Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump

par Erévan Rebeyrotte le 18 février 2025
Le Laboratoire de la République saisit chaque opportunité pour enrichir sa réflexion et élargir son réseau à l’international. Profitant de la présence en Amérique latine d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, l’association engage une série de rencontres avec des acteurs politiques, intellectuels et économiques du continent.
Pour cette première lettre d’Amérique latine, nous nous rendons à la ciudad de Mexico pour rencontrer Jorge Castañeda, intellectuel et homme politique mexicain de premier plan. Ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique (2000-2003) et représentant du pays aux Nations unies, il a également enseigné dans plusieurs universités prestigieuses, dont la Universidad Nacional Autónoma de México, Princeton, New York, Cambridge et Sciences Po Paris. Figure influente de la diplomatie latino-américaine, il partage son analyse sur les relations internationales du Mexique, notamment avec les États-Unis, l’Europe et la France, dans un contexte marqué par des tensions économiques, migratoires et diplomatiques. Erévan Rebeyrotte : Avec la réélection de Donald Trump, le Mexique doit affronter des tensions commerciales accrues, notamment avec l’imposition de nouveaux droits de douane sur l’acier et l’aluminium. Comment le Mexique peut-il répondre à ces défis et préserver sa souveraineté économique et territoriale ? Jorge Castañeda : Les défis sont dangereux et difficiles à surmonter. S’il s’agissait d’un simple différend commercial, on pourrait adhérer ou non aux théories de Donald Trump. Les déséquilibres commerciaux résultent souvent de subventions. En 2024, les États-Unis et le Mexique affichent un déficit commercial de 171 milliards de dollars, une somme relativement modeste par rapport à leur produit national, mais néanmoins conséquente. Cependant, la question dépasse le cadre strictement économique. Trump utilise les droits de douane non seulement à des fins commerciales, mais aussi pour obtenir des concessions du Mexique sur des sujets tels que l’immigration, la sécurité et le trafic de drogue. Le Mexique se voit ainsi contraint de répondre aux exigences de Trump dans ces domaines. Les observateurs étrangers sont frappés par le sentiment et l’identité nationale des Mexicains, mais ils sous-estiment souvent la vulnérabilité du pays face aux États-Unis. Par exemple, environ 60 % de notre électricité provient de centrales alimentées au gaz naturel, dont 70 % est importé des États-Unis. Notre capacité de réserve est d’un jour et demi seulement, ce qui limite considérablement notre marge de manœuvre face à Trump. Toutefois, le Mexique possède quelques leviers de négociation, notamment le pouvoir de décider d’accepter ou non les déportés non nationaux. C’est une carte diplomatique, mais son utilisation est délicate. Sous le premier mandat de Trump, le gouvernement mexicain a cédé sur toute la ligne. La situation risque de se répéter avec la nouvelle administration. Il en va de même pour la Chine : une part significative des exportations mexicaines vers les États-Unis sont en réalité des produits chinois déguisés, transitant par d’autres pays ou entrant clandestinement au Mexique. Trump souhaite un contrôle renforcé de ces marchandises. Erévan Rebeyrotte : Trump a symboliquement rebaptisé le golfe du Mexique en « golfe d’Amérique », un geste interprété par certains comme une tentative d’affirmation de l’hégémonie américaine. Qu’en pensez-vous ? Jorge Castañeda : Cela n’a aucune importance. Il est inutile de se battre avec Trump sur ce genre d’absurdités. Le fleuve qui sépare les États-Unis et le Mexique porte déjà deux noms : « Rio Grande » côté américain et « Rio Bravo » côté mexicain. Ce n’est pas un sujet de contentieux. Chaque pays, comme la France, décidera librement de la manière dont il nomme le golfe. Cela ne change rien. Erévan Rebeyrotte : En réponse aux menaces commerciales de Donald Trump, l’Union européenne et le Mexique ont récemment signé un accord visant à renforcer leurs liens économiques. Pensez-vous que cet accord marque le début d’un réalignement stratégique du Mexique vers l’Europe ? Jorge Castañeda : Cet accord élargi remplace celui de 1998 en l’améliorant et en l’approfondissant. Cependant, le Mexique en a exclu le chapitre sur l’énergie, ce qui a déçu l’Europe. Il reste encore à obtenir l’approbation des 27 États membres, bien que l’accord soit déjà appliqué. Erévan Rebeyrotte : Alors que plusieurs pays d’Amérique latine traversent des crises démocratiques et connaissent des dérives autoritaires, quel rôle le Mexique peut-il jouer sous la présidence de Claudia Sheinbaum ? Le pays a-t-il encore suffisamment d’influence pour défendre la démocratie et les droits de l’homme dans la région ? Jorge Castañeda : La vraie question est de savoir si le gouvernement mexicain actuel et le précédent sont réellement des défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie, ou s’ils y sont hostiles. Regardez les dictatures en place à Cuba, au Venezuela, au Nicaragua, et maintenant au Salvador. [Que pensez vous de Javier Milei ?] Pour l’Argentine, il est encore trop tôt pour juger Javier Milei. Il multiplie les décisions extravagantes, mais pour l’instant, la démocratie n’est pas menacée. L’économie, en revanche, est dans une situation critique. Le Mexique lui-même connaît une dérive autoritaire. Le gouvernement a supprimé l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que les organismes autonomes du pays. Dans quelques mois, il supprimera même les autorités électorales qui ont joué un rôle essentiel dans l’instauration de la démocratie. Il adopte aussi une posture hostile envers les intellectuels et les médias. Dans ces conditions, le Mexique est mal placé pour donner des leçons en matière de droits de l’homme. Les gouvernements actuels et précédents ne se préoccupent pas tant de la démocratie et des droits fondamentaux que de la souveraineté nationale. Erévan Rebeyrotte : Vous avez représenté le Mexique en tant que ministre des Affaires étrangères lorsqu’il siégeait au Conseil de sécurité de l’ONU. Aujourd’hui, face aux conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, l’ONU semble incapable d’imposer des solutions durables. L’organisation est-elle devenue un simple spectateur impuissant face aux rivalités entre grandes puissances ? Jorge Castañeda : L’ONU a toujours été un spectateur, et pas toujours puissant. Pendant la guerre froide, les États-Unis et la Russie ont souvent utilisé leur droit de veto pour servir leurs intérêts. Aujourd’hui, la rivalité oppose les États-Unis à la Chine, alliée de la Russie. La Russie joue un rôle clé dans la guerre en Ukraine, mais le véritable affrontement à long terme est entre les États-Unis et la Chine. La question essentielle est de savoir si le monde se porterait mieux sans l’ONU et d’autres institutions internationales comme l’OMC, l’OMS, l’UNESCO ou la Cour pénale internationale. Je ne le crois pas. Contrairement aux revendications du Sud global, qui réclame une réforme des institutions pour les rendre plus représentatives du nouvel ordre mondial, je pense qu’il faut améliorer et renforcer l’ordre existant. Les États-Unis, par exemple, devraient ratifier la cinquantaine d’instruments internationaux qu’ils ont toujours refusé d’adopter, comme la Cour pénale internationale, la Convention sur le droit de la mer ou la Convention sur les armes conventionnelles. Cela changerait beaucoup de choses. Mais le Sud global, lui, cherche surtout à accroître le poids de la Chine. Erévan Rebeyrotte : Quel est le lien entre le Laboratoire de la République et les enjeux communs entre la France et le Mexique ? Jorge Castañeda : Il est essentiel de réfléchir ensemble au nouvel ordre mondial. Le sommet européen du 17 février à l’Élysée a été un moment clé pour discuter des ambitions renouvelées des États-Unis, notamment sur Gaza, l’Ukraine, le Groenland, le canal de Panama, et peut-être même certaines parties du Mexique. La France joue un rôle central dans la définition d’une réponse européenne aux crises internationales. Cela inclut bien sûr l’Ukraine, mais aussi l’intelligence artificielle, avec le sommet qui s’est tenu récemment, et les accords de Paris sur le climat, que Trump va quitter dans un an. Il est crucial de s’unir et de décider d’une stratégie commune. L’essor de l’extrême droite en Europe et aux États-Unis représente une menace majeure, tout comme le régime autoritaire de gauche au Mexique. Enfin, bien que le Mexique soit plus proche des États-Unis, la France est plus perméable au wokisme mais cette idéologie arrive dans le pays. Il est donc nécessaire de bâtir un dialogue stratégique entre la France, le Mexique et les États-Unis, en excluant les trumpistes et en s’appuyant sur une alliance de citoyens engagés.

Mais à quoi doivent ressembler les robots ?

par Sébastien Crozier , Thierry Taboy le 12 février 2025 Robot prétexte article
Les robots doivent-ils adopter des traits humains ou conserver une apparence purement fonctionnelle ? Derrière cette question en apparence anodine, Thierry Taboy, responsable de la commission technologie du Laboratoire de la République et Sébastien Crozier, Président CFE CGC chez Orange montrent comment s'entrelacent des enjeux psychologiques, technologiques et sociétaux majeurs.
Avec l'essor des robots et avatars pilotés par l'intelligence artificielle, une question s'impose : à quoi doivent-ils ressembler pour s'intégrer au mieux dans notre quotidien ? Doivent-ils adopter des traits humains pour être plus facilement acceptés, ou privilégier un design purement fonctionnel ? Derrière cette interrogation esthétique se cachent des enjeux psychologiques, culturels et technologiques majeurs. Déjà, Bernard Stiegler soulignait que la prolifération des technologies numériques et robotiques modifie profondément notre rapport au monde et aux autres. En imitant l'humain, les robots risquent d'altérer notre perception de nous-mêmes et de nos interactions, soulevant ainsi des questions éthiques sur leur intégration dans la société L'attrait de l'anthropomorphisme : entre confiance et illusion Notre tendance à attribuer des caractéristiques humaines aux objets (anthropomorphisme) joue un rôle clé dans l'acceptation des robots. Un visage, même schématique, suffit souvent à déclencher des interactions sociales. C'est ce qui explique pourquoi des robots humanoïdes apparaissent de plus en plus dans des environnements variés – hôtels, hôpitaux, aéroports ou écoles – où leur apparence familière facilite les échanges. D'autres études montrent que des robots inspirés du règne animal favorisent l'attachement émotionnel, notamment chez les enfants et les personnes âgées, en jouant un rôle de soutien psychologique. Mais cette acceptation n'est pas universelle. Au Japon, l'influence de l'animisme, qui attribue un esprit aux objets inanimés, favorise une relation plus naturelle avec les robots. En Occident, en revanche, ils suscitent souvent méfiance et inquiétude, notamment autour des questions d'emploi et de surveillance. Avec l'essor des avatars numériques et de l'intelligence artificielle générative, cette relation se complexifie encore. Certains assistants virtuels dotés d'un visage et d'une voix réaliste, comme Replika, créent une illusion de dialogue humain. Ces interactions immersives peuvent parfois franchir des frontières inattendues, générant des attachements émotionnels, voire des situations de dépendance affective.. A tel point qu'en 2023, Replika a supprimé la possibilité de participer à des conversations érotiques, ce qui a suscité des discussions sur le rôle de l'IA dans les interactions humaines. Lorsqu'un robot ou un avatar reproduit trop fidèlement les comportements humains, notre perception du réel peut se voir perturbée et accentuer l'isolement social en remplaçant des relations authentiques par des échanges artificielsEt c'est sans compter les enjeux en terme de capacité de désinformation.  L'efficacité avant tout ? Quand le fonctionnel prime Si l'apparence humaine séduit dans certains contextes, elle n'est pas toujours pertinente. Dans l'industrie, la logistique ou les infrastructures publiques, la conception des robots repose avant tout sur leur efficacité, leur coût et leur sécurité. Ici, le design fonctionnel prévaut : pas d'yeux expressifs ni de traits humains, mais une forme optimisée pour accomplir une tâche précise. L'anthropomorphisme peut s'évérer ici contre-productif, en complexifiant les interactions, détournant l'attention ou en créant des attentes inappropriées chez les utilisateurs. Ainsi, les robots utilisés dans les entrepôts logistiques, comme ceux d'Amazon Robotics, adoptent des designs minimalistes centrés sur l'optimisation des déplacements et la manipulation des objets, plutôt que sur l'imitation des gestes humains. Dans le domaine des infrastructures publiques, les robots de nettoyage autonomes ou les dispositifs de surveillance suivent également cette logique. Par exemple, le robot Spot de Boston Dynamics, utilisé pour l'inspection de sites industriels et la surveillance, privilégie une forme quadrupède inspirée du monde animal pour maximiser sa stabilité et sa capacité à évoluer sur des terrains complexes. En somme, si l'apparence humaine peut faciliter l'acceptation sociale des robots dans certains contextes, elle est souvent abandonnée au profit d'un design purement fonctionnel dans les domaines où la performance et la sécurité priment. Cependant, même dans ces environnements, une certaine dose d'« humanisation » peut améliorer l'expérience utilisateur. Par exemple, l'ajout de signaux visuels (LED indiquant une direction ou un état), de mouvements simplifiés ou de sons subtils peut permettre aux humains de mieux anticiper les actions des machines et d'éviter toute méfiance instinctive. Plutôt qu'une imitation parfaite de l'humain, l'enjeu est donc de créer des interactions claires et intuitives. L'ombre de la "vallée de l'étrange" Cette quête d'équilibre entre humanisation et fonctionnalité n'est pas nouvelle. Dans les années 1970, le chercheur japonais Masahiro Mori a décrit le phénomène de la vallée de l'étrange (Uncanny Valley), selon lequel un robot trop réaliste provoque un malaise, car son apparence est presque humaine... mais pas tout à fait. Sophia, le robot humanoïde de Hanson Robotics, illustre parfaitement ce paradoxe : son réalisme a autant impressionné que dérangé. Pour éviter cet écueil, de nombreux designers optent pour des formes hybrides. Plutôt que de copier l'humain à l'identique, ils misent sur des éléments subtils – mouvements de tête, variations lumineuses, inflexions de voix – qui suffisent à évoquer des émotions sans induire de confusion. Mais au fond, que projetons-nous sur ces machines ? En leur attribuant des traits humains, nous exprimons autant notre besoin d'empathie que nos craintes face à l'automatisation. Pourtant, plus nous repoussons les limites de ces technologies, plus il devient évident qu'un robot, aussi sophistiqué soit-il, reste avant tout un outil. A trop vouloir leur faire imiter l'humain, les robots sont facteurs d'altération de notre perception de nous-mêmes et des autres, posant des défis éthiques sur leur intégration dans la société. L'avenir de la robotique réside dès lors dans une conception qui équilibre intelligence artificielle et clarté d'interaction. Trouver ce juste milieu sera essentiel pour faire des robots et des avatars des alliés au service de l'humanité – et non des illusions qui brouillent notre perception du monde et de nous-mêmes.

La laïcité et la cohésion sociale : repenser le vivre-ensemble

par Pierre-Henri Tavoillot le 28 janvier 2025 PH Tavoillot
La question du vivre-ensemble est plus que jamais centrale dans les débats sociétaux français. Dans un contexte marqué par des fractures sociales et culturelles, la laïcité se présente comme un principe fondamental pour garantir l’unité nationale. Cette réflexion soulève des interrogations sur le respect des convictions individuelles et sur les moyens de renforcer la solidarité collective. Les actions publiques, ainsi que le rôle des institutions, sont essentiels pour préserver les valeurs républicaines et répondre aux défis actuels.
A l'occasion de la Conversation éclairée animée par Brice Couturier et Chloé Morin, Pierre-Henri Tavoillot a présenté son ouvrage "Voulons-nous encore vivre ensemble ?" (éditions Odile Jacob) Dans cet entretien, le Laboratoire de la République questionne l'auteur sur : la définition de la laïcité et son rôle dans le respect des convictions religieuses et le vivre-ensemble ; les actions menées en tant que référent laïcité pour la Région Île-de-France, avec des exemples récents de non-respect de ce principe ; l’efficacité des politiques françaises pour protéger la laïcité et le rôle possible de l’Union européenne dans sa promotion et enfin la crise du commun et les piliers nécessaires pour reconstruire le vivre-ensemble. Une réflexion sur les enjeux actuels de la cohésion sociale. https://youtu.be/YCUwr3ogjO8

Charlie Hebdo : « la République doit rester vigilante face aux menaces contre ses valeurs fondamentales »

par Marika Bret le 7 janvier 2025 Charlie Hebdo - 10 ans après
Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, Marika Bret, ancienne DRH du journal, revient sur cet événement tragique et les défis toujours actuels autour de la laïcité, de la liberté d’expression et de l’unité républicaine.
Laboratoire de la République : Dix ans après l'attentat contre Charlie Hebdo, pourquoi est-il encore essentiel d'en parler aujourd'hui ? Marika Bret : Ces commémorations sont primordiales. Elles servent à rendre hommage aux talents extraordinaires que nous avons perdus et à rappeler pourquoi ces tragédies ont eu lieu. Si nous ne comprenons pas les causes de ces événements, nous n'avancerons pas. Le 7 janvier 2015, c'était la conséquence d'une longue période de refus collectif de voir que nos valeurs et principes démocratiques étaient menacés. Charlie Hebdo avait alerté à maintes reprises sur la remise en cause de la laïcité et sur les attaques contre la liberté d'expression. Ces principes ne sont pas des évidences ; ils doivent être défendus constamment. Laboratoire de la République : Quels éléments ont précédé et conduit à ces attentats ? Marika Bret : Avant même les attaques, le journal était dans une grande solitude. Les locaux ont été incendiés avec deux cocktails Molotov en 2011 et le site du journal a été piraté, et notre critique de l’islam comme dogme religieux suscitait une hostilité intense. Charlie Hebdo a toujours critiqué les religions, qu’il s’agisse du catholicisme ou de l’islam. Mais la montée de l’islamisme, une idéologie totalitaire et mortifère, a conduit à une incompréhension et à des accusations infondées d’islamophobie. L'usage abusif de ce terme a façonné un climat où la critique des dogmes religieux était assimilée à du racisme, alors que le journal s’est toujours battu contre toute forme de discrimination. Si, en 2006, lors des procès des caricatures de Mahomet, tous les médias avaient publié ces dessins, cela les aurait rendus banals. Malheureusement, Charlie Hebdo était seul, et cette solitude a contribué à l’escalade qui a culminé avec l’attentat. Laboratoire de la République : Depuis ces événements, le niveau d’alerte a-t-il changé ? Marika Bret : Sur le plan militaire, des avancées ont été réalisées contre des organisations comme Daesh. Mais l’idéologie reste présente, notamment dans les têtes. Les attentats de masse ont diminué, mais la menace s’exprime différemment, par un travail de sape identitaire et antirépublicain. Ces discours, bien que minoritaires, sont souvent les plus bruyants. Il est essentiel de réaffirmer nos valeurs pour les contrer. Laboratoire de la République : Quel message souhaitez-vous transmettre à la jeunesse sur la laïcité ? Marika Bret : Il est crucial de rappeler que la laïcité garantit l’égalité entre tous, quelle que soit la religion. Malheureusement, certains jeunes sont persuadés qu’elle les stigmatise ou les empêche de pratiquer leur culte. Ce malentendu les place en opposition avec la République. Lorsqu’on explique clairement la laïcité, la liberté d’expression et l’égalité, la majorité comprend et adhère. Mais il reste une minorité influencée par des discours extrémistes. Les enseignants ont un rôle clé, mais ils doivent être soutenus. Quand des professeurs sont menacés ou insultés pour avoir respecté la loi, cela traduit un problème profond. Samuel Paty et Dominique Bernard ont payé de leur vie pour avoir transmis ces principes républicains. Il faut renforcer la protection fonctionnelle et offrir un appui clair et solide à nos enseignants. Laboratoire de la République : Vous parlez souvent de la « liberté de rire ». Peut-on rire de tout ? Marika Bret : Oui, on peut rire de tout, mais il faut se demander pourquoi. Le rire peut briser les tabous, éclairer des sujets graves et provoquer la réflexion. Par exemple, on peut traiter de la Shoah dans un dessin humoristique si cela vise à dénoncer l’horreur ou à combattre les discours négationnistes. Mais si le but est de banaliser ou de soutenir ces atrocités, cela devient inacceptable. Le dessin de presse a ce pouvoir unique de nous heurter, de nous faire rire et de nous faire réfléchir. C’est une arme puissante, mais elle n’est pas acceptée partout. Dans de nombreux endroits du monde, le rire est strictement limité par des interdits. Laboratoire de la République : Un dernier message ? Marika Bret : Ces commémorations suscitent en moi un mélange de chagrin et de colère. Nous avons perdu des êtres exceptionnels, et certaines trahisons politiques n’ont fait qu’accentuer ce sentiment. Pour lutter contre les extrémismes et réaffirmer nos principes républicains, il faut être précis, cultivé et intransigeant.

BOUALEM SANSAL, UN LIBRE PENSEUR DERRIERE LES BARREAUX

par Jacobo Machover le 19 décembre 2024 Boualem-sansal_monami
Boualem Sansal, figure majeure de la littérature algérienne et défenseur infatigable de la liberté, se retrouve une fois de plus au cœur des tensions politiques et idéologiques qui agitent son pays et au-delà. Arrêté à Alger en novembre dernier, cet écrivain au courage indomptable, connu pour son opposition tant à l’islamisme radical qu’au régime autoritaire algérien, symbolise la résistance intellectuelle face à l’oppression. Jacobo Machover, écrivain cubain exilé et maître de conférences à l’université d’Avignon, nous livre un vibrant témoignage de son amitié avec Sansal et de la situation critique dans laquelle se trouve l’auteur, tout en explorant les enjeux complexes qui mêlent littérature, politique et liberté d’expression.
Boualem Sansal est un grand écrivain algérien, un homme courageux, qui s’est opposé à la fois à l’islamisme criminel et au régime dictatorial de son pays. C’est aussi mon ami, que je porte en mon cœur. Il a été arrêté le 16 novembre dernier à son arrivée à l’aéroport d’Alger. Durant cinq jours, personne n’a rien su de lui : il ne répondait pas au téléphone, même pas à sa femme. Il avait pratiquement disparu. Finalement, en réponse aux demandes de sa maison d’édition (Gallimard), de l’Académie française (il avait obtenu son Grand Prix en 2015 pour son roman 2084. La fin du monde) et de nombreuses associations d’intellectuels, parmi lesquelles le PEN Club, l’agence officielle de presse du régime a fini par émettre un communiqué accusant l’écrivain de contester l’intégrité territoriale de son pays, vu qu’il avait remis en cause la légitimité de ses frontières, héritées de l’ère coloniale, qui avait arraché au Maroc une partie de son territoire et, également, qualifiant la France, sa terre d’accueil, de « macronito-sioniste » (à cause des gestions d’Emmanuel Macron pour obtenir sa libération et parce qu’il a obtenu le prix littéraire Jérusalem). Il est accusé de terrorisme… Pourtant, Boualem Sansal est l’homme le plus pacifique qui soit, comme on peut le constater avec ce qu’il m’écrivait dans un courrier électronique : « Nous vivons un vrai drame, la machine terroriste va reprendre de plus belle. Ce monde est fou et surtout il est gouverné par des incapables qui ont une tirelire à la place du cerveau. »      Nous nous sommes rencontrés tout à fait par hasard, le 11 septembre 2023 (la date est bien sûr hautement symbolique : c’était l’anniversaire des attaques du terrorisme djihadiste contre les Tours jumelles à New York et le Pentagone à Washington). J’étais en train de boire un café assis sur un trottoir dans mon quartier, le 11e arrondissement, et il est passé devant moi. Je l’ai abordé, ce qui a dû l’étonner car ce n’est guère courant pour un écrivain connu et reconnu seulement par d’infimes minorités. Nous avons alors communiqué entre nous comme si nous étions frères, en écriture et en combats : tant de choses rapprochent l’Algérie et Cuba, du fait de la nature de leurs régimes, celui de Cuba communiste depuis 1959, celui de l’Algérie socialiste depuis 1962, et leur complicité tout au long de cette si longue histoire : Cuba a en effet envoyé des troupes pour combattre le Maroc aux côtés de l’Algérie pendant la « guerre des sables » de 1963-1964 et a appuyé le Front Polisario dans ses revendications sur le Sahara occidental.      De là vient sans doute la colère actuelle du régime algérien contre la France. Macron a pris parti pour le Maroc, bien que, « en même temps », il ait reconnu la culpabilité de facto de la France au cours de la guerre d’indépendance menée par le FLN. L’écrivain, à qui le président a octroyé personnellement la nationalité au début de l’année 2024, est devenu, bien malgré lui, un symbole du rejet de tout ce qu’il déteste : un gouvernement corrompu, allié à toute la racaille de la planète, particulièrement à Vladimir Poutine, et qui met en pratique une islamisation rampante, ajoutée à une arabisation permanente, contre la langue française, dont Boualem Sansal use avec délice et talent.      Il n’est pas le seul dans le viseur du pouvoir algérien. Peu de temps auparavant, le 4 novembre, le jury du Goncourt a concédé son prix à Kamel Daoud pour son roman Houris, un livre qui aborde avec une cruauté sans bornes la guerre civile initiée dans les années 1990 par le FIS et le GIA contre le régime du FLN, dirigé par Bouteflika, après avoir été gouverné par Ben Bella et Boumédiène, ainsi que par d’autres présidents plus éphémères, certains d’entre eux assassinés. Daoud est meilleur journaliste que romancier ; ses articles dénoncent la menace que représente l’islamisme pour l’Europe, pointant notamment du doigt les agressions et les viols commis par des Maghrébins contre de nombreuses femmes à Cologne et dans d’autres villes allemandes au cours de la nuit de la Saint-Sylvestre 2015.      C’est cela que ne lui pardonnent pas les militants et sympathisants de l’extrême-gauche française, qui le traitent de « raciste » (un comble), de même que Boualem Sansal, qu’ils accusent d’être d’extrême-droite et « sioniste » pour avoir participé en Israël en 2012 à un festival littéraire où il a pu échanger avec l’un de ses romanciers de prédilection, David Grossmann, et où il a apprécié la diversité ethnique, linguïstique et religieuse de Jérusalem, malgré les perpétuelles tensions. Et aussi pour avoir donné une interview à une publication confidentielle, Frontières, classée à l’extrême-droite. A quelques exceptions près, dont celle d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, proche de Jean-Luc Mélenchon, le tonitruant Líder Máximo de La France insoumise, ami de l’ex-dirigeant de Podemos Pablo Iglesias, des frères Castro, de Hugo Chávez et de tous les dictateurs latino-américains de gauche, ils refusent de prendre la défense de l’écrivain emprisonné.      Sans doute, dès le commencement de sa carrière littéraire, qui s’est produit tard (il était auparavant ingénieur et fonctionnaire), près de la cinquantaine, avec Le serment des barbares, et ce jusqu’à présent, Boualem Sansal ne tourne pas autour de ses convictions. Avec 2084. La fin du monde, il a créé une sinistre dystopie, prolongement de 1984, du maître George Orwell, dans laquelle Big Brother n’est plus un tyran communiste calqué sur le modèle soviétique mais un leader islamiste quelconque, comme ceux qui pullulent dans le monde arabo-musulman et en Occident, il nous prévient ainsi : « Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle». Son roman est comme un cauchemar qui n’offre, contrairement à 1984, aucune possibilité d’amour, même trahi, sauf à la fin une ébauche fantasmée, vu que le monde islamisé écrase impitoyablement les femmes et tout ce qui peut être considéré par lui comme immoral.      Boualem Sansal s’est refusé à abandonner l’Algérie, où il est à présent à la merci du pouvoir dictatorial et des islamistes. Il pense, en effet, que les mêmes dangers guettent la France et l’Europe en général. Il ne peut y avoir de pause dans la solidarité de tout intellectuel qui se respecte avant d’obtenir sa libération.      Pour ma part, je souhaite que nous puissions, comme nous nous l’étions promis, aller manger un couscous et boire une bonne bière, défiant les islamistes qui essaiment de partout. Mon ami Boualem Sansal est un porte-parole de la liberté universelle. Cette tribune est parue dans le quotidien espagnol ABC le 3 décembre 2024.

Syrie : « L’islamisme modéré, cela n’existe pas »

par Omar Youssef Souleimane le 12 décembre 2024 Omar Youssef souleimane
Dans cet entretien, l'écrivain franco-syrien Omar Youssef Souleimane livre sa vision de la chute du régime de Bachar al-Assad. Il brosse le portrait sensible d'une société syrienne partagée entre l'euphorie de s'être débarrassée du joug d'un tyran, et l'inquiétude de la menace islamiste portée paradoxalement par les artisans de sa libération : les rebelles d'Hayat Tahrir Al-Cham, mouvement islamiste qui rêve de s'acheter une respectabilité politique. Une société qu'il juge néanmoins suffisamment forte pour faire face au défi de la reconstruction démocratique.
Le Laboratoire de la République : Après des décennies de souffrance et de cauchemar, la Syrie s’est libérée du joug de Bachar al-Assad. Omar Youssef Souleimane, vous étiez de ceux qui criaient « Liberté ! » lors du printemps arabe en 2011. Vous avez connu la répression sanglante et le régime de terreur avant votre exil en France. Quelle a été votre première pensée en réalisant que le gouvernement de Bachar al-Assad allait tomber ? Omar Youssef Souleimane : L’incrédulité d’abord, puis la joie. Comme tous les Syriens, j’ai la sensation d’avoir besoin d’un peu de temps pour réaliser complètement l’ampleur de l’évènement. J’ai parfois l'impression de marcher comme dans un rêve.  Il faut mesurer à quel point le destin de la Syrie est enchaîné à celui de cette famille depuis 50 ans : j’ai grandi dans ce que le monde entier appelait la « Syrie d’al-Assad ». Aujourd’hui elle a cessé d’exister. L’élan de 2011 s’était écrasé contre la brutalité du régime de Bachar al-Assad et l’infiltration des islamistes, aujourd’hui c’est une nouvelle fenêtre d’opportunité qui s’ouvre pour penser une Syrie libérale, démocrate et laïque. Mais cette chute de la dictature, je la vis aussi dans ma chair de citoyen français. Pour moi, ce renversement marque par certains aspects une victoire de mon pays, la France. Celle des valeurs universalistes, qui n’accepte pas les bafouements de tous les droits de l’homme et les massacres sur son propre peuple. Le Laboratoire de la République : Vous avez pu parler à votre famille, vos proches ? Dans quel état d’esprit sont-ils ? Omar Youssef Souleimane : Après près de 12 ans sans communication ou presque, j’ai pu les appeler, c’était très émouvant. J’avais oublié le son de leurs voix, il m’était impossible de les contacter sans les mettre en danger tant que le régime avait le contrôle total de toutes les communications. Ils sont fous de joie, il y a une sorte de soulagement général, d’euphorie collective. Bien sûr, il faut attendre de voir comment la situation va évoluer, la Syrie est un pays dont le futur est plus que jamais incertain, à la fois dans son évolution interne mais aussi parce que la région est extrêmement mouvante.   Le Laboratoire de la République : Vous parlez très justement d’une fenêtre d’opportunité. On imagine que les sensations d’espoir de pouvoir construire une société démocratique et de joie de s’être débarrassé de Bachar al-Hassad sont tempérées par la peur d’une islamisation du pays, sous l’impulsion des rebelles islamistes d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC) ? Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, la partie sera compliquée. Mais il faut bien mesurer l’étendue du soulagement d’un peuple qui se débarrasse d’une histoire faite uniquement pendant ces dernières années d’angoisse et de terreur. Les prisons comme celle de Saydnaya, qui étaient de vrais abattoirs humains et dont la perspective terrorisait tous les Syriens dès leur enfance, s’ouvrent aujourd’hui. Il va falloir lutter pour ne pas laisser l’islamisme gangréner cette libération, mais il faut d’abord laisser le peuple panser ses plaies et profiter de cette bouffée d’air qui lui a été refusée pendant si longtemps. Il faudra beaucoup de temps pour mesurer l’ampleur du sadisme du régime de Bachar al-Assad, et bien plus de temps encore pour se remettre des centaines de milliers de morts qui ont déchiré des familles entières. Tout l’enjeu sera ensuite bien sûr de construire une Syrie libérale, démocrate et laïque. Une Syrie fédérale, où les Kurdes sont amenés à jouer un rôle, et qui puisse nous mette à l’abri de l’abus de l’ultracentralisation du pouvoir qui a favorisé les dictateurs. Le Laboratoire de la République : Le leader d’HTC, l’islamiste Abou Mohammed al-Joulani, a tenté de rassurer les opinions publiques en parlant de la « diversité syrienne » notamment. Est-ce que vous y croyez ? Omar Youssef Souleimane :  J’ai un principe simple :  on ne peut jamais, au grand jamais, faire confiance à un islamiste. Un islamiste qui vous parle de diversité, c’est une chimère. L'islamisme modéré, ouvert, c’est comme un imam athée : cela n’existe pas.  Par ailleurs, Abou Mohammed al-Joulani est un expert de la taqîya (dissimulation de la foi dans un but de conquête, NDLR), il a par exemple repris son nom civil - Ahmed Hussein al-Chara - pour inspirer la confiance de la communauté internationale et du peuple syrien. Mais il porte évidemment avec lui le projet d’une société islamique radicale. Les Syriens connaissent ces stratégies par cœur, il est hors de question de rentrer dans ce jeu-là.  Il faut systématiquement les dévoiler, et montrer l’ampleur de leurs contradictions.  Le Laboratoire de la République : Vous croyez au renouveau démocratique de la Syrie ? Omar Youssef Souleimane : Je suis optimiste : les Syriens ont vécu toutes les horreurs ces dernières années : la guerre civile, Daesh, l’occupation en tout genre… Ils en ont tiré des leçons. Ils n’accepteront pas l’imposition d’un état islamique. De plus, la diversité ethnique et communautaire en Syrie, qui a servi jusqu’ici à attiser les braises de la guerre civile, peut jouer à l’inverse un rôle de garde-fou contre l’islamisme radical. Gardons en tête que presque 40% de la population syrienne est constituée de minorités, c’est une mosaïque qui peut faire obstacle à l’établissement d’un islam tout puissant. Il faut compter sur les militants, les démocrates syriens qui existent encore et doivent porter un projet de l’intérieur. Aujourd’hui ils sont très mal organisés, mais la peur a quitté leur camp. Le Laboratoire de la République : Vous vous engagerez personnellement dans cette reconstruction ? Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, mais d’abord en tant qu’écrivain et que citoyen français, porteur des valeurs universalistes que ce pays charrie. Je serai dans le premier avion pour Damas, dès la réouverture de l’aéroport. Je veux retrouver ma famille, et redécouvrir la Syrie, la comprendre de nouveau après toutes ces années. J’ai parfois la sensation d’avoir une dette à rembourser ainsi que des moments à vivre qui m’ont été confisqués. Ma mission d’écrivain c’est aussi de chercher ce soulagement de la mémoire et de donner ma voix pour une reconstruction démocratique de la Syrie.

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