n'ai pas d'avis sur la structuration gouvernementale elle-même et je n'aime pas tellement le mot de « transition », je lui préfère celui de transformation. Il ne s’agit pas non de réduire cette question aux émissions de carbone. En tirant sur la pelote on s’aperçoit rapidement que cette transformation pose un cadre plus vaste et que tous les sujets viennent les uns derrière les autres. S’il suffisait que nous ayons tous une voiture électrique pour qu'il n'y ait plus de problème, ce serait simple. La construction de la voiture électrique est un sujet complexe en soit. Même chose pour la question des éoliennes. On voit bien que le concept qui se développe c'est celui de transition juste, parce qu'il y a une dimension sociale. Tous ces sujets sont très liés les uns aux autres et remettent en question notre modèle, notre mode de production, de consommation et de financement. Ces transformations sur le développement durable et le climat ne se passent pas d’ailleurs comme on l'avait prévu en 2015. On a implicitement laissé la main libre à « la main invisible » en pensant que le marché allait faire le boulot. Sept ans plus tard, on a certes fait des progrès, mais très insuffisants. Les Français aiment bien le mot de « planification », il leur rappelle la période de la reconstruction à la sortie de la seconde guerre mondiale. Je pense qu'effectivement qu’il faut une planification mais pas seulement étatique. Il faut surtout garder cet esprit de la planification à la française où tout le monde a été capable de se mettre autour de la table en disant : « voilà, on a un objectif qui est celui-là, comment peut-on ajouter les pièces ? Comment chacun peut y contribuer sachant qu’il y aura des gagnants et des perdants ? » A l’heure actuelle, nous sommes dans cette phase où il faut rendre la main un peu plus visible. Cela oblige à prendre des décisions fortes. Ce qui peut expliquer que les débats soient tendus en ce moment. Non seulement parce que la conjoncture est plus difficile, que la crise énergétique est là mais aussi parce qu'on se rend compte que la situation doit être prise au sérieux et la prise de décision aura des conséquences sur le long terme. Le Laboratoire de la République : le premier chantier de cette planification écologique est l'eau. Face à la complexité du sujet, pensez-vous qu’il faille accorder plus de place au travail de la recherche, à la science dans le débat d’idées et la prise de décision politique ? Bertrand Badré : Je n'aime pas parler de priorité parce que dans la planification, on comprend précisément que les sujets sont liés et que tout est prioritaire. Il faut traiter les sujets les uns avec les autres. L'eau est évidemment un sujet central, mais j'ose dire ni plus ni moins que le CO2, la biodiversité, nos équilibres sociaux, environnementaux. Avoir une approche d'ensemble de rénovation de notre modèle économique est essentiel et non la prendre par petits bouts. Ne perdons pas à l’esprit que depuis la création, le vieux principe de Lavoisier s’applique à la planète terre : « rien ne se perd, tout se transforme ». Le problème, c'est que cette eau, elle est plus ou moins disponible, plus ou moins propre. Et c'est un problème mondial. Le cycle de l'eau est mondial et en même temps, c'est très local. On est obligé de penser mondial et d'agir local. La prise en compte du réchauffement climatique a un fondement scientifique. Il y a un travail de pédagogie, de compréhension nécessaire. Il faut évidemment laisser sa place pleine et entière à la science et aux faits dans l'intérêt même de la parole politique. Dans un monde où les gens ne croient plus aux experts, il faut à la fois au maximum réhabiliter la science pour que la parole complotiste recule. Et en même temps, il ne faut pas la nier. Et donc la question se pose : « comment embarque -t-on tous ces gens-là sans créer de psychodrame, voire de révolte? » Le Laboratoire de la République : Les grandes écoles françaises s’emparent de la question climatique pour adapter le système éducatif aux nombreux défis. Vous intervenez régulièrement dans des grandes universités à travers le monde pour partager votre expérience et analyse, pensez-vous que nous soyons assez compétitif par rapport à d’autres pays du monde ?  Bertrand Badré : Je suis revenu en France il y a un an. J'ai fait un certain nombre d'interventions dans un certain nombre d'écoles et d'universités. Ça ne me donne pas une légitimité pour savoir si on est bien ou mal formé ici. En revanche, ce qui me parait central c ‘est d’avoir une approche multidisciplinaire. Notre faiblesse c'est que le rayonnement de nos institutions est plus limité que le rayonnement des grandes institutions anglo-saxonnes. C'est triste, mais c'est comme ça. C'est aussi important de regarder ce qui peut se passer dans les grandes universités britanniques ou américaines qui ont une force de frappe, y compris financière, infiniment supérieure à la nôtre. On a quand même beaucoup d’atouts qu’il faut valoriser. Je pense aux savoir-faire d’entreprises telle que Veolia, à l’effervescence de la French tech, aux nombreux intellectuels et chercheurs comme le penseur du « nouveau régime climatique » Bruno Latour ou le prix Nobel Jean Tirole. J'ai eu la chance d'avoir des responsabilités internationales, j’ai pu observer l’influence de la France. Elle n'est pas non plus infinie. L'Europe est un levier important à ne pas négliger, elle a une capacité à faire travailler ensemble des pays et c’est là un chemin d’avenir. Et probablement aussi, on ne prend pas complètement en compte les liens possibles avec les Britanniques. D’une manière générale, il y a toujours intérêt à construire ces ponts entre toutes les parties prenantes :  entreprises et ministères, mais aussi la puissance publique avec les ONG. Chacun est convaincu d'avoir raison tout seul. Donc il faut des endroits où tous les gens qui auraient raison tout seul se rendent compte qu'ils n'ont pas forcément raison sur tout et qu'ils sont plus pertinents ensemble. C'est un enjeu majeur. Je suis très préoccupé de l'urgence à trouver des solutions, là encore une fois il faut faire preuve d'intelligence collective.

États-Unis : clivage du parti Républicain entre isolationnistes et interventionnistes moins décisif que prévu

par Frédéric Encel le 15 novembre 2022 Frédéric Encel
La large victoire républicaine aux élections américaines de mi-mandat, espérée par Donald Trump, n’a pas eu lieu la semaine dernière. Quelles conséquences sur la politique étrangère américaine ? Analyse de Frédéric Encel.
Rappel : Midterms 2022 : cinq choses à retenir des élections américaines (lemonde.fr) Le Laboratoire de la République : La large victoire républicaine aux élections américaines de mi-mandat, espérée par Donald Trump, n’a pas eu lieu. La politique des Etats-Unis sur le conflit ukrainien va-t-elle rester inchangée malgré l’apparent statu quo ? Frédéric Encel : J’en suis convaincu ! D’abord car la majorité des Républicains ont déjà condamné fermement l’invasion de l’Ukraine – certains d’entre eux s’inscrivant de longue date dans une défiance à l’encontre de la Russie de façon générale –, et soutiennent donc Joe Biden dans sa politique de fermeté vis-à-vis du Kremlin. Et si l’on ajoute à ce pôle républicain, d’autant plus majoritaire que la plupart des trumpistes ont échoué, la majorité des représentants démocrates, on retrouve un fort consensus, notamment au sein de l’incontournable Sénat. Ensuite, le président américain a toujours affirmé qu’il ne dépêcherait pas le moindre soldat en Ukraine, et cela dès décembre 2021. Or la hantise de l’opinion publique, ce n’est pas tant l’ouverture de lignes de crédit à Kiev – indolores et assez théoriques pour le citoyen – que le retour de cercueils recouverts de drapeaux sur des tarmacs d’aéroports militaires. Du reste, même le coût financier de l’engagement militaire des États-Unis sera largement compensé par l’achat massif de matériels militaires flambant neuf dans ses arsenaux par les États européens de l’OTAN. Je ne vois ainsi aucune raison de croire à un infléchissement de la politique russo-ukrainienne de Biden suite à ce scrutin, sachant celle-ci scrutée par… la Chine.  J’ajoute que de toute façon, les prérogatives présidentielles américaines, en matière de défense et d’affaires étrangères, sont telles qu’elles permettent à un locataire de la Maison-Blanche une large autonomie décisionnelle. Le Laboratoire de la République : On s’attendait à une redite de la situation électorale de 2020, avec de nombreuses contestations du scrutin. Ce n’est pas le cas. Est-ce de nature à redorer le blason du modèle démocratique américain au niveau international ? Frédéric Encel : Le « redorer »… pour celles et ceux qui crurent naïvement à l’effondrement de la démocratie US, surtout après l’épisode du Capitole le 6 janvier 2021 ! Pour ma part, je ne cesse de dire et d’écrire que si, effectivement, une part importante de la société américaine exprime un haut degré de rejet de l’État fédéral, des médias et/ou du parti démocrate, les institutions, elles, tiennent fort bien. Tous les corps constitués, de l’armée à la diplomatie en passant par la justice, la vice-présidence (avec Mike Pence, pourtant républicain et évangélique), la police, l’éducation et, last but not least, la Cour suprême (bien qu’ultra-conservatrice), ont immédiatement fait allégeance au nouveau président régulièrement élu dès avant sa prestation de serment en janvier 2021. Et je crois d’ailleurs que l’une des variables principales de prises de décision de nombre de votants – y compris républicains – de voter démocrate (ou de s’abstenir) lors de ces Midterms, aura relevé de cette volonté du plus grand nombre de préserver la démocratie par-delà les sensibilités et convictions politiques. Vous savez, George Washington, James Madison et les autres concepteurs de la remarquable constitution américaine, à la fin du XVIIIème siècle, étaient des protestants (pour certains francs-maçons) profondément méfiants à l’égard des penchants populistes et autoritaristes de l’homme dans l’exercice du pouvoir ; ils voulurent prémunir le nouvel État de cette tendance atavique en bâtissant des institutions solides, un calendrier électoral rigoureux, et un équilibre (« checks and balances ») entre pôles de pouvoir. Nul ne peut sérieusement contester l’efficacité de ce système ! Combien de guerres civiles et/ou de coups d’État se seraient produits ailleurs après un tel déni démocratique d’un candidat sortant au poste suprême ponctué d’un assaut par ses partisans au cœur des institutions ?... Le Laboratoire de la République : Ron De Santis a été élu largement gouverneur de Floride, une victoire qui le propulse comme principal concurrent de Donald Trump dans la course à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2024. La doctrine républicaine est-elle homogène sur les questions internationales ? Frédéric Encel : Oui et non. Je dirais pour schématiser qu’un clivage passe entre nationalistes-isolationnistes à la Trump, et interventionnistes façon, ici, néoconservateurs, là, réalistes à l’image de Kissinger. Mais une fois franchie cette ligne mouvante et poreuse, et lorsqu’un sénateur ou un président républicain élu doit assumer ce que Max Weber appelait « l’éthique de responsabilité », on retrouve une certaine cohérence autour des thèmes suivants : grande fermeté vis à vis de la Russie, de la Chine et de l’Iran avec, corrélativement, soutien à l’Ukraine (et au renforcement de l’OTAN), à Taïwan, et à Israël ainsi qu’aux alliés arabes sunnites du Golfe. Pour le reste, les circonstances géopolitiques d’une part, des sensibilités d’autre part (évangéliques, par exemple), guident ce que vous nommez la « doctrine républicaine », soit en réalité un corps de schéma global. Attention toutefois au prisme des affaires étrangères ; dans l’isoloir, au sein des États démocratiques, les citoyens n’accordent que très rarement la priorité aux questions géopolitiques extérieures, et c’est tout particulièrement le cas aux États-Unis, y compris lors des présidentielles. Le pouvoir d’achat, l’accès aux soins, la sécurité, l’éducation et, le cas échéant, de grands débats sociétaux et éthiques comme l’avortement ; tout cela prime largement l’Ukraine, l’Iran voire la Chine… Docteur en géopolitique habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris et professeur à la Paris School of Business. Fondateur/animateur des Rencontres géopolitiques de Trouville sur Mer et des Assises nationales contre le négationnisme, Frédéric Encel a en outre créé la collection « Géopolitiques » aux Presses universitaires de France, et vient de publier Les Voies de la puissance (éd. Odile Jacob, Prix du Livre géopolitiques 2022).

Touche pas à mon poste : la culture de l’invective est passée des réseaux sociaux à la télévision, selon Nathalie Sonnac

par Nathalie Sonnac le 14 novembre 2022
Jeudi dernier, 10 novembre, Cyril Hanouna, animateur de Touche pas à mon poste, diffusé sur la chaîne C8, a violemment pris à partie Louis Boyard, député LFI du Val-de-Marne, le traitant d'"abruti", alors que ce-dernier évoquait la fortune de Vincent Bolloré, propriétaire du groupe Canal +. Cet évènement a été abondamment relayé et critiqué. L’Arcom est saisie.
Le Laboratoire de la République : Cet évènement brutal a beaucoup fait réagir. Est-il inédit ? Nathalie Sonnac : L'altercation entre Cyril Hanouna et Louis Boyard est extrêmement violente, c'est sans doute ce qui rend d'abord l'évènement exceptionnel. Le comportement de l'animateur sur cette séquence est totalement délirant. Il faut néanmoins rappeler que ce n'est pas la première fois que Cyril Hanouna déborde. Rappelons qu'il y a à peine un mois, suite au meurtre atroce de la petite Lola, il a appelé à un procès expéditif de la principale suspecte, à sa condamnation à la perpétuité, en interpellant directement le ministre de la Justice. On observe d’ailleurs que si la réaction des réseaux sociaux à l’altercation n’est pas en faveur de l’animateur, elle s'explique en premier lieu par la violence et la vulgarité des propos : dans une cour d'école, on n'accepterait même pas ce type d'altercation qui n'a rien à faire sur un plateau de télévision. Ce qui rend la séquence également inédite, c'est que Cyril Hanouna s’adresse à un élu de la République, et lui tient des propos injurieux. C'est particulièrement inquiétant. Les représentants de la Nupes et de LFI ont saisi l'Arcom, qui a probablement dû recevoir par ailleurs de nombreux signalements. C'est inadmissible de s'adresser à un représentant de la Nation de cette manière, quel que soit l'âge dudit député et même si celui-ci fut un temps chroniqueur de l’émission. Cyril Hanouna ne fait pas ici la part des choses. C'est de l'ordre de l'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique, et c'est peut-être ce qui sera retenu par les juges si l'affaire va au tribunal, comme on peut le prévoir. Le Laboratoire de la République : que peut faire l'Arcom, le gendarme de l'audiovisuel, contre ce type de débordements ? Nathalie Sonnac : L'Arcom dispose d’une échelle de sanctions allant de la mise en garde à la mise en demeure, une sanction sur la base de la convention qui a été signée entre l'Autorité et la chaîne. C'est donc la convention, et notamment les obligations générales de la chaîne en matière de maîtrise d’antenne (et ici de non-maîtrise), qui va être regardée et opposée à cette séquence. L'Arcom va également étudier la jurisprudence en la matière : c'est ce qui va rendre sa décision particulièrement intéressante, puisque nous aurons d'autres éléments sur des précédents de ce type à la télévision ou sur cette chaîne. Le Laboratoire de la République : Les élus sont-ils moins bien traités à la télévision qu'avant ? En particulier les députés ? Nathalie Sonnac : Ce qui est sûr, c'est que depuis plus d'une vingtaine d'années, on voit qu'il y a un mélange de genre, c'est à dire qu'il y a de plus en plus de politiques qui vont dans des émissions qui ne sont pas des émissions de débat public, mais des émissions de divertissement. Cela date à peu près du début des années 2000, et des premiers développements du genre de l'infotainment. De plus en plus d'élus, que ce soient des députés, des sénateurs, des ministres, des maires, etc. participent à des émissions dans lesquelles on voit bien que la composante récréative ou de divertissement est dominante. D'ailleurs, dans le cas de Touche pas à mon poste, l'Arcom regardera le format de l'émission.  N’est-elle qu’une émission de divertissement ? Comment qualifiez-vous une émission dans laquelle un député vient parler de sujets de société ? Nous sommes dans un entre-deux qui n'a rien de nouveau, qui est même de plus en plus courant. Bien sûr, les élus de la République y trouvent leur intérêt. C'est une façon pour eux aussi de se faire connaître, d'améliorer leur popularité, d'apparaître comme des gens sympathiques avec qui on peut discuter comme si on les connaissait, comme des copains. C'est du Drucker moderne. Sauf que Michel Drucker, il y a 20 ans, il était en costume cravate et s'exprimait normalement, avec respect. On constate sur 20 ans, qu’il y a de moins en moins d'espace de débat politique pur sur les chaînes de télévision. Cette séquence est le résultat de cette évolution. La fameuse émission, diffusée sur une chaîne publique, lors de laquelle Thierry Ardisson avait demandé à Michel Rocard : "est-ce que sucer, c'est tromper ?" date de 2001. Elle a marqué le début de quelque chose de nouveau. Le Laboratoire de la République : Comment en est-on arrivé aux insultes et à l'outrage ? Nathalie Sonnac : Ce type d'émission a beaucoup évolué ces vingt dernières années, essentiellement parce qu'elles se nourrissent de buzz fait sur les réseaux sociaux. C'est très caractéristique de ce qu'il se passe avec Hanouna, même si on retrouve peut-être la même recette chez Pascal Praud. Cyril Hanouna a un énorme fan club sur les réseaux sociaux et cherche à faire du buzz. Et le buzz s'importe dans l'émission télévisée. Auparavant, si quelqu'un dérapait dans une émission de télévision, cela faisait effectivement du bruit sur les réseaux. Aujourd'hui, il y a une communication permanente entre l'émission télé et les réseaux, dans un sens comme dans l'autre. Le buzz des réseaux nourrit le contenu de l'émission. C'est ce qui explique en partie la tonalité et le style de Cyril Hanouna, et ce dérapage en direct. C’est la violence que l’on retrouve sur les réseaux sociaux, caractérisés par l'invective, le non-débat, le manque de respect, la non-écoute qui se retrouvent malheureusement pêle-mêle à la télévision. Sur les réseaux sociaux ceci est renforcé par l'anonymat. Le Laboratoire de la République : La jeunesse est très perméable à ce type de formats. Comment s'assurer qu'elle se socialise à la politique par d'autres contenus ? Nathalie Sonnac : Effectivement, mais je ne crois pas que la jeunesse ait besoin de ce type d'émission pour s'informer, et c’est ici un très mauvais exemple donné aux plus jeunes qui regardent. Ce qui me semble particulièrement grave dans cette séquence, c'est, au-delà de l'insulte, l'absence d'échange. Il n'y a aucune écoute de part et d‘autre, aucune discussion, aucun débat entre Louis Boyard et Cyril Hanouna. Heureusement, d'autres formats existent. Les médias en France sont largement diversifiés et nous vivons dans un régime de liberté d'expression, on peut ne pas être d’accord mais on ne peut pas accepter cette violence verbale et ce manque d’écoute réciproque.  Il faut protéger le débat démocratique à la télévision. La force de ce média est sa capacité à réunir les gens à un moment donné, de favoriser une forme de vivre ensemble. La télévision garde la capacité de réunir une très large audience pendant un temps long. On sait qu’Internet favorise et renforce la polarisation des opinions, et joue sur une fragmentation des audiences et une segmentation de la population bien plus forte. La sphère médiatique traditionnelle est très violemment percutée par cette nouvelle donne, elle doit pouvoir réagir, s’adapter et rester attractive auprès des plus jeunes sans utiliser les stigmates des médias sociaux. Nathalie Sonnac est professeure en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Panthéon-Assas et ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Elle est l'auteure de nombreux ouvrages et articles scientifiques sur l’économie de la presse écrite, de l’audiovisuel et du numérique.

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