Secrétaire général du syndicat Force Ouvrière de 2004 à 2018, Jean-Claude Mailly soutient que les entreprises ont un rôle à jouer dans la défense des valeurs républicaines, rôle qui doit être étroitement contrôlé. Il analyse les risques d’augmentation de la conflictualité religieuse et politique en entreprise.
Selon une étude de l'IFOP pour Havas, publiée en février 2021, 80% des Français font confiance aux PME pour défendre les valeurs de la République, 46% aux grandes entreprises. Les entreprises ont-elles un rôle à jouer dans la défense des valeurs républicaines ?
Jean-Claude Mailly : Comme tous les acteurs de la vie sociale et économique les entreprises ont un rôle à jouer dans la promotion des valeurs républicaines. Cela doit s’exprimer notamment dans la qualité du dialogue social en termes de liberté de négociation, d’égalité de droits et d’esprit collectif. Même si elles ne sont pas en charge de l’intérêt général elles peuvent aussi y contribuer avec une RSE active et approfondie en matière d’environnement, de gouvernance et de social, ce qui nécessite, au-delà des procédures déclaratives, la réalisation d’audits indépendants pour éviter le green ou social washing.
Par ailleurs le fait que les Français font plus confiance aux PME est, entre autres facteurs, dû à la moindre internationalisation et à la proximité. Dans les périodes de crise et de doute la tendance est de faire plus facilement confiance à ce que l’on connait le mieux. Comme le disait Bernard Henri Lévy (dans les années 80) les périodes de crise revoient surgir les concepts de race, corps, terre et nation.
Selon la même étude, les Français ne sont que 38% à accorder leur confiance aux syndicats pour défendre les valeurs de la République. Comment expliquez-vous ce mauvais résultat pour les forces syndicales ?
Jean-Claude Mailly : Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation. En premier lieu, les syndicats ont tendance à être considérés comme des institutions, des institutions qui aujourd’hui sont critiquées comme les partis politiques ou les médias. En second lieu une partie de la population les considère comme étant trop politisés et pour certains d’entre eux pas assez indépendants. Ce qui est un faux problème dans la mesure où ce qui pèse surtout en la matière c’est que l’accent a plus été mis sur le conflit que sur la négociation (notamment historiquement avec la CGT) et que, y compris encore aujourd’hui, les médias parlent plus des manifestations que des accords signés. En troisième lieu la majorité des salariés qui adhèrent à un syndicat le font par rapport à l’image et aux résultats sur leur lieu de travail. Or depuis de nombreuses années, en France comme ailleurs, les résultats sont plus difficiles à obtenir. Enfin les pouvoirs publics peuvent aussi avoir une responsabilité quand ils ne sont pas adeptes et pratiquants du dialogue social ou qu’ils considèrent que la place des syndicats est prioritairement dans l’entreprise ou l’administration, ce qui n’est pas conforme aux valeurs républicaines.
En effet la structure des relations sociales en France, pour assurer un minimum d’égalité, s’est organisée autour de trois niveaux de négociation (interprofessionnel, branche et entreprise) et de relations spécifiques loi/contrat. Quand l’entreprise comme niveau devient prioritaire les inégalités se creusent. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de l’assurance chômage, en France vous bénéficiez des mêmes droits, quelle que soit la taille de votre entreprise et que vous soyez ou non syndiqué.
En 2017, dans Quand la religion s'invite en entreprise, Denis Maillard alertait sur la multiplication de conflits religieux en entreprise. Depuis 2017, la situation a-t-elle évolué ? Comment faire appliquer le principe de laïcité en entreprise ?
Jean-Claude Mailly : La situation a évolué compte tenu des problèmes rencontrés ici ou là. Mais tout n’est pas encore réglé, loin s’en faut, et l’idéologie woke peut faire des dégâts, tout comme ceux qui à l’extrême droite, rejettent l’autre ou ceux qui, à l’extrême gauche, voient dans le même autre le nouveau prolétariat. De mon point de vue la fermeté sur les principes de la laïcité, un des fondements de notre vie en commun, s’impose. L’entreprise ne doit pas être un lieu de débat ou d’expression religieux, pas plus qu’elle ne doit être un lieu politique.
L’outil à privilégier est le règlement intérieur qui doit être très précis en la matière et prévoir les sanctions en cas de non-respect. On peut aussi s’inspirer de ce qu’ont mis en place certaines entreprises comme Paprec avec leur charte de la laïcité. Il faut d’ailleurs arrêter de penser que dans l’entreprise nous sommes des citoyens, nous y travaillons pour produire des biens et des services. Nous sommes citoyens en dehors de l’entreprise. Dans les deux cas nous avons des droits et des devoirs mais la confusion génère des dérapages. Il en est de même quand faute de social on fait du sociétal. Notre république laïque est aussi sociale.