Le droit d’asile en question

par Michel Aubouin le 20 juin 2023
L'attaque au couteau à Annecy perpétrée par un réfugié a généré de nombreux débats sur le droit d'asile. Michel Aubouin, préfet honoraire, auteur de « Le Défi d’être français » aux éditions de La Cité, revient sur la question du droit d'asile. Alors que le projet de loi "asile et immigration" sera débattu prochainement au Parlement, quelle est l'organisation de la demande d'asile et quelles sont les défaillances ?
La tentative d’assassinat perpétrée par un réfugié sur des enfants dans un parc d’Annecy a engendré de multiples réactions sur le thème du droit d’asile. L’horrible fait-divers et les commentaires qu’il a générés avaient pourtant peu de relations. L’individu appréhendé bénéficiait en effet d’un statut de réfugié obtenu en Suède qui l’autorisait à se déplacer librement dans l’espace Schengen. Si une défaillance est à relever, elle concerne au premier chef les institutions françaises en charge de la protection des populations, dès lors que son installation dans un parc public, au vu et au su de tous, aurait dû enclencher une enquête de police qui aurait permis de vérifier qu’il avait dépassé le temps au-delà duquel il ne pouvait demeurer en France, et, en liaison avec la Suède, de mesurer son état de dangerosité, qui aurait sans doute mérité un placement d’office en soins psychiatriques (s’il est avéré que son épouse avait signalé son cas). Le prétexte du débat était infondé, mais le débat lui-même mérite d’être ouvert. Le droit d’asile, en effet, ne manque pas de susciter des interrogations légitimes. Son essence honore les pays démocratiques, mais son application en Europe est d’une rationalité très relative. En France, le droit d’asile a été formulé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et, depuis cette date, notre pays a accueilli de nombreux opposants politiques, des militants menacés dans leur pays, des familles juives chassées de l’empire Austro-hongrois ou les rescapés arméniens des massacres perpétrés par la Turquie. A ce principe initial, qualifié de constitutionnel, s’est ajouté un autre principe, introduit par la Convention de Genève de 1951, approuvé par la France. Si l’on voulait prolonger cet élan de générosité, il est assez évident que nous devrions organiser, aujourd’hui, la protection des femmes menacées de mort en Iran pour refuser le port du voile ou celle des opposants russes au régime du président Poutine. Ce n’est pas ainsi que les choses se passe, car l’essentiel des demandes d’asile sont formulées par des personnes qui ont réussi à s’embarquer pour une traversée périlleuse de la Méditerranée, payée au prix fort à des groupes mafieux sans scrupule. L’organisation de la demande d’asile est elle-même assez étonnante. Elle devrait  en toute logique être formulée dans le pays d’origine, auprès de nos postes consulaires ou de bureaux créés à cet effet. A tout le moins, elle devrait être déposée lors de l’arrivée sur le sol français. Mais, en France, elle relève d’un guichet administratif dédié. La démarche est si compliquée qu’elle a généré une intense activité d’avocats spécialisés. L’OFPRA, qui peine à gérer ces flux, dispose d’une première grille de lecture qui distingue les pays sûrs des pays à risque. A priori, le ressortissant d’un pays sûr (la Suisse, par exemple) ne peut demander l’asile en France. L’établissement de cette liste constitue ainsi la colonne de notre droit d’asile. Chaque pays, en la matière, dispose de son appréciation, fondée sur les relations qu’il entretient avec les pays tiers. En bonne logique, l’établissement de la liste devrait relever de la compétence du Premier ministre, sur proposition du Quai d’Orsay. En fait, elle relève du conseil d’administration de l’Office où la majorité des sièges est occupée par des collègues du ministère de l’intérieur, aucun d’entre eux n’ayant de compétence quant aux sujets traités. L’asile est ainsi considéré comme l’une des branches de la politique publique de lutte contre l’immigration et la direction qui en est chargée relève du ministère de l’intérieur. Cette situation est d’autant plus paradoxale qu’en vingt ans, depuis que ce ministère s’en occupe, le pourcentage des demandeurs d’asile bénéficiant du statut de réfugié à été multiplié par deux, passant de 20 à 40%. Lorsque le demandeur a été débouté devant l’OFPRA, il a la possibilité de faire appel devant la Commission nationale du droit d’asile, présidée par un membre du Conseil d’Etat. Il est évident les membres de cette instance de recours n’ont guère plus de compétence pour comprendre la situation interne au Burkina-Faso ou au Vénézuela que les officiers de protection de l’Ofpra. En 2022, 137 000 étrangers ont formulé une demande d’asile. Les quatre premières nationalités ont concerné l’Afghanistan, le Bangladesh, la Turquie et la Géorgie. Les Afghans sont pour l’essentiel des jeunes migrants qui n’ont pas réussi à passer en Grande-Bretagne. Leur rôle exact dans la résistance aux talibans est sans doute difficile à apprécier. Les femmes sont absentes de ce groupe. Les motivations des ressortissants du Bangladesh sont sans doute de nature économique. Les ressortissants turcs sont essentiellement des Kurdes. Quant aux Géorgiens, ils arrivent par l’aéroport de Beauvais d’un pays qui tente de se rapprocher de l’Europe. Aucun de ces pays n’appartient à l’espace francophone. Lorsque la décision est négative, la question posée à l’administration est celle de la suite à donner. En bonne logique, l’étranger entré clandestinement en France et débouté du droit d’asile doit retourner dans son pays d’origine. Il est évident qu’il n’existe aucun moyen de coercition permettant de reconduire leurs ressortissants en Afghanistan ou au Bangladesh. Les 82 000 déboutés de l’année 2022 vont ainsi s’agréger, pour la plupart, au volume des étrangers vivant en France de manière irrégulière, attendant les cinq années mentionnées dans la circulaire signée par Manuel Valls pour obtenir, en 2027, la régularisation de leur situation. La politique de l’asile aura ainsi manqué sa cible et les procédures mises en oeuvre auront fait de cette politique essentielle un prolongement des politiques d’immigration. L’Europe, face à ce phénomène, n’intervient qu’à la marge. Elle assigne au premier pays d’installation l’obligation de recueillir la demande d’asile. En confondant l’asile et la gestion de l’immigration irrégulière, elle a confié ce rôle à l’Italie et à la Grèce. La situation est intenable, mais comment amener les demandeurs d’asile à se répartir entre des pays qui n’appliquent pas tous les mêmes règles et ne présentent pas les mêmes opportunités économiques ? Il convient de réfléchir à la manière de mieux faire coïncider notre politique étrangère avec notre politique de l’asile, pour rendre à la France son aura de nation militante des droits de l’homme.

Marché européen du carbone : comment « changer les règles du jeu » économique dans l’intérêt général ?

par Christian Gollier le 15 juin 2023
Depuis 2005, le marché européen du carbone met en pratique le système du pollueur-payeur, afin de contrôler et de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ce marché s’applique à environ 40% des émissions du continent via son système d’échange de quotas d’émissions (ETS « Emissions Trading System »). Christian Gollier, économiste, directeur et co-fondateur de la Toulouse School of Economics, spécialiste de l’économie de l’environnement, co-auteur des 4èmes et 5èmes rapports du GIEC, nous apporte son éclairage sur l’état actuel et les enjeux de ce marché.
Le Laboratoire de la République : Dans une économie mondiale mettant en avant la maximisation du profit, l’Europe a choisi de prendre en compte financièrement les externalités environnementales grâce à ce marché du carbone. Quelles ont été les conséquences de sa mise en place ? Sont-elles celles attendues ? Christian Gollier : En augmentant le coût des énergies fossiles par rapport aux énergies renouvelables, ce système a effectivement permis de réduire significativement les émissions des secteurs industriels et électriques en Europe. Les secteurs non-couverts par ce système, comme le transport et le chauffage, ont au contraire vu leurs émissions croître sur la période. Néanmoins, jusqu’à récemment, le prix d’équilibre du carbone sur ce marché est resté trop bas pour rendre le charbon non-rentable. Mais aux prix actuels, le charbon n’est aujourd’hui plus rentable, et les électriciens polonais et allemands ont aujourd’hui un intérêt financier à s’en dégager. Le Laboratoire de la République : Le prix du carbone a quadruplé depuis 2020, atteignant environ 100€ la tonne en 2023. Comment l’Europe parvient à maintenir sa compétitivité industrielle tout en prenant en compte ce prix du carbone grandissant ? Une croissance verte est-elle atteignable ? Christian Gollier : Il est complètement évident que si l’Europe reste incapable à rétablir une juste compétition entre les producteurs européens exposés à ce prix du carbone et les producteurs étrangers qui peuvent polluer gratuitement, beaucoup des premiers devront mettre la clé sous la porte, et se feront remplacer sur les marchés par les seconds. La planète n’y gagnera rien. Rien ne sert d’être vertueux si c’est pour en mourir ! C’est pour cela que l’Union a décidé récemment de rétablir une saine concurrence vertueuse en imposant dès 2026 des ajustements carbone à ses frontières externes qui obligeront les importateurs de produits carbonés à payer le même prix du carbone que les producteurs locaux. Le Laboratoire de la République : Un nouveau marché du carbone (ETS2) est prévu, spécifique au chauffage des bâtiments et aux carburants routiers. Un fonds social sera créé afin d’atténuer les conséquences néfastes de ce nouveau marché pesant directement sur les plus modestes. Ce fonds garantira-t-il un pouvoir d’achat suffisant aux ménages ? Des évènements tels que la crise des Gilets Jaunes ne risquent-ils pas de se reproduire ? Christian Gollier : On peut associer lutte contre le changement climatique et lutte contre les inégalités en redistribuant une partie du revenu issu de la vente de permis d’émission aux pollueurs vers les ménages les plus modestes, de manière à ce que ces derniers soient pleinement compensés, voire sur-compensés, pour la perte de pouvoir d’achat associée au renchérissement des produits les plus carbonés, sans modifier leur incitation à décarboner leur mode de vie. C’est ce que la France n’avait pas fait avec sa taxe carbone, ce qui avait déclenché le mouvement des gilets jaunes. Mais c’est ce que l’Europe s’apprête à faire. Le Laboratoire de la République : Plus largement, les critères extra-financiers ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) sont mis en avant de façon croissante par les entreprises. Lorsqu’il s’agit de réorienter les décisions des investisseurs dans une logique de réduction des émissions de gaz à effets de serre, ces critères ESG ont-ils un poids significatif ou sont-ils principalement un instrument de communication aux conséquences négligeables par rapport à celles du marché du carbone ? Christian Gollier : Il est incontestable que beaucoup d’entreprises ont pris conscience de leur responsabilité environnementale. Maintenant, que peut faire un chef d’entreprise dans les secteurs où les marges ne permettent pas d’affronter la hausse des coûts des modes de production moins carbonés ? Prenons l’exemple de l’acier. Selon certaines estimations, le remplacement des hauts fourneaux utilisant le charbon pour réduire le minerai de fer par des technologies utilisant de l’hydrogène et de l’électricité verte irait jusqu’à doubler les coûts de production de cet acier. Concrètement, sans un prix du carbone ou d’autres mécanismes de soutien public, une entreprise qui adopterait cette technologie verte serait certes responsable, mais ferait rapidement faillite. Les critères ESG sont utiles pour faire évoluer les mentalités, mais il ne faut pas en attendre beaucoup. Seul l’Etat est en situation de changer les « règles du jeu » de l’économie de marchés pour aligner la myriade d’intérêts individuels avec l’intérêt général. Beaucoup d’activistes et ONG soutiennent une stratégie climatique consistant à obliger les compagnies pétrolières et gazières à réduire leur offre de produits pétroliers aux consommateurs. Comme on l’a vu l’an dernier avec l’embargo sur les produits fossiles russes, une baisse de l’offre fait exploser les prix de l’énergie. Certes, cette hausse des prix incite à la sobriété et à une transition vers des modes de vie et de production moins carbonés. Mais cette stratégie atteint cet objectif en réduisant significativement le pouvoir d’achat, en particulier des ménages les plus modestes, tout en accroissant les profits des « majors » et la rente pétrolière empochée par leurs actionnaires. La taxe carbone a aussi cet effet très décrié d’accroître les prix pour inciter à la décarbonation, mais au lieu d’enrichir les compagnies pétrolières, elle remplit les caisses de l’Etat qui peut utiliser ce revenu fiscal pour compenser certaines catégories de ménages. Je suis effaré que ces activistes et ces ONG militent pour une telle stratégie, alors qu’une tarification du carbone la domine clairement dans toutes les dimensions environnementales et sociales. Nous vivons une période d’intense frustration et tension sociale au sujet du changement climatique dont nous sommes individuellement et collectivement responsables. Trop d’impensés des politiques climatiques proposées continuent à prospérer. Les scientifiques des sciences sociales, en particulier les économistes, ont échoué à apporter au débat public dans ce domaine les éclairages de la science. Cet échec, tout comme le manque de courage politique et la nature peu altruiste de l’Homme, mettent en danger notre démocratie libérale tout comme notre avenir sur cette planète, alors que de nombreuses voix s’élèvent pour que nous « bifurquions » et que nous « désertions » de cette organisation du « vivre ensemble », sans offrir une alternative claire et acceptable.

Se réarmer face au frérisme

par Florence Bergeaud-Blackler le 9 juin 2023
Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, docteure en sociologie et chargée de recherche au CNRS. Elle est également membre du laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’EPHE. Ses travaux portent notamment sur la normativité islamique dans les sociétés sécularisées occidentales. Après son ouvrage « Le marché halal, ou l’invention d’une tradition », paru en 2017, ses recherches se sont concentrées sur les Frères musulmans. Elle a publié en janvier 2023 « Le frérisme et ses réseaux : l’enquête », qui lui a valu de nombreuses menaces de mort. Elle revient pour le Laboratoire de la République sur ce qu'est le frérisme et comment le combattre.
Frérisme et ses réseaux | Éditions Odile Jacob Le Laboratoire de la République : Vous avez récemment publié un livre sur le frérisme. Pouvez-vous définir ce qu’incarne le frérisme et comment il s’est développé en Europe ? Florence Bergeaud-Blackler : En m’appuyant sur la sociologie des organisations, j’ai proposé de définir le frérisme non comme un courant théologique mais comme un « système d’action » destiné à rassembler l’ensemble des musulmans des différents courants de l’Islam pour les guider dans l’accomplissement de la prophétie califale. On ne parle pas ici de Daesh, mais de faire passer la société technologique moderne sous gouvernance divine. Ce mouvement est organisé autour de cet objectif ultime qui lui permet d’agir de façon pragmatique, en utilisant les avantages et inconvénients de chacun des courants de l’Islam à son avantage. Pour faire advenir une société islamique sur Terre, tous les moyens licites halal, sont acceptables. Il faut rendre les mentalités et lois de la société compliant à la charia, ce que j’appelle « charia-compatible ». Le frérisme est un islamisme qui s’est expatrié hors du monde musulman, fruit de la rencontre de deux branches revivalistes islamiques nées en réaction à la domination coloniale au début du XXème siècle. Des étudiants musulmans venus faire leurs études en Europe parfois chassés de leurs pays, ont choisi de renoncer au devoir de (re)venir vivre son Islam en terre musulmane et se sont attribués une nouvelle mission : convertir à l’Islam la société occidentale développée, qui incarne un modèle de réussite perverti par le vice et déboussolé par la perte de sa gouvernance divine. Si l’Occident a un ancrage mais plus de boussole, il faut « islamiser cette modernité », pour citer Abdessalam Yassine. Le Laboratoire de la République : Vous avez également beaucoup travaillé sur la normativité islamique. Quel lien existe-t-il entre le frérisme et la normativité islamique ? Florence Bergeaud-Blackler : L’analyse des normativités islamiques m’a permis de comprendre comment les Frères ont choisi d’adapter le contexte non musulman à leur norme à l’inverse de ce que la société d’accueil attendait d’eux.  Seule une approche anthropologique par le bas permettait d’analyser ce renversement car les Frères tenaient un double discours. Quand ils disaient adapter l’islam et l’Europe, on entendait l’islam à l’Europe alors qu’ils voulaient dire l’Europe à l’islam. Ce sont les dynamiques du marché halal que j’ai étudié longtemps qui m’ont permis de comprendre comment ils opéraient. Je les écoutais mais je mesurais aussi l’écart entre leurs mots et leurs pratiques, à rebours des anthropologues pris alors dans un folie relativiste absolue, prétendant qu’il ne faillait prendre en compte que les « récits » indigènes sur leurs propres pratiques.  Eux seuls étaient capables de dire et interpréter ce qu’ils faisaient. A travers la normativité islamique, le frérisme a progressivement instillé dans les esprits son idéologie, selon laquelle les musulmans sont une espèce d’humanité particulière, différente du reste de l’humanité. Le marché halal qui permet d’halaliser tout produit de consommation pour les musulmans crée un grand écosystème islamique, avec ses codes et ses repères culturels, économiques, sociaux. Le marché halal global est la projection de cette société islamique mondialisée même si les producteurs et les consommateurs ne sont pas forcément musulmans[1]. Alors que la confrérie est un réseau serré de quelques milliers de personnes en France, ce qu’elle a produit, le frérisme, est une idéologie suprémaciste qui se diffuse aujourd’hui dans la tête d’un grand nombre de musulmans, grâce à l’écosystème halal : du booking halal à la finance halal en passant par les médias halal, les burquinis ou les abayas. La plus grande force des Frères réside dans leur détermination : ce sont des missionnaires, ils savent où aller même s’ils ne savent pas toujours comment y parvenir. Il leur suffit simplement de trouver les moyens licites qui le permettront car ils sont sûrs que l’islam forme un système nécessaire et suffisant. Le Laboratoire de la République : Dans votre dernier livre, vous analysez les modes opératoires et la stratégie fréristes. Quels sont-ils, et quels objectifs servent-ils ? Florence Bergeaud-Blackler : Le frérisme développe méthodiquement ses activités dans le monde et toujours de manière licite[2] selon leur lecture littéraliste salafie, et autant que possible légale. L’infiltration et la ruse sont les deux armes principales des Frères musulmans. Youssef al-Qaradâwî l’explique très clairement : s’il est possible de remplir le dessein de Dieu pour les musulmans, alors il faut le faire. Les moyens pour y parvenir doivent être licites. Parfois il est possible d’agir de façon illicite si le but est d’obtenir un bien plus grand que le mal causé. Le sociologue Weber oppose la rationalité en finalité et la rationalité en valeur. Tandis que la seconde suit un ensemble de valeurs claires qui guident l’action, la première poursuit un objectif, et tous les moyens sont bons pour atteindre cet objectif. Le frérisme est rationnel en finalité relativement aux moyens. Leur stratégie semble très machiavélienne, ou inspirée de l’Art de la Guerre de Sun Tzu qu’ils ont certainement lu aussi. Avec cette stratégie, la notion d’« alliés utiles » - certains diront d’« idiots utiles » - devient acceptable, il est possible d’employer des ennemis provisoirement. Le frérisme s’appuie et capitalise sur tous les mouvements qui l’aident à saper les fondations des sociétés européennes et occidentales, puisque cela sert son objectif. Les Frères n’ont pas une préférence pour la violence du moins quand elle n’est pas efficiente.  En Europe, ils ne la prônent pas, en revanche, si elle se produit, ils l’instrumentalisent. Loin d’être une fumeuse théorie complotiste comme les Frères le prétendent pour mieux dissimuler leur mode opératoire, le plan califal est une réalité bien documentée. Les Frères avancent par plans. Plusieurs documents secrets ont été retrouvés qui montrent le caractère planifié de leur avancée en Europe. Mais ils travaillent parfois à découvert. C’était le cas de Youssef al-Qaradâwî qui a quitté officiellement la confrérie mais qui est resté leur principal penseur en Europe, à la tête du Conseil de la Fatwa et de la Recherche. Le Global mufti, prédicateur sur la chaine qatarie Al Jazeera a proposé par exemple à la fin des années 1980 un plan pour les 30 ans à venir pour lever le « Mouvement islamique » qui ferait advenir dans plusieurs décennies ou siècles le califat mondial. Trente ans plus tard, force est de constater que certains objectifs ont été atteints, le marché halal, la mise en marche d’une élite islamique, d’un féminisme islamique. Il est presque impossible d’échapper aux enseignements fréristes dans les écoles coraniques et dans les mosquées de France. Un autre exemple concerne « l’islamisation de la connaissance », dont l’origine intellectuelle est à attribuer à Mawdudi, que j’appelle l’ingénieur du système-islam. Puisque tout est bon dans l’Islam, et rien que dans l’Islam, il suffit de placer la science dans le cadre de l’islam. L’islamisation de la connaissance a produit des universités comme en Malaisie dans laquelle toutes les disciplines intègrent l’éthique islamique. De cette manière, puisque l’input et le process sont licites, alors l’output l’est nécessairement. Le Laboratoire de la République : Face à cette stratégie d’islamisation de nos sociétés sécularisées, comment la laïcité française peut-elle défendre nos concitoyens ? En l’état, l’arsenal législatif laïque est-il suffisant ? Florence Bergeaud-Blackler : Il faut d’abord faire respecter la loi de 1905. C’est nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Nous sommes face à un projet théocratique profondément contraire à nos valeurs démocratiques et laïques. Il faut le regarder en face et avoir le courage de le nommer pour ce qu’il est. Il faut résister aux accusations de racisme et d’islamophobie, qui sont des instruments de censure et de désarmement moral. Et il faut absolument arrêter de subventionner par dizaines de millions d’euros ces groupes qui luttent contre la démocratie sous couvert d’antiracisme.  Ce néo-antiracisme qui a très bien été analysé par Pierre-André Taguieff aboutit à généraliser le racisme. Par ailleurs, il est nécessaire de relancer des études sur l’islamisme en Europe. Les Frères ont su infiltrer très vite les universités, et placer des compagnons de route qui n’ont de cesse d’expliquer que les Frères musulmans ne cherchent au fond qu’à affirmer leur identité et qu’ils sont porteurs de formes de démocratie alternative. Cette interprétation nous a trompé pendant quarante ans, en nous faisant croire que l’islamisme était politique, alors que l’islamisme est suprémaciste, théocratique et missionnaire. Il faut enfin du courage, et du courage politique. Les frères se sont installés en Europe en totale légalité, et ils ont acheté des élus qui leur sont obligés. Plus que l’action politique, je crois à l’action citoyenne : des français informés et alertes ne se décourageront plus. Il faut informer et réarmer moralement nos sociétés face au danger du frérisme. Les entraves à ce réarmement moral sont nombreuses, mais il y en a une qui les surpasse toutes. Un témoignage d’une femme lors d’une manifestation portant une banderole en soutien à Rushdie - après sa tentative d’assassinat en juillet 2022 - l’exprime mieux que tout. Elle m’a dit « Je n’ai pas peur qu’on m’agresse ou me tue, j’ai peur qu’on me filme et qu’on pense que je suis raciste ou islamophobe ». [1] La viande halal peut être produite par n’importe qui dans le monde, mais les seuls organes de labellisation halal reconnus aujourd’hui (grâce à une longue stratégie d’influence ayant rendu possible ce monopole) sont des émanations fréristes. En ayant su s’imposer comme les seuls à même de définir ce qui était halal, c’est-à-dire licite aux yeux d’Allah, ils ont acquis une influence déterminante sur les musulmans du monde entier. Par exemple, en France, 95% des personnes se déclarant musulmanes disent manger halal. [2] Est licite tout ce qui n’est pas interdit dans le Coran. Par exemple, l’esclavage n’est pas interdit dans le Coran, il est donc licite, c’est-à-dire halal. Idem pour le meurtre : certaines mise à mort sont licites, d’autres non. (ndlr)

Adoption de la loi sur les influenceurs : fin de l’impunité

par Stéphane Vojetta le 31 mai 2023
Alors que 150 000 influenceurs sont actifs en France, aucune loi n’encadre leurs pratiques commerciales. Deux députés, Arthur Delaporte (Socialistes et apparentés) et Stéphane Vojetta (Renaissance), ont déposé la proposition de loi n°790 visant à lutter contre les arnaques et les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, mercredi 31 mai, le Parlement se réunira pour adopter définitivement cette proposition transpartisane. Le député Stéphane Vojetta a accepté de répondre à nos questions.
Le Laboratoire de la République : Jusqu’à maintenant, la profession d’influenceur n’apparaissait pas dans le cadre de la loi. En quoi aujourd’hui est-ce une nécessité de la contrôler ? Stéphane Vojetta : La volonté du législateur (et du gouvernement, avec qui le travail a été fluide) se base sur la constatation de l’existence de dérives dans le cadre de l’exercice de cette activité d’influence à visée commerciale et promotionnelle, dérives qui ont fait de nombreuses victimes (victimes de pertes économiques ou de dommages corporels). De plus la constatation d’un sentiment d’impunité aussi bien de la part des influenceurs qui propagent les contenus problématiques, que de la part des victimes de ces dérives et du public en général nous a convaincu de la nécessité de prendre l’initiative de présenter une proposition de loi qui puisse Clarifier et compléter les règles et lois applicables à l’activité d’influence commerciale sur les réseaux sociaux, Encadrer l’exercice de cette activité en proposant des instruments qui structureront cette activité ainsi que les relations entre les influenceurs et leurs agents ou annonceurs. Responsabiliser l’ensemble des acteurs de cette activité Éduquer les plus jeunes afin de leur donner les outils qui leur permettront de se protéger face aux risques liés à l’influence commerciale Le Laboratoire de la République : En quoi cette proposition responsabilise enfin les influenceurs sur leur activité ? Stéphane Vojetta : Notre loi établit un régime de sanctions (amendes et peine d’emprisonnement) clair et cohérent. Mais au-delà de l’aspect judiciaire, nous estimons que les mesures les plus dissuasives sont celles qui seront appliquées par les plateformes (les réseaux sociaux) dans leur exercice de modération des contenus. En d’autres termes, un influenceur tenté de ne pas respecter les règles fixées par la loi sera sans doute davantage dissuadé de le faire par la menace de suspension de son compte ou de bannissement des réseaux plutôt que par la menace de poursuites judiciaires. Le Laboratoire de la République : Comment les consommateurs sont-ils davantage protégés grâce à cette proposition ? Stéphane Vojetta : Notre texte clarifie toutes les règles qui s’appliquent à la publicité sur les canaux traditionnels (TV, radio, presse) et qui doivent désormais s’appliquer à l’influence commerciale. L’influence commerciale ne pourra donc désormais plus être utilisée comme un moyen de contourner ces règles (par exemple, la loi Évin qui encadre très strictement la promotion de boissons alcoolisées). Notre texte renforce certaines interdictions quand nous estimons que la relation de confiance qui existe entre l’influenceur et son audience met celle-ci en position de vulnérabilité dans le cas de promotions dont les risques en termes de santé publique, de pertes économiques, ou d’addiction, sont particulièrement élevés. C’est ainsi que nous interdisons la promotion par influence commerciale d’actes de chirurgie esthétique, ou la diffusion de promotions de jeux d’argent ou de paris sportifs à des mineurs. Notre texte impose une transparence plus importante et plus sincère. Toute promotion devra faire figurer la mention « Publicité » ou « Collaboration commerciale », et ce d’une manière visible. Et toute promotion qui utilise une image transformée qui modifie la forme d’un visage ou la silhouette d’un corps (ou créée par l’intelligence artificielle) devra indiquer que cette image est effectivement transformée ou artificielle.

Turquie : une victoire d’Erdogan et un pays divisé

par Tarik Yildiz le 30 mai 2023
Recep Tayyip Erdoğan a été réélu, ce dimanche 28 mai, à la présidence de la république de Turquie. Cette victoire cache un pays profondément fracturé, selon Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle).
Le second tour de l’élection présidentielle en Turquie vient d’avoir lieu avec la victoire d’Erdogan qui se dessine autour d’un score de 52% contre 48% pour son opposant. Quels enseignements pouvons-nous tirer de ce scrutin ?Pour la première fois de son histoire, la Turquie a connu un second tour lors de l’élection de son président. Deux Turquie se sont affrontées dans les urnes dans ce qui s’est apparenté à une sorte de référendum.D’une part, le camp du président actuel qui représente celui d’un mouvement conservateur et religieux. Il est hérité d’une longue tradition que l’on pourrait faire remonter à l’empire Ottoman, qui veut concilier religion et pouvoir politique fort. Cette tendance s’est souvent imposée dès lors que le peuple avait librement la parole. Après la période de laïcisation pour partie forcée d’Atatürk, les élections ont généralement mis en évidence cette sensibilité politique qui a été canalisée voire empêchée par ce que l’on a pu appeler « l’Etat profond », les militaires ou les institutions judiciaires du pays.D’autre part, Kemal Kiliçdaroglu à la tête du CHP (parti républicain du peuple, parti fondé par Atatürk), mouvement kémaliste qui, s’il reste plébiscité par une partie non négligeable de la population, est toujours confronté à une sorte de « plafond de verre ». Les soutiens du CHP ont rarement dépassés les 25 à 30% au sein du pays : populations attachées à une forme de laïcité, minorités religieuses… C’est pourquoi le CHP a tenté d’incarner le « tout sauf Erdogan » en constituant une large coalition iconoclaste, allant de ce que l’on pourrait qualifier de partis « ultra nationalistes » à d’anciens proches d’Erdogan.Les Turcs ont décidé de poursuivre avec Erdogan mais les résultats illustrent une polarisation extrêmement forte. Dans votre dernier article publié dans le journal Le Monde, vous prédisiez un second tour tout en n’excluant pas une victoire de l’opposition. Quels sont les ressorts du vote en Turquie ?Je prédisais en effet un second tour, ce qui constitue déjà un évènement historique à l’échelle de la vie politique turque. J’indiquais que, contrairement à ce beaucoup prétendaient, une alternance est possible en Turquie comme cela a été démontré lors des élections municipales qui ont vu Istanbul ou Ankara basculé dans le camp de l’opposition. La transformation du régime ainsi que l’élection du président de la République au suffrage universel à 2 tours rendaient en effet une alternance possible, contrairement aux précédentes élections (le régime parlementaire prévoyait une prime pour le premier parti).Cependant, étant donné le score lors du premier tour et surtout le ralliement à Erdogan de l’un des candidats malheureux (Sinan Ogan qui avait obtenu plus de 5%), la probabilité d’une victoire du président sortant était plus importante. Le report de voix n’a par ailleurs pas été purement « mathématiques », les résultats sont relativement serrés au regard de l’histoire politique turque.En Turquie, la population vote d’abord pour ce que les candidats sont, ce qu’ils incarnent plus que pour ce qu’ils proposent. Kiliçdaroglu a pâti de cela, lui qui est issu d’une minorité religieuse et qui porte l’héritage du parti kémaliste. Les autres facteurs ne sont évidemment pas neutres : Erdogan représente la stabilité, le mouvement de libéralisation et de démocratisation des années 2000, le prestige retrouvé de « l’homme malade de l’Europe » sur la scène internationale et un développement économique sans précédent. Le président actuel a par ailleurs bénéficie d’une visibilité médiatique très déséquilibrée. Désormais, à quoi faut-il s’attendre en Turquie ?Le pays est profondément fracturé et l’on ne peut pas le résumer à une sorte de clivage « droite-gauche ». Le candidat de l’opposition apparaissait par exemple comme bien plus virulent concernant le sort des réfugiés en Turquie : ce dernier souhaitait les renvoyer dès que possible alors que le président actuel se montrait plus conciliant au nom d’une fraternité religieuse. Il existe cependant de véritables clivages concernant la pratique du pouvoir et les libertés individuelles.Désormais, l’enjeu principal réside dans l’évolution de l’exercice du pouvoir : l’exécutif sera-t-il en mesure de prendre en considération cette « deuxième Turquie » et ses requêtes qui représente presque la moitié de la population ? La stratégie autoritaire sera-telle remise en cause ?Rien n’est moins sûr. Le contexte géopolitique, économique avec une inflation importante et une devise pas toujours stable ainsi que l’« effet de cour » peuvent fortement influencer les prochains mois. En dehors d’un évènement exceptionnel (qui est souvent arrivé dans la vie politique turque comme un fait politique majeur ou la dégradation de l’état de santé du dirigeant), la prochaine élection présidentielle est prévue en 2028 : il faudra composer avec celui qui est à la tête du pays depuis plus de 20 ans et qu’une bonne moitié de la Turquie continue de plébisciter.

Lutte contre le complotisme : comment protéger les gardiens de l’esprit critique ?

par Rudy Reichstadt le 18 mai 2023
Le fondateur de Conspiracy Watch, créé en 2007, témoigne dans son dernier livre, "Au cœur du complot" (Grasset, 2023), de la spirale de calomnies et de menaces dont il a été victime en se confrontant au complotisme. L’occasion pour le Laboratoire de l’interroger sur l’évolution de ces mouvements et les moyens de leur répondre.
Le Laboratoire de la République : Quelles logiques se mettent en œuvre quand on ose, comme vous, s’élever publiquement contre les mouvements complotistes ? Quelles sont les conséquences personnelles de ces attaques ?  Rudy Reichstadt : C’est une logique du lynchage. On vous fait payer très chèrement le fait de simplement documenter et analyser sous un angle critique les théories du complot et ceux qui les mettent en circulation. On vous insulte continuellement, on vous menace, on excite contre vous une meute de fanatiques qui semblent persuadés que le monde se porterait mieux si vous n’existiez pas. On inclut votre nom sur des listes de personnes à abattre, on utilise votre photo dans des montages infamants, on invente des citations de vous ou on sort éhontément vos propos de leur contexte pour vous faire dire ce que vous ne dites pas et n’avez jamais dit. De manière générale, on vous prête un parcours, une biographie, des allégeances, des intentions et des opinions qui ne sont pas les vôtres. L’amalgame, la diffamation… tout est bon pour vous « démoniser » au sens le plus archaïque du terme. On fait littéralement de vous l’une des incarnations du « Mal », comme dans « les Deux Minutes de la Haine », le rituel cathartique décrit par Orwell dans 1984. Ces campagnes de harcèlement culminent dans la révélation d’informations privées concernant vos proches et dans l’intimidation physique : on se rend sur votre lieu de travail présumé pour manifester, on vient essayer de parasiter vos prises de parole en public. Tout se passe comme si les orchestrateurs de ces chasses aux sorcières numériques attendaient qu’un déséquilibré fasse à leur place le sale boulot, c’est-à-dire le passage à l’acte violent.  Le Laboratoire de la République : Des mesures de protection, notamment sur les réseaux sociaux, permettraient-elles selon vous de réduire la portée de ce type de harcèlement ?  Rudy Reichstadt : Je pense qu’il est de notre responsabilité collective de contraindre les plateformes de réseaux sociaux à prendre leur responsabilité, c’est-à-dire à faire respecter notre loi commune. Il n’y aura aucune amélioration significative de la situation tant que nous ne serons pas déterminés à réguler démocratiquement l’espace numérique. L’approche libertarienne d’un Elon Musk, qui a pris le contrôle de Twitter en octobre dernier, est une hypocrisie sans nom : d’abord parce que, sous couvert de liberté d’expression, Musk a introduit un régime proprement censitaire où les utilisateurs certifiés, qui s’acquittent d’un abonnement d’une dizaine d’euros par mois, bénéficient d’une prime de visibilité algorithmique et de la possibilité de publier des messages plus longs que les autres. Etrange conception de la liberté qui consiste à en donner plus à ceux qui paient, le tout pour financer une plateforme qui ne remplit pas ses missions de régulation des contenus délictueux. Le libertarianisme de Musk repose sur une conception de la liberté d’expression indexée sur celle du Premier amendement de la Constitution des Etats-Unis qui, jusqu’à nouvel ordre, n’est pas la nôtre. Il est navrant de voir qu’elle trouve des alliés objectifs chez les tenants de l’approche utopiste, libertaire, d’un Internet non régulé où les lois qui prévalent hors ligne ne s’appliqueraient pas. Il n’y a aucune raison pour que l’espace numérique soit une zone de non-droit. Le Laboratoire de la République : Une étude sur le complotisme conduite par l’IFOP pour le site AMB-USA.fr a été publiée récemment. Elle révèle notamment que de nombreux Français, 35 %, déclarent « croire aux théories du complot ». Est-on à l’abri d’une incidence de ces phénomènes dans la vie politique nationale, à l’image des succès du trumpisme ? Rudy Reichstadt : Les incidences de la banalisation de cet imaginaire complotiste, nous en avons déjà des illustrations quotidiennes, aussi bien dans la sphère politique, où l’heure est à l’hystérisation du débat public et à la conflictualisation tous azimuts, que dans les médias ou le monde académique. Parce qu’il s’agit d’un discours profondément manichéen, qui arase toute complexité et flatte notre paresse intellectuelle, le complotisme accompagne le populisme comme la nuée l’orage. Il jette le discrédit sur les élites en général et conteste la division du travail sans laquelle nos sociétés complexes modernes ne pourraient fonctionner. De plus en plus de gens s’improvisent tour à tour juges, détectives, historiens, climatologues ou virologues. Il y a là une forme d’anti-intellectualisme qui va de pair avec l’essor d’un analphabétisme politique et historique, notamment chez les jeunes générations, peut-être moins armées que celles qui les précédaient face à la séduction des pseudo-sciences et des croyances infondées.  Le Laboratoire de la République : L'intelligence artificielle se démocratise à un rythme effréné. Que représente-t-elle vis-à-vis des théories du complot : un moyen d'accélérer leur propagation ou à l'inverse un outil permettant de les démentir plus rapidement ?  Rudy Reichstadt : La technologie n’est a priori ni bonne ni mauvaise, elle est ce que nous en faisons. Il y a un usage vertueux des algorithmes en général comme il y a un usage vertueux de l’IA. Celle-ci pourrait évidemment nous servir à mieux lutter contre la désinformation. Mais, pour le moment, nous en voyons surtout les effets négatifs. On assiste à une mise en circulation massive d’images générées artificiellement de moins en moins discernables de véritables images. Le coût d’accès aux procédés techniques permettant de truquer des vidéos ou des images fixes s’est par ailleurs effondré : avec un peu de détermination et un investissement modique, on peut réaliser des faux de très grande qualité. Je crois que cette nouvelle configuration peut avoir deux types d’effets contradictoires. Pour le public qui est le plus familier de la presse et du monde de l’information, cela peut réhabiliter la question de la source et de sa fiabilité. Pour les autres, cela ajoutera de la confusion à un monde perçu déjà largement comme complexe et où la frontière entre fiction et réalité n’est plus aussi nette qu’auparavant. La tentation de se fier aveuglément à ce qui flatte nos propres penchants pourrait alors s’accentuer dangereusement, fragmentant un peu plus notre espace public de débat. 

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